Le monde n’est pas plat, mais profondément inégalitaire, par Alexandre Abreu
Selon les indicateurs de développement de la Banque mondiale, les 10% plus riches de la population mondiale représentent 59% de la consommation privée mondiale en 2008, tandis que les 10% les plus pauvres ont consommé en moyenne 120 fois moins : seulement 0,5% du total mondial. En termes de patrimoine, les disparités sont encore plus impressionnantes : selon l’estimation de Davies [1], ont fait remarquer l’existence d’une relation statistique forte entre le degré d’inégalité à l’échelle nationale et une série de problèmes sociaux, y compris de santé physique et mentale, l’échec scolaire, l’obésité, la violence, la criminalité, la toxicomanie ou l’incidence des grossesses chez les adolescentes. L’argument défendu et soutenu empiriquement par ces auteurs est que au-dessus d’un certain seuil de richesse matérielle de la société, la qualité de la vie sociale cesse de dépendre du niveau de revenu, et en vient à dépendre principalement du degré d’égalité de la répartition : les sociétés plus égalitaires présentent des indicateurs systématiquement plus positifs dans chacun des domaines cités auparavant. L’explication à cela, selon ces auteurs, est que l’inégalité a un effet néfaste sur le degré de confiance interpersonnelle et de cohésion sociale, favorise l’anxiété, la morbidité, la consommation excessive et l’agressivité. Si c’est le cas, la lutte contre l’inégalité n’est plus seulement une affaire politico-philosophique relativement abstraite, mais devra prendre également un caractère instrumental : une plus grande égalité des résultats n’est pas seulement une fin en soi, mais aussi un outil pour la construction sociétés plus harmonieuses et saines pour tous.
En ce sens, les tendances globales ne sont guère encourageantes. A des fins d’analyse, on peut séparer les inégalités mondiales en deux facteurs complémentaires : l’inégalité entre les pays et à l’intérieur des pays. En ce qui concerne ce dernier aspect, la tendance au cours des trente dernières années est claire : dans une grande majorité des cas, y compris dans des sociétés aussi diverses que les Etats-Unis, la Chine, l’Afrique du Sud et la Suède, le niveau d’inégalité des revenus a connu des augmentations importantes, telles qu’exprimées par l’indicateur le plus couramment utilisé dans ce type d’analyse (le coefficient de Gini) [2]. À la lumière des arguments avancés par Wilkinson et Pickett, nous sommes confrontés à une régression claire et généralisée de la qualité de la vie sociale. En ce qui concerne les inégalités entre les pays, la tendance peut être observée de manière plus positive principalement en raison de l’essor économique de pays relativement pauvres et très peuplés, en particulier la Chine et l’Inde, mais aussi de la croissance économique de l’Afrique sub-saharienne au cours de la dernière décennie. L’inégalité internationale globale en termes de niveaux de revenus moyens a montré une tendance à la baisse ces derniers temps. Le résultat net de l’action combinée de ces deux tendances est discutée, mais il est probable que l’énorme fossé entre les riches et les pauvres du monde entier, malgré la dernière tendance, continue à augmenter [3].
Autant à l’échelle mondiale que nationale, les mécanismes de lutte contre les inégalités sont de type préventif ou correctif. Ces derniers sont principalement les différentes formes de redistribution directe ou indirecte de revenus - par l’impôt et la protection sociale, les flux d’aide internationale et la détermination de biens publics mondiaux. Cependant, il y a une prise de conscience croissante du fait que la réduction soutenue et dynamique des inégalités exige quelque chose de plus que des ajustements ex post et doit être complétée par l’adoption de mécanismes de prévention dans différents domaines. Par exemple, les mécanismes traditionnels de lutte contre les inégalités à échelle nationale sur base de la réglementation et de la supervision des relations industrielles, la promotion de politiques actives de plein emploi, l’intervention publique dans des domaines tels que la santé, l’éducation et les politiques fiscales visant à limiter l’ampleur des inégalités. Dans le cas des pays en développement, les marchés du travail favorisant l’encadrement jouent également un rôle clé. Par ailleurs, la lutte contre les inégalités entre les pays repose essentiellement sur les trajectoires de développement des pays pauvres et à revenu moyen qui peuvent et doivent être appuyées par l’aide publique au développement et d’autres formes de coopération, y compris la mise en place de nouveaux partenariats dans des domaines tels que les migrations internationales, le commerce international, les transferts de technologie et l’établissement de biens publics mondiaux.
[1] James Davies et al., The World distribution of household wealth, Unu-Wider, 2008] plus de la moitié de la richesse mondiale est détenue par seulement 2% de la population, alors que la moitié la plus pauvre de l’humanité possède moins de 1% de la richesse mondiale. Les 1% les plus riches dans le monde ont, en moyenne, un patrimoine près de deux mille fois supérieur à celui de la moitié la plus pauvre de l’humanité.
Et, comme prévu, cette énorme disparité en termes de revenus et de richesses s’accompagne d’inégalités aussi profondes dans de nombreux autres domaines, comme l’illustrent de façon particulièrement impressionnante certains indicateurs de santé et de mortalité : la probabilité qu’a un enfant de mourir avant d’atteindre l’âge de cinq ans en Angola (161/1000) a été, en 2010, environ septante fois plus élevée qu’en Islande (2,4/1000) et une personne née la même année au Japon a eu à la naissance et, en moyenne, une espérance de vie supérieure à 35 ans par rapport à celle d’une autre personne née en Guinée-Bissau.
Le monde est, on le voit, très inégal. Mais d’où vient cette inégalité ? Est-ce une conséquence inévitable des différences naturelles entre les êtres humains et entre les nations ? Ou une perversion des systèmes socio-économiques dont les causes sont structurelles et évitables ? Un problème à combattre activement ? Ou ces différences sont-elles à encourager dans la mesure où elles sont liées à la méritocratie et au dynamisme économique ? Quelles sont les principales tendances récentes en matière d’inégalité mondiale ? Avec quelles conséquences ? Et de quelle manière peut-on réduire les inégalités, s’il est jugé souhaitable de le faire ?
Lorsqu’on parle de l’égalité et de l’inégalité, il est d’usage de distinguer entre l’égalité des chances et l’égalité des résultats. La première revêt un caractère avant tout formel et juridique : il est question d’égalité en termes de « moyens » et d’absence de situations de discrimination ou de désavantage dès le départ. La seconde suppose une approche plus substantive, se référant à l’écart plus ou moins important à l’arrivée. Selon le méta-récit dominant de la modernité occidentale - le libéralisme - le genre d’égalité qui est un objectif politique, social et économique raisonnable et légitime, c’est l’égalité des chances et non de résultats : celle-ci est considérée comme éthiquement et politiquement non pertinente, ou alors même défendable dans la mesure où elle reflète des différences dues au mérite et à l’effort. Toutefois, ce point de vue n’est pas partagé par d’autres courants politiques et philosophiques plus égalitaires, de même que par des systèmes normatifs dominants dans d’autres régions du monde : de nombreuses communautés rurales partiellement pré-capitalistes en Afrique, en Asie et en Amérique latine ont encore des valeurs et des normes sociales dominantes qui pénalisent fortement les inégalités, en particulier au-dessus de certains niveaux, considérées comme dangereux pour la cohésion communautaire.
Le débat sur l’inégalité et ses conséquences a récemment pris un nouvel élan grâce au travail des épidémiologistes Richard Wilkinson et Kate Pickett, qui dans leur livre O Espírito da igualdade [[Presença, Lisboa, 2010.
[2] Branko Milanovic, Worlds Apart : Measuring international and global inequality, Princeton University Press, 2011.
[3] Branko Milanovic, op. cit.