U, comme Ubuntu / 2

Mise en ligne: 15 mars 2013

Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous, par Elísio Macamo

Ubuntu s. m. Concept éthique ou philosophie humaniste originaire d’Afrique australe, centré sur les relations entre les personnes. Cela signifie « je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous ».

« Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous », est la phrase emblématique de la notion d’Ubuntu (voir Bhengu, 1996 et Mbigi et Maree, 1997). Elle expose les fondements éthiques de cette vision du monde. Cette philosophie est fondée sur l’idée de communauté, comme étant le lieu à partir duquel se définissent les conditions de possibilités de l’individu. En effet, l’individu, dans la conception Ubuntu, se construit à partir de sa relation avec les gens partageant le même monde. Notre identité dépend des obligations morales envers les autres, celles-ci définissant non seulement les limites de nos propres droits, mais aussi la sphère privée à laquelle chacun de nous a droit en tant que membre d’une communauté.

Il n’y a rien de réellement innovateur dans cette éthique. D’un point de vue analytique, Ubuntu se réfère à la condition humaine. Ce terme est tautologique, dans le sens où il réaffirme l’humanité de chaque individu. Il s’agit d’un thème très exploité dans la philosophie morale. Le grand précurseur était, comme on le sait, Emmanuel Kant, le philosophe allemand des Lumières qui, dans cette idée d’impératif catégorique, a souligné la reconnaissance de la dignité humaine comme la source de toute morale (Kant, 2010). Dans l’idée même de compromis entre individus où chacun a des obligations morales, la philosophie Ubuntu ne fait rien d’autre que mettre en évidence cet impératif catégorique que constitue la dignité humaine.

Toutes les langues appelées « bantoues », à savoir une famille de langues parlées du Mont Cameroun à l’Afrique australe (Obenga, 1985), comportent des variations de ce nom (voir également Kagame, 1956). Dans un sens littéral, ce terme décrit un type d’éthique qui est caractéristique des petites collectivités, peu différenciées et dépendant d’un fort sentiment de solidarité pour leur survie. Ce n’est pas nécessairement le résultat d’un exercice éthique de réflexion approfondie sur les préceptes moraux fondamentaux qui sous-tendent la relation entre l’individu et la communauté. Il s’agit plutôt d’un ensemble d’implications pragmatiques tirées de l’expérience de vie.

Ubuntu, dans son essence, n’est pas une connaissance, mais une manière pragmatique de vivre au sens kantien de la raison pratique. Le principe général auquel le terme se réfère est celui de la reconnaissance de l’importance de la collectivité pour l’individu. L’exagération de son importance en tant que marque distinctive et culturelle de l’Afrique a provoqué la colère de Paulin Hountondji (1983), philosophe béninois, ayant nommé ce phénomène l’ethnophilosophie. Ce mode de pensée a été employé par les missionnaires lors de la colonisation du Congo belge dans les années quarante, notamment avec Placide Tempels (1945) et son idée de l’existence d’une philosophie bantoue basée sur le concept de « force vitale ».

Ces considérations ont plusieurs implications. L’une d’entre elles, qui est fondamentale, est liée aux conditions d’émergence du concept et à la façon dont il a été appliqué. En effet, c’est en Afrique du Sud que la notion a été élevée au rang de précepte philosophique, définissant une vision africaine du monde (Bhengu, 1996 ; Mbigi et Maree, 1997). Le contexte immédiat de cette conceptualisation a été la fin de l’apartheid et le besoin ressenti par la nouvelle Afrique du Sud d’identifier dans les racines culturelles africaines quelque chose qui donnerait une cohérence et une consistance à l’idée d’une « nation arc-en-ciel ». Ubuntu satisfait, au niveau rhétorique, les desiderata d’une Afrique du Sud solidaire, non raciale et adaptée à des valeurs telluriques et culturellement insoupçonnées.

Toutefois, ce qui a été négligé est le fait qu’une bonne partie de la cohérence de cette notion philosophique est due à la présence dominante de l’idéologie chrétienne en Afrique du Sud. Plus que dans tout autre pays africain, les traces idéologiques proprement « africaines » que l’on pourrait percevoir dans la vision du monde sont difficiles à discerner, en raison de la forte présence d’une couche éthique profondément chrétienne. D’un point de vue historique, cette relation a eu des conséquences tragiques, lorsque par exemple, au XIXe siècle, des communautés Xhosa ont suivi les prophéties d’une fillette de 12 ans et ont arrêté de cultiver la terre et de s’occuper du bétail (Peires 1989).

Près des deux tiers de la population sont morts de faim. En même temps, cette relation a engendré des formes vernaculaires du christianisme (par exemple, l’Église baptiste nazaréenne d’Afrique du Sud), qui jouent encore un rôle extrêmement important dans la production et la maintenance d’une identité zouloue qui se prétend être originale, pure et antérieure à tout contact externe (voir Hexham et Oosthuizen 1996, 1999, Oosthuizen 1976). Même la proposition de l’Hymne national noir - Hosi Sikelela Afrika – n’est pas exempte d’un psaume religieux (Dieu a béni l’Afrique !).

Nous sommes donc face à une « tradition inventée » qui produit une fiction utile au projet de restructuration morale de la société sud-africaine, après de longues années de conflit racial. Dans son essence-même, la notion d’Ubuntu ne contient pas beaucoup de traits pouvant être considérés comme authentiquement africains, même si le sens précis de cet adjectif est difficile à déterminer. Il y a un fort sentiment que la notion d’Ubuntu est triviale, ce qui peut passer inaperçu dans le cadre de l’aide au développement, dans le sens où la reconnaissance de quelque chose comme étant essentiellement africain peut servir à promouvoir l’idée d’une identité morale distincte et indépendante.

Une autre implication est de caractère pragmatique. Ubuntu peut être compris comme une éthique de développement, dans le sens où il décrit une société idéale. Cet idéal donnerait du sens aux efforts de développement, dans la mesure où les éléments qui définissent la notion d’Ubuntu constitueraient des normes pour l’évaluation de la réussite ou non de cette entreprise. Autrement dit, la notion d’Ubuntu peut, de façon plus élaborée, servir de critère local pour l’évaluation du bien-être. Il y a longtemps, la manière dont Amartya Sen, Prix Nobel d’économie, a décrit le développement, notamment la liberté (Sen, 2003), a permis l’introduction de la notion de développement humain. Cette idée a mis l’accent sur la nécessité de créer des conditions pour que chaque individu exploite pleinement ses capacités afin de profiter de sa liberté. Ubuntu peut se comprendre aussi comme un moyen de définir le développement, tenant cette fois en compte de l’expérience historique de l’Afrique.

En effet, un aspect essentiel de la notion d’Ubuntu rend compte de la façon dont se reflètent les moments fondamentaux de la formation d’une identité postcoloniale africaine. La notion s’ouvre à de nouvelles perspectives. Elle se réfère au rôle central joué par la religion chrétienne dans les efforts individuels des Africains de s’orienter dans un monde rendu stérile par la violence culturelle et morale de la domination coloniale. Ubuntu valorise également l’énorme créativité africaine qui se manifeste dans la capacité de refléter les défis du présent sur base de l’articulation des desiderata d’un monde meilleur avec un passé imaginaire. Ubuntu, en fin de compte, est une révérence à l’Afrique qui est possible dans les circonstances actuelles, une Afrique prise entre des contraintes structurelles, l’aliénation culturelle et l’histoire de la métropole coloniale (Mudimbe, 1988 ; Appiah, 1992). La célébration d’une idylle africaine suggérée par une idée d’harmonie naturelle entre l’individu et la collectivité peut, malgré toutes les précautions qui doivent être prises par rapport à la profondeur des fondements éthiques qui sous-tendent le concept d’Ubuntu, constituer un point de départ pour une réflexion locale à propos de ce que signifie la bonne vie en Afrique que l’histoire a produit. En effet, c’est dans cette réflexion que réside le sens profond de l’Ubuntu. Ubuntu est ce qu’elle est de par les conditions historiques de l’Afrique.

Bibliographie

Appia, Kwame A. (1992) : In My Father’s House – Africa in the Philosophy of Culture. London.

Bengu, Mfuniselwa J. (1996) Ubuntu, The Essence of democracy, Novalis Press, Cap Town.

Hexham, Irving, and Oosthuizen Gerhadus C (1996) The Story of Isaiah Shembe, Edwin Mellen Press, Lewinston, New York.

Hountodji, Paulin. (1983) African Philosophy : Myth and Reality, Hutchinson University Library of Africa, London.

Kagame, Alexis (1956), La Philosophie bantou-rwandaise de L’être, Académie royale des sciences coloniales, Bruxelles.

Kant, Immanuel (2010), Crítica da razao pura, Fundaçao Calouste Gulbenkian, Lisboa.
Mbigi, J. (197), The Spirit of African Transformation Management, Knowledge Ressources, Pretoria.

Obenga, Th. (1985) Les Bantu, Langues, peuples, ciilisations, Présence africaine, Paris.
Oosthuizen Gerhadus C. (1976), The Theology of a South African Messiah, Brill, Leiden.
Peires, J. (1989), The Dead will Arise, Ravan Press, Johannesburg.

Sen, A. (2003), O desenvolvimento como liberdade, Gradiva, Lisboa.

Tempels, P. (1945), La Philosophie bantou, Lovaina, Elisabethville.