Y, comme Youtube / 2

Mise en ligne: 15 mars 2013

Tiens ! La moitié de la population mondiale regarde chaque jour une vidéo sur Youtube ! Non, il y a des personnes qui en regardent plusieurs..., par Ana Filipa Oliveira

Un an après la création de Youtube (2005), une chaîne de partage de vidéos en ligne, le magazine Time a choisi d’élire « You » comme personnalité de l’année, c’est-à-dire « nous », les utilisateurs numériques. Malgré les innombrables événements internationaux importants de cette année, les nouvelles potentialités d’internet, qui mettent le citoyen commun au centre, sont arrivées comme un nouveau monde admirable, comme une toute nouvelle histoire. « C’est une histoire de communauté et de coopération à une échelle jamais vue, avec Wikipedia, résumé universel de connaissances, les millions de chaînes personnelles sur Youtube et la métropole en ligne Myspace », justifiait le Time.

En effet, internet et l’émergence de réseaux sociaux ont commencé à ouvrir de nouveaux horizons au citoyen commun qui, jusque là, rentrait difficilement dans la structure des médias traditionnels – que ce soit à la télévision, la radio ou la presse – dont l’espace, très limité, devait être conquis par la vox populi ou les lettres au directeur. Le flux d’informations était donc majoritairement unidirectionnel.

Cependant, durant les années deux-mille, une évolution a commencé à se dessiner avec l’émergence de nouveaux médias, qui rendent possible la production et le partage de récits, permettant un plus grand engagement politique et social des citoyens. L’émergence de nombreuses voix individuelles dans la sphère publique numérique a bouleversé les fondements des médias traditionnels qui ont été confrontés à une perte de pouvoir, en ce qui concerne la production et la hiérarchisation des informations destinées au public.

Les blogs, wikis, podcasts, Youtube et autres réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter ont laissé place à la production et le partage de visions individuelles du monde et du quotidien, en dehors des circuits traditionnels et des lignes éditoriales. Ce phénomène est appelé culture participative, caractérisant l’utilisateur comme étant l’acteur du milieu au sein duquel il participe.

Des sites tels que Youtube ont rapidement conquis leur espace et se sont affirmés dans l’ère numérique comme plateformes et outils pour la démocratisation de la communication et de l’apprentissage. Dans ce contexte, Youtube apparaît comme un moyen d’intersection entre la création et le partage de contenus en ligne, ce qui contribue à la promotion d’une culture participative. Cette dernière est définie par Henry Jenkins [1] comme étant une culture ayant relativement peu de barrières, qui encourage à l’expression artistique et la participation civique. Par ailleurs, elle stimule la création et le partage de contenus, ainsi qu’un modèle informel de mentorat, c’est-à-dire de transmission de savoirs et d’expériences (qui n’a jamais consulté des tutoriels sur Youtube ?).

Ainsi, il est possible d’identifier quatre formes distinctes de la culture participative : l’affiliation, se traduisant par des associations formelles ou informelles aux réseaux sociaux tels que Youtube, Facebook ou Twitter ; l’expression, car elle permet à l’utilisateur de produire et d’exprimer sa créativité à travers l’écriture (blogs), les vidéos (Youtube, Vimeo...), la photographie (Flickr, Instagram...) ; la résolution collaborative de problèmes, afin de produire de nouvelles connaissances, de nouveaux outils (comme Wikipedia et les logiciels libres) ou résoudre des problèmes ; la diffusion, en sélectionnant et hiérarchisant individuellement l’information (tels que les podcasts).

De fait, les outils numériques peuvent être compris comme des mécanismes de renforcement de la démocratie et de l’expression d’une citoyenneté à part entière, en donnant la parole aux gens ordinaires. Mais on peut aussi les considérer comme une arme puissante et dangereuse. Dans ce contexte, Youtube s’assume comme un média hybride, dans le sens où il s’agit d’un espace d’expression pour un groupe très diversifié de personnes, incluant des simples amateurs, militants, hommes politiques et terroristes qui coexistent et interagissent de manière complexe. Ici, nous nous demandons si, étymologiquement, « you » signifie « tu » ou « vous », si Youtube se réfère à un lieu d’expression individuelle ou, au contraire, de visions partagées au sein de la communauté en ligne. Et pourquoi pas une mémoire à la fois individuelle et collective ?

Quoi qu’il en soit, et jusqu’à un certain point, Youtube peut être compris comme un outil de politique étrangère ou de recentrage de l’attention de la communauté internationale sur des questions spécifiques. Grâce à Youtube, aux nouveaux médias et aux développements technologiques, on a assisté à la création du journalisme citoyen - une expression qui ne fait pas l’objet d’un consensus, mais qui ne peut être négligée. Tout citoyen-utilisateur peut aujourd’hui publier des informations sur internet, sans passer nécessairement par le filtre du journalisme. Tout citoyen-utilisateur dispose des outils nécessaires pour enregistrer certains moments (catastrophes, par exemple) et de les partager sur Youtube. Il suffit d’avoir un téléphone portable avec appareil photo intégré, ou un simple appareil photo numérique et un accès à internet. Cependant, il semble important de préciser que cela ne remplace pas le journalisme, mais offre un complément d’information ou centre l’attention des médias sur des sujets jusque là considérés comme accessoires, voire inconnus.

Il existe deux exemples récents de ces phénomènes. La vidéo virale de Kony 2012, produite par l’ONG nord-américaine Invisible Children, qui a mené une campagne contre l’ougandais Joseph Kony, en le rendant connu à échelle mondiale et générant un débat autour des enfants-soldats de cette région. En trois jours, cette vidéo a recensé des millions de visualisations sur Youtube, et le débat a dépassé internet, des journalistes ayant remis en cause la position politique des leaders mondiaux face à cette situation [2]. Plus récemment, les événements tragiques de la révolte syrienne ont été en majorité mis en ligne par des citoyens, étant donné que l’accès au terrain a été totalement interdit aux journalistes. C’est un exemple parmi d’autres de la façon dont le citoyen commun peut utiliser Youtube pour dénoncer, alerter.

L’importance croissante de Youtube dans le panorama numérique peut être démontrée aussi par des chiffres : en 2007 ont été chargées sur Youtube environ huit heures de vidéo par minute ; quatre ans plus tard, plus de 68 heures ont été partagées en une minute – ce qui signifie une augmentation de huit fois de plus en quatre ans. Et en 2011, le site a dépassé les trois mille millions de visualisations par jour, ce qui représente presque un équivalent de la moitié de la population mondiale.

Toutefois, malgré la diffusion globale des nouveaux médias, la culture participative n’est pas synonyme d’une culture diversifiée. De nombreuses zones géographiques continuent à être sous-représentées sur Youtube et sur internet en général. L’accès, la vitesse et le coût de la connexion à internet est très différent en Europe ou en Afrique, par exemple. Et, plusieurs fois, quand ces zones géographiques sont représentées par des Occidentaux (que ce soit un journaliste, missionnaire ou touriste), ces derniers ont tendance à transmettre une vision superficielle et externe de l’endroit, qui ne fait que renforcer les stéréotypes [3].

Il existe donc des communautés et des gens qui ne participent pas à la communauté numérique et qui sont donc invisibles aux médias et au public en général. Si les médias traditionnels perpétuent une image stéréotypée, erronée, négative, de continents, peuples ou communautés condamnés à l’échec, les nouveaux médias apparaissent comme une alternative, un nouveau mode d’inscription et d’appropriation qui permet de faire connaître au monde sa propre vision des choses. Ce phénomène est apparu il y a moins d’une décennie. Si l’évolution technologique et la prolifération des nouveaux médias continuent au même rythme que ces dernières années, cette réflexion pourra être demain obsolète.

[1] Henry Jenkins, Confronting the challenges of participatory culture, McArthur Foundation, 2006.

[2Voir à ce propos Philippe Bernard,La guerre en Ouganda racontée à mon fils, Antipodes n° 1998, septembre 2012.

[3Melissa Wall, Africa on Youtube, International Communication Gazette, 2009.