Se lever du canapé ? Allons, donc..., par Adelino Gomes
« Nous zappons à la télévision, mais aussi sur internet, nous zappons dans les vitrines et dans nos relations. Nous zappons lorsque nous mangeons déconcentrés. Nous zappons à travers nos téléphones portables et nos amitiés » (Danilo Amaral)
Une annonce créée par Apple Box Productions, au début de ce siècle, et reproduite par Henry Jenkins dans son livre le plus célèbre [1], nous présente l’image du jeune téléspectateur anglo-saxon : les yeux cachés par les cheveux, l’air défiant, long t-shirt qui descend presque aux genoux, les bras croisés, la télécommande dans sa main gauche, le pouce appuyé sur l’un des boutons. De ses lèvres sortent deux phrases, avec sept mots au total : You’ve got three seconds. Impress me. (Je vous donne trois secondes. Impressionnez-moi).
« Un seul faux pas et il zappe », observe l’auteur, en précisant que c’est lui, le zappeur, qui détermine ce qu’il voit, quand et comment, à la télévision. « Il erre - sans engagements (...), il se rend là où le mène son désir ». Le mot impress a ici un double sens, explique Jenkins. Pouvant être lu à partir du point de vue du consommateur ou du producteur, il signifie : 1) l’impact provoqué chez le téléspectateur, qui détermine s’il reste ou non sur la chaîne ; ou 2) l’ajout d’un nouveau téléspectateur au nombre de ceux qui sont à ce moment enregistrés par les dispositifs de mesure d’audiences.
L’usage de la télécommande a été reconnu dans les années nonante aux États-Unis, comme l’un des trois principaux facteurs qui influencent le choix d’un programme. Cet appareil, qui était au départ connecté au récepteur, a été créé par Zenith en 1957. Sa fonction consistait à allumer et éteindre plus facilement le téléviseur, régler le son et changer de chaîne.
Quatre ans plus tard, l’invention par Robert Adler d’un dispositif sans fils avec les mêmes fonctions arrive tout juste au moment où la télévision commence à devenir un objet essentiel du foyer quotidien.
Avec la propagation du câble, de la télécommande et des enregistreurs vidéo dans les années quatre-vingt, l’industrie de la télévision et les agences de publicité ont commencé à s’inquiéter, disposant déjà en 1984 de moyens considérables pour mesurer l’étendue du zapping. Ce phénomène est peu à peu considéré comme une « force incontrôlable et potentiellement dévastatrice du point de vue commercial ».
L’usage de cet appareil atteignait surtout les écrans publicitaires en Grande-Bretagne et aux États-Unis, selon des études universitaires menées dès 1985 et qui se sont prolongées jusqu’au début de la décennie suivante. La même chose se produisait au Portugal deux décennies plus tard, comme l’a montré une nouvelle étude réalisée par l’auteur de cet article, à partir de deux enquêtes à échelle nationale, mises en pratique par Obercom en 2006 et 2008.
La réaction de l’industrie télévisuelle a été immédiate. Les agences ont commencé à préparer des annonces plus courtes et imaginatives, pour éviter que le téléspectateur ne s’en aille. Les programmateurs, à leur tour, ont trouvé de grands remèdes à ce problème : ils ont resserré les programmes et coupé les fiches techniques, pour diminuer la réactivité du zappeur en lui donnant ce qu’il veut. Même si cela impliquait la suppression d’une publicité après le journal télévisé. Cette mesure serait compensée par le quota d’audiences le lendemain, qui laisserait place, au fil du temps, à plus de publicités au milieu du film ou du feuilleton télévisé. En bref, on pratiquerait un « zapping interne », limitant drastiquement le temps accordé aux invités, en particulier les hommes politiques, en tant que stratégie d’anticipation du zappeur, comme l’a observé Mário Mesquita [2].
Par-delà cette surprise, les programmateurs et publicitaires ont aperçu, dans un premier temps, les « dommages collatéraux » de l’activité du zapping. De la même manière que l’usage de la télécommande symbolisait la possibilité sans précédent d’une sélection inédite, la manipulation et le contrôle des émissions de la part des téléspectateurs est devenu « le cauchemar de la plus grande industrie télévisuelle américaine » [3]. Au Brésil, dont l’industrie télévisuelle a été fortement influencée par les Etats-Unis, on affirme que le réseau Globo, appartenant au fameux Roberto Marinho, a retardé au maximum, avec l’industrie locale, l’arrivée des téléviseurs les plus modernes. Tout cela parce qu’on s’est rendu compte que le téléspectateur changerait plus facilement de chaîne, dès le moment où il n’aurait plus besoin de se lever du canapé.
Arlindo Machado a trouvé des virtualités créatives à l’activité du zapping. Toutefois, il n’omet pas de signaler le danger de cette pratique de « réitération infinie et répétitive du même énoncé » [4].
Contrastant avec la question centrale des études réalisées aux États-Unis -les effets du zapping dans la publicité-, en France l’activité est apparue intégrée dans le mouvement plus général de l’instabilité des comportements des consommateurs et des opinions : audiences fluctuantes, électeurs fluctuants, infidélité aux marques, aux symboles, aux maîtres à penser [5].
Enfin, je terminerai par évoquer l’attention pionnière qu’António Louro Carrilho a prêtée au phénomène, malheureusement interrompue par sa mort prématurée. Son texte date de 1992 et n’occupe que trois pages de la revue Vértice [Antonio Louro Carrilho, Je zappe, donc je suis, Vértice, 1992]. Comme l’a souligné Mesquita, ce phénomène dépasse la vision utilitariste des programmateurs et publicitaires, en problématisant la pratique du zapping comme configuratrice de nouvelles attitudes chez le téléspectateur. « Le zapping est plus destructeur d’un programme commun que constructeur d’un spectacle individualisé ».
Carrilho a détecté cinq principales attitudes du téléspectateur : l’attention fugace, mais en même temps créative ; la liberté sélective, qui lui permet de choisir ce qu’il veut voir et de modifier ce choix à tout moment ; la sensation d’abondance et de pouvoir que lui offre le monde des chaînes télévisées ; l’irritation, parce qu’il voit tout sans rien voir, à la recherche de ce qu’il ne trouve jamais ; l’individualisme consumériste, car l’effet du zapping est seulement satisfaisant pour celui qui l’utilise. Même si elle est à portée limitée, parce que le spectateur ne change pas le produit, mais uniquement la forme de consommation individuelle, cette nouvelle relation avec le téléviseur produit une affirmation de soi face au monde télévisuel via la télécommande, affirme l’auteur. Cependant, cette dernière affirmation n’enlève pas les conséquences négatives pour l’expérience et le bien-être collectif de l’espace public.
Le choix de la télécommande, en tant qu’appareil qui offre constamment au téléspectateur le spectacle du monde (de tous les mondes ou toujours du même monde ?), a marqué l’entrée symbolique du téléspectateur dans la diversité des sources, à travers le zapping. Ce phénomène s’est imposé et est ensuite entré jusque dans le quotidien des relations, au début de ce nouveau siècle, comme l’a observé le blogueur brésilien Danilo Amaral. J’ai commencé et je terminerai ce texte avec une citation d’Amaral : « Pas même Bush n’a raméné la simplicité à notre court éventail d’options entre le vrai et le faux. Nous sommes tous condamnés à la peur de la surdose informative ».
[1] Henry Jenkins, Convergence culture, Where old and new medias collidee, New York University Press, 2006.
[2] Mário Mesquita, O Quarto equívoco, Minerva Coimbra, 2004.
[3] Ien Ang, Wanted : Audiences. On the politics of empirical audiences studies, Routledge, London, 1989.
[4] Arlindo Machado, Máquina e imaginário, Edusp, São Paulo, 1996.
[5] Jean-Louis Chabrol et Pascal Perrin, Le Zapping, CNET, Paris, 1992