Des expériences de préservation de la faune au Benin, au Tchad et au Congo

Mise en ligne: 10 décembre 2018

Préserver la nature au détriment des populations rurales n’est pas une forme de développement durable, propos de Laurence Hanon recueillis par Jean Claude Mullens

Mon angle d’approche de l’accaparement des terres est celui de la sécurisation foncière en Afrique et du rôle que jouent les ONG dans ce domaine. Sécurisation foncière veut dire sécuriser des terrains dans l’espace physique, à l’aide de marqueur fonciers, et pour une période donnée. Ces modalités de sécurisation varient. Elles sont définies par des règles et des acteurs qui différent selon l’usage qui sera fait de l’espace : agricole, exploitation de produits forestiers ou conservation de la biodiversité.

Je ne peux pas faire de constat général. Je ne peux que témoigner de mon expérience comme chercheuse en Afrique autour de cette question de sécurisation foncière, de sécurisation d’espaces forestiers, d’espaces naturels, d’espaces dédiés à la conservation d’espèces emblématiques de la faune en Afrique.

Lors de ma première enquête de terrain, j’ai travaillé pendant cinq mois dans le sud du Bénin sur la préservation d’espaces forestiers semi-naturels où l’on trouvait des cercopithèques erythrogaster, une espèce de singe local à ventre rouge qui n’existe qu’au Bénin. Elle est reprise sur la liste rouge des espèces menacées d’extinction établie par l’Union internationale pour la conservation de la nature). Ce qui attire alors les financements et l’attention aussi bien des ONG de conservation que des scientifiques [1].

L’enquête de terrain consistait à identifier les espaces forestiers où l’on retrouvait ces singes et à voir quelles étaient les possibilités d’organiser un système de gestion et de préservation de ce singe avec les populations villageoises. J’ai donc fait une étude primatologique. Avec les gens sur place, qui étaient des chasseurs, j’ai suivi les populations de singes. J’ai également fait une étude cartographique pour comprendre la manière dont le foncier était organisé localement, afin de trouver des solutions pour maintenir l’habitat du singe dans un paysage agricole. Car en effet, la région n’était plus occupée par des forêts depuis longtemps, mais par des zones cultivées, de maïs, de piment, avec, ça et là, dispersés dans le paysage, quelques lambeaux de forêt originelle, sous forme d’îlots.

Ce travail d’enquête a été co-organisé avec des chercheurs de Cotonou qui avaient —mais ça je ne m’en suis rendu compte que bien après— contraint et forcé le village, où on retrouvait ce singe, à préserver les espaces forestiers pour le protéger, en y interdisant la chasse, mais aussi en y interdisant la coupe du bois.

Je suis donc arrivée dans ce contexte institutionnel particulier. Au départ, je n’étais donc pas neutre par rapport à la situation. Et puis, progressivement, je me suis rendue compte que c’était une contrainte pour les personnes sur place que ce projet de conservation, d’autant plus qu’on leur avait annoncé qu’il allait y avoir un bénéfice économique ou de développement en contrepartie du fait qu’on allait sécuriser des terrains forestiers. Au final, les populations se sont retrouvées à devoir préserver une espèce qui occasionnait des dégâts aux cultures. La sécurisation foncière dans ce cas-là, n’était pas la sécurisation pour les gens, mais contre les gens.

Voilà un cas où, dans le discours, on présente les choses d’une manière positive, à savoir que l’ONG nous annonce qu’elle prévoit des retombées économiques pour les gens sur place en contrepartie des efforts de conservation. En disant même, que ce sont les gens qui sont les moteurs de la conservation du singe dans la région. Et puis, quand on fait une enquête sociale, avec des méthodes de sociologie classique, c’est-à-dire des méthodes d’observation participante, consistant à habiter avec les gens, à les fréquenter au quotidien, à apprendre la langue locale, on comprend qu’il est évident que, localement, les enjeux de conservation ne sont pas compris ni intégrés comme tels.

Dans un premier abord, les villageois sur place vous disent « Oui, oui, on est pour le projet ». Ils vont reproduire le discours attendu, mais quand on va plus loin, on se rend compte que pas du tout, le projet de conservation du singe est perçu comme une contrainte, que ces agriculteurs étaient même extrêmement fâchés de la venue de ce projet dans la région, n’y voyant aucune retombée.

Il y a bien eu la mise en place de petits aménagements, par exemple un puits, peut-être un petit dispensaire, mais en aucun cas, ce qui était l’enjeu principal, on a vu une sécurisation foncière utile au village. Le discours des agents de développement était, « On va protéger le singe et la forêt en permettant et réglementant la récolte de bois de chauffe et de bois d’œuvre et la cueillette de fruits », mais dans les faits, il n’y avait pas de gestion pensée et conçue pour et par les gens, et donc ce projet de sécurisation foncière n’a pas été perçu comme un bénéficie par les usagers du territoire.

Comme souvent lors mon parcours professionnel, je me suis retrouvée à l’interface entre deux mondes. Le monde des ONG d’une part et celui des populations rurales africaines « bénéficiaires », d’autre part. Or, le premier monde a un discours sur la réalité du deuxième. Combien de fois je n’ai pas lu dans les documents d’ONG que « les populations locales ne sont pas organisées », ou, pire encore, « ignorantes des bonnes pratiques », que leurs pratiques « archaïques » entraînent une coupe « sauvage » des forêts, tout ça au détriment d’elles-mêmes, de leur durabilité, mais aussi de la biodiversité. Un discours aussi sur la façon de faire, sur les « solutions » à mettre en place. Qu’il faut donc « organiser » ces gens pour qu’ils cessent de détruire leur environnement, et que, de cette préservation, ils tireront un bénéfice économique. Alors que de l’autre côté, il y a un autre regard, celui des gens sur place, qui dans un premier abord reproduisent en surface le discours des ONG, mais dont les attentes sont de l’ordre de l’amélioration des conditions de vie en général.

L’habitat du singe occupait environ 15% du territoire des populations concernées par le projet. Cet espace était constitué à la fois par de rares îlots forestiers, vestiges de la forêt naturelle originelle (c’est à dire une forêt haute et dense émergeante), et conservés sous forme de forêts « sacrées » dans les villages ; et à la fois par des zones de jachères forestières ou arbustives, beaucoup moins hautes et visibles, mais occupant une grande partie de la mosaïque agricole.

Au fur et à mesure de mon enquête, j’ai pris un peu de recul par rapport à cette histoire de rite de conservation sacrée des îlots forestiers, mais aussi de la pertinence par rapport à la préservation du singe. Il se fait qu’une de ces forêts sacrées était située juste à l’entrée du village de mon étude, considéré comme village pilote de la conservation du singe dans la région par l’ONG béninoise. La présence de cette forêt à l’entrée du village était quelque chose d’attrayant pour les gens qui venaient en visite. C’était devenu la forêt emblématique de la conservation de ce singe, mais aussi un élément marquant de la bonne volonté locale à conserver les espèces forestières.

Evidemment, il y avait des masques vaudou accrochés à l’entrée de la forêt pour essayer d’en dissuader l’entrée. En même temps, lors de mes enquêtes, j’ai vu beaucoup de femmes entrer dans cette forêt pour y cueillir du bois. Cette zone n’était pas du tout dénuée d’occupation humaine. Je pense que le rite lié à cette forêt était un prétexte pour redonner une bonne image vis-à-vis des ONG de conservation et aussi, de la part des autorités coutumières du village, une façon de préserver un espace de la défriche agricole, à des fins de gestion patrimoniale du foncier agricole, mais pas tellement à des fins rituelles. Ce qui est paradoxal, c’est que mon travail d’observation a démontré que les singes à ventre rouge occupaient principalement les jachères forestières à proximité des cultures (!). Et que sa survie ne dépendait donc pas de cette petite forêt, pourtant emblématique de leur conservation.

Avant la redécouverte de ce singe, et la mise en place du projet, est-ce que le mode de vie des villageois constituait une menace pour la conservation de ce singe à ventre rouge ?

Comme dans tous les endroits du monde, l’agriculture a modifié les paysages. On se trouve ici dans le sud du Bénin, dans une vallée lacustre, complètement inondée une grande partie de l’année. La région n’a été occupée par l’homme que très récemment. Les populations qui habitent cette région se sont réfugiées il y a 300 ans dans cet environnement, relativement hostile à l’habitat humain, pour échapper à des pouvoirs installés sur le plateau du Bénin, et échapper à des guerres et à la chasse aux esclaves. Quand les gens se sont installés là, au départ, c’était un espace forestier. Une forêt dense, haute et marécageuse.

Quand je suis arrivée au début des années 2000, il n’y avait pratiquement plus de forêt. C’était un paysage complètement ouvert, transformé. Même si par rapport aux paysages agricoles européens, c’était encore plutôt « champêtre ». Les agriculteurs fonctionnent avec des systèmes de rotation qui permettent à la végétation de repousser pendant quatre à cinq ans, voir plus, ce qui permet de renouveler les réserves de bois et la fertilité des sols. On a de petites parcelles où on cultive du maïs, puis, juste à côté des zones de jachères, avec une végétation arborée basse, avec quelques grands arbres émergeants, un peu à l’instar des bocages en Europe. Mon étude a d’ailleurs démontré que ce type de paysage agricole, avec un maillage vert très resserré entre les zones de cultures, était relativement propice à la préservation du singe, et ce, bien avant l’arrivée de l’ONG de conservation.

Dès lors, par rapport à la menace concernant ce singe, tout dépend du point de vue selon lequel on se place. Localement dans la tradition, les singes sont déjà relativement protégés dans toutes les familles. Par exemple dans les familles où il y a des jumeaux, il y a un tabou alimentaire à l’égard des singes. Parce que si tu es jumeau, ça veut dire que tu as aussi un jumeau singe dans la nature. On ne peut donc ni tuer ni manger un singe. Il y a donc déjà une forme de protection des singes.

C’est d’ailleurs amusant parce que cette histoire de gémellité sert d’argument à l’ONG de développement béninoise dans sa communication. Cette ONG a été créée à l’initiative du laboratoire d’écologie de l’université de Cotonou. C’est suite à l’arrivée d’un primatologue américain au milieu des années nonante dans la région que cette espèce de singe, qu’on pensait disparue, a été redécouverte. D’après les publications et travaux de recensements de ce primatologue, ce singe était toutefois menacé d’une extinction, cette fois, définitive.

En fait, c’était surtout une question de point de vue, car, en effet, après avoir parcouru la littérature scientifique sur ce singe, je me suis rendue compte qu’il ne s’agissait pas d’une espèce mais plutôt d’une sous-espèce qui avait la particularité d’avoir un ventre rouge. Il se fait que la même espèce existe aussi au Nigéria, et là-bas, elle a un ventre gris. Cette « redécouverte » par le primatologue américain a servi d’emblème et de prétexte pour conserver une forêt sur le plateau, conservée sous forme d’aire protégée. Ensuite l’université a fait des sondages dans d’autres régions du Bénin et a découvert que ce singe était présent à quelques kilomètres de l’université, dans la vallée où j’ai réalisé mon enquête.

Ce qui est très intéressant, c’est que les scientifiques tiennent un discours selon lequel l’espèce a été redécouverte, comme si elle était réapparue sur un arbre, comme par magie, à travers les jumelles d’un primatologue américain du haut de son 4x4. Alors que les premières personnes à connaître cette espèce de singe, à en avoir étudié le comportement, sont les populations rurales sur place. Cette espèce n’avait jamais disparu du point de vue de la population habitant la région. Et surtout, pour eux, ce n’était pas une espèce menacée. Tout ça dépend au fond de l’échelle où on se situe. Peut-être qu’au niveau mondial, il ne reste plus que quelques lambeaux forestiers où sont accrochés quelques singes, mais sur place, les gens qui vivent dans cette zone où le singe est protégé, après cinq ans d’interdiction de chasse sans réelle gestion, voyaient pulluler ces singes. Un peu comme les renards ou les sangliers chez nous. Ici, on prend en charge le problème, et on essaie de gérer la cohabitation entre l’homme et les espèces protégées. Mais cette question de gestion des conflits homme-faune n’était à mon sens pas assez pensée par l’ONG de conservation au Bénin, qui, au moment de mon étude, s’en fichait pas mal des nuisances occasionnées aux agriculteurs par les singes : vols dans les maisons, agressions de jeunes enfants, mais aussi et surtout d’énormes dégâts aux cultures de maïs, pourtant principale source de revenu et base de l’alimentation quotidienne pour les gens.

Pour les ONG de conservation, l’important, c’est trop souvent de vouloir conserver intégralement la faune et la végétation naturelle, à n’importe quel prix, peu importe les conséquences pour les populations rurales. Entre autre, parce que ça fait aussi partie d’une certaine tradition coloniale, ça s’inscrit dans un passé d’accaparement de territoires dont les finalités avaient peu à voir avec les intérêts des gens qui habitaient sur place. La création des aires protégées en Afrique est en effet née avec la création des aires de chasses coloniales. Les premiers grands mammifères à avoir été protégés l’ont précisément été parce qu’au départ ils étaient chassés… Mais par qui ? Certes chassés localement, mais ils ont surtout été chassés en grande masse par les colons lors de chasses de divertissement, de loisir. Cette chasse a été tellement loin que cela a provoqué une prise de conscience des autorités coloniales qui ont créé des réserves pour y réglementer la chasse. C’est donc pour pouvoir contrôler la chasse coloniale que les aires protégées ont été créés. Dès l’origine, la sécurisation foncière à des fins de conservation n’était en aucun cas pensée pour les besoins des riverains des régions protégées. Au contraire, puisque leur création a occasionné des déplacements des populations qui y vivaient et avaient développé des systèmes de gestion de cette faune.

Les étudiants béninois et les responsables de l’ONG avaient-ils conscience de cette filiation avec les réserves de la période coloniale ?

Je pense qu’ils ne remettaient pas assez en question le discours de la conservation. Mais les élites intellectuelles africaines sont aussi un produit de la colonisation. C’est un peu dur à dire mais les institutions universitaires ont été créées pour la plupart lors de la colonisation. La création de cette élite s’est faite à la jonction entre la colonisation et la décolonisation. Je ne pense pas qu’ils aient trop conscience de cette filiation, de ce prolongement avec les modes de conservation initiés lors de la période coloniale. En tout cas, je n’ai pas entendu de la part de ces personnes un discours critique. Au contraire, c’était un discours conservationniste, c’est-à-dire, si l’on caricature, « il faut chasser toute âme qui vive des zones de conservation ». Ils ne remettaient pas en question ce modèle d’aménagement du territoire. Il y avait d’ailleurs une déconsidération à l’égard de la culture rurale qui pouvait être terriblement dure. Et puis, c’était surtout des biologistes, pas des sociologues.

Mais ils disaient travailler en partenariat avec les populations villageoises ?

Oui, parce que c’était le modèle de développement qui avait le vent en poupe, et d’ailleurs ça l’est toujours. C’est le modèle participatif. On ne peut plus faire autrement. Ce modèle est annoncé tel quel dans les projets de conservation de la nature et c’était le modèle mis en avant par l’ONG béninoise à l’époque. Parce qu’on est passé du modèle conservationniste (« de type colonial ») à un modèle où il s’agit d’intégrer les questions de développement aux questions de conservation. On ne fait plus la conservation contre l’homme, mais avec lui, en théorie...

Il y a donc une rupture dans le discours, et même une évolution de la pensée, mais les pratiques n’ont pas tellement changé. Ma thèse de doctorat portait justement sur l’analyse des modèles de gestion participative dans les projets de conservation et de développement intégrés. Le constat, c’est que ça reste dans des discours. Mais la pratique participative, effective, pour aménager et gérer les zones protégées avec les collectivités locales, suit difficilement, même lorsque le cadre légal existe. Il y a un manque d’analyse critique de la part des ONG sur leurs propres pratiques, qui empêche, à mon sens, la mise en place de solutions qui fonctionnent localement.

Qu’en est-il de la pluridisciplinarité dans ces projets de conservation. Par exemple, est-ce que des sociologues béninois ont été associés au projet, ou des personnes ayant des expériences en éducation populaire ou d’action participative ?

Certains projets de conservation ont fonctionné justement parce que la place des sociologues était plus importante. Tout un champ de la sociologie est d’ailleurs consacré à ces questions de participation. Et certaines approches fonctionnent très bien. Par exemple, ce que j’ai souvent utilisé dans mon métier de chercheur ou de développeur, ce sont des « cartes participatives ». C’est-à-dire que l’on demande aux gens de représenter de manière schématique leur territoire. En étudiant la typologie locale des différents types de sols et de la végétation, on peut commencer à comprendre leur agencement spatial et la diversité des usages qui s’y exercent… et donc analyser comment s’organise la politique et le foncier autour de ces différents espaces (cueillette, élevage, potentiel agricole). C’est à partir de là qu’on peut commencer à négocier un aménagement, une sécurisation, et que l’on peut négocier avec qui de droit, car le foncier forestier n’est pas géré par les mêmes pouvoirs que le foncier agricole par exemple.

Au Congo, j’ai collaboré de cette manière, avec une doctorante belge en sociologie et un agronome congolais, dans le cadre du programme REDD visant à réduire les effets de la déforestation [2]sur les changements climatiques [3].

L’agronome connaissait très bien le milieu rural et avait d’excellentes capacités à discuter et négocier avec les populations villageoises. Ensemble avec la sociologue, et à l’aide de cette approche par cartographie participative que j’avais proposée, ils ont tous deux très vite compris de manière assez fine comment l’organisation politique locale du foncier fonctionnait. Et c’est comme ça qu’ils ont réussi à négocier la mise en place d’un vaste espace agroforestier —une association entre du manioc et des acacias, des arbres à croissance rapide— sur une portion de savane. Le travail d’enquête, mais aussi la posture d’observation et d’écoute de ces deux personnes vis-à-vis des membres du villages au moment de la négociation, avaient permis d’être certains qu’il n’y avait aucun conflit d’usage au sujet de cette portion de savane. On savait également, grâce aux discussions qui ont lieu lors des enquêtes, quelles retombées étaient attendues par les populations à qui on demandait de s’investir durement dans le projet au niveau du travail technique.

Au lieu d’utiliser le discours du type « Allez, on va aller organiser les gens et on va régenter l’aménagement de leur territoire », on peut analyser la situation en s’efforçant, de manière très humble, et très pratique, de comprendre comment l’aménagement du territoire et la gestion du foncier sont organisés par les gens sur place. Et à partir de là s’assurer que la situation permet de faire une proposition ou d’apporter une nouveauté, en vérifiant, dans le jeu de la négociation, que le contexte le permet. Alors seulement, on peut augmenter les chances de mettre en place des solutions avec et au bénéfice des personnes concernées.

Cependant, ça ne fonctionne pas toujours, parce que certains villages sont beaucoup plus complexes. Par exemple, lorsque tu as un lignage dominant dans un village qui a le pouvoir sur la gestion du foncier et l’accès à la terre, et qu’en même temps dans ce village, tu as des primo-arrivants, des gens qui n’ont pas accès à la terre, des gens qui ont fuit la capitale parce qu’ils n’y ont pas trouvé d’opportunité. Ou lorsqu’il s’agit de personnes qui ont fuit une région d’insécurité, etc. Les villages peuvent être très diversifiés, et donc l’accès à la terre peut ne pas être le même selon l’appartenance au lignage, et même du parcours de vie des ménages. Dans ce cas, il est plus compliqué de négocier avec les seuls représentants d’un village, pour s’assurer des intérêts de l’ensemble de la population.

Un projet de conservation qui contribue à un accaparement de terres par un lignage dominant

Dans de nombreuses régions d’Afrique, l’accès à la terre est géré par les élites coutumières. Cet accès est payant, en argent ou nature, sauf lorsque l’on fait partie du lignage dominant. J’ai vu des cas de sécurisation foncière un peu forcés et contraints par un projet, qui ont permis, indirectement, au lignage dominant de ne pas se soumettre à l’obligation de redistribuer les terres de manière équitable.

Par exemple, lors de mes travaux de recherche au Tchad, j’ai assisté à des accaparements de terres par des lignages dominants du fait de l’intervention d’une ONG [4]. Je travaillais en tant qu’observateur extérieur pour un projet de conservation dans la région d’un parc national de conservation des éléphants et de la grande faune. Tout autour, il y avait ce que les agents de conservation appellent la « zone tampon », c’est-à-dire une zone périphérique au parc et où il y a des interventions de conservation et de développement menées par les gestionnaires du parc. Or cette zone est occupée par des villages, auprès desquels les agents de conservation essayaient de négocier la protection de zones naturelles ou semi-naturelles pour permettre aux éléphants et aux espèces protégées de sortir du parc, de circuler, afin de se rendre à d’autres endroits intéressants pour eux hors de l’aire protégée.

Il y a eu un travail de négociation pour la préservation intégrale d’un espace forestier qui était déjà partiellement occupé par de l’agriculture, un travail pour libérer cet espace de toute activité agricole, et ainsi permettre aux éléphants de circuler. J’ai lu les rapports, assisté à des réunions sur la situation avec les agents de conservation qui devaient m’emmener dans les villages. Sur le papier, et dans le discours, c’était super, c’était participatif, tout le monde était d’accord. Mais dans la réalité, c’était tout à fait différent.

Le discours était celui-ci : « On a négocié avec six villages la conservation totale d’une zone de forêt assez grande », approximativement mille hectares. Les villages étaient distribués autour de cette forêt. Il y avait une convention de développement qui disait en gros : « Si vous êtes d’accord de ne pas cultiver ni de couper les arbres, ni de chasser dans cet espace, on vous construira des puits, on vous donnera des compensations en termes de développement économique. On essaiera par exemple d’améliorer la commercialisation de certains produits forestiers et on aidera les femmes à transformer ces produits ». En fait, des interventions classiques de développement. Tout est très beau, on a une jolie carte qui délimite la zone à protéger et valoriser, avec un cahier des charges qui explicite les modalités, participatives, de gestion et de préservation.

Mais ça, les gens sur place n’en n’ont pas connaissance. J’ai donc fait une enquête pour aller plus loin, pour comprendre si cet espace forestier était bien conservé localement. Je me suis rendue compte que pas du tout, parce que, avant même que l’ONG n’intervienne et ne négocie, en surface à mon avis, la conservation intégrale de cette forêt, ce même espace de forêt avait été entièrement loti à des fins agricoles au bénéfice des six villages riverains. Il y avait donc déjà eu une négociation foncière qui avait été validée par les chefs de villages mais également le chef de canton, avec des documents, avec une liste de personnes, avec même des marqueurs fonciers physiques, que j’ai identifiés et localisés lors de mon enquête et de mes travaux de cartographie.

Or, la négociation qui avait eu lieu à la suite de l’intervention du projet de conservation a objectivement favorisé un village au détriment des autres. Lors de la négociation foncière, menée sous l’’impulsion de ce projet un des villages qui était plus visible dans le paysage sociologique a été mis en avant. Ils se sont arrangés au cours de la négociation pour s’octroyer un plus grand espace à des fins agricoles, en disant, « C’est nous qui allons protéger cette forêt pour les éléphants ». En tant que projet tchadien, avec l’assistance technique de la France, et qui reçoit des fonds européens, on validait ça bien sûr, sans savoir se qui se tramait localement… La conséquence, c’est que certains villages se sont donc retrouvés pénalisés dans la négociation, sans terre, ou en tout cas, sans aucune réserve foncière. C’était une région peu occupée. Une zone de transit d’éleveurs transhumants qui, avec le temps, avaient construit des campements agricoles qui étaient devenus des villages, ou des extensions de villages. Plus tard, cette zone a même accueilli des réfugiés déplacés suite à la guerre du Darfour car il y avait énormément de terrains disponibles. C’était une zone d’accueil, avec un front de défriche assez important. Et le jeu des négociations sous l’impulsion de l’ONG a exacerbé des tensions autour de l’espace.

Le chef de canton était au courant de tout ça. Il était d’ailleurs invité régulièrement dans le parc pour participer aux réunions concernant la sécurisation foncière du corridor de migration des éléphants. Il reproduisait très bien le discours sur la conservation, de la participation et du développement, alors qu’en même temps, il favorisait sa famille. Les conséquences de ces négociations foncières furent une recrudescence des conflits entre villages, qui aboutirent à des morts d’hommes.

Mais toute cette analyse je ne l’ai faite qu’a posteriori. Je ne l’ai pas faite sur place. Et puis, au départ, mes enquêtes concernaient moins les responsables du parc et les élites coutumières que le fonctionnement à l’intérieur des villages. Et puis à l’époque, j’étais considérée comme une jeune étudiante et je n’avais pas assez de légitimité pour poser des questions aux agents du projet de conservation, même si je les rencontrais souvent lors de réunions… J’ai entendu quelqu’un qui disait que selon lui ce n’était pas son métier, en tant qu’agent de la conservation, que d’oeuvrer au développement des villages. Qu’il fallait que des ONG spécialisées s’occupent spécifiquement de cette question. Le responsable tchadien du volet « éco-développement », qui intervenait en périphérie du parc, avait, lui, un regard assez positif sur ce qu’il faisait, et n’avait pas cette analyse sur le caractère biaisé de la négociation foncière. C’est seulement après deux ans de recul, et de croisement avec d’autres situations ailleurs en Afrique, que j’ai pu me rendre compte de la marge entre la réalité et le discours émanant des différents acteurs impliqués.

Par rapport à la question de l’accaparement des terres, qu’est-ce que ces deux projets révèlent, selon toi ?

Dans les deux cas, on a réduit l’espace agricole. Quoique dans le cas tchadien, on l’a réduit seulement dans un premier temps, mais finalement ça a échoué puisque toute la zone protégée sous forme de corridor des éléphants hors du parc a été intégralement convertie en cultures de sorgho ! Au Bénin, l’objectif de conservation a été atteint lors de ma recherche sur place, et donc l’espace agricole a été réduit pour les personnes. Mais je n’ai pas eu assez d’informations sur la suite de ce projet.

En tout cas, le bilan qu’on peut en faire, c’est que, lorsqu’un projet de conservation de la nature a comme objectif de sécuriser un espace forestier pour combiner des objectifs de conservation de la faune avec des objectifs économiques de valorisation de la forêt, c’est en général l’objectif de conservation qui l’emporte au détriment des activités économiques de rente et donc cette sécurisation au détriment des populations rurales n’est pas durable dans la réalité. D’autant que l’appui aux activités de cueillette dans les forêts protégées, sont censées compenser la perte d’espace agricole, mais ne sont pas forcément rentables (gomme arabique, plantes médicinales, ensemble de produits commercialisés et consommés sur place). Dans le cas du Tchad, il y avait même une forme de concurrence entre deux activités économiques bénéficiant à deux parties de la population —les champs agricoles pour les hommes et la forêt pour les femmes et les enfants. Les hommes sont plus investis dans la commercialisation des produits agricoles, dans un but de capitalisation, de réinvestissement des leurs bénéfices dans le système de production agricole et d’élevage. Les femmes et les enfants qui cueillent dans les forêts protégées des fruits et du bois de chauffe commercialisent ces produits pour leur famille, leur ménage, pour acheter du matériel scolaire, des vêtements, surtout les femmes marginalisées, ou veuves, pour lesquelles la cueillette était d’une grande importance pour leur sécurité matérielle et alimentaire.

Pour terminer, je peux dire que la réussite de ces projets de sécurisation d’espaces naturels, en milieu rural, dépend étroitement d’une bonne compréhension des différents types d’intérêts qui coexistent au sein d’une même population quant à l’usage de ces espaces. Ces intérêts diffèrent selon le lignage, et même, comme je viens de l’expliquer, selon le parcours de vie, le genre et l’âge au sein d’un même ménage. Et, à mon sens, et suivant mon expérience, ce type d’approche des questions foncières est encore trop rare dans le travail de terrain des ONG.

[1Laurence Hanon, « Vers une stratégie de préservation du singe à ventre rouge au Bénin. Des arguments de terrain », Parcs et réserves – volume 58 n°2, avril-juin 2003, pp. 25-31.

[3Camille Reyniers et al, « Les paysans sans terres et REDD+ en RDC : les logiques locales faces aux interventions internationales. In : Conjontures congolaises, 2015. Entre incertitudes politiques et transformation économique. Musée royal de l’Afrique centrale, Bruxelles. 199-226.

[4Laurence Hanon, « Vers la gestion concertée des territoires périphériques d’une aire protégée africaine ? L’exemple du Parc National de Zakouma (Sud-est du Tchad) ». In : Gouvernance et environnementale en Afrique centrale : le modèle participatif en question. Musée Royal de l’Afrique Centrale, Bruxelles. 161-179.