Des graines d’espoir en Palestine

Mise en ligne: 10 décembre 2018

Sauver des semences devient un acte de résistance, par Kareem El Hidjaazi

Pas très loin des barrages de l’armée israélienne en Palestine a lieu une autre forme de résistance à l’occupation. Elle est organisée sous terre de manière subtile et se manifeste de façon très naturelle. Il s’agit d’un nouveau combat que mènent de plus en plus de Palestiniens qui sèment des semences paysannes traditionnelles, transmises de génération en génération. Un peu à l’image de meubles que l’on hérite ou d’antiquités, ces graines portent en elles des récits qui révèlent l’importance qu’attachaient leurs ancêtres à l’héritage national.

Aujourd’hui, une nouvelle génération est reconnaissante envers ses ancêtres pour avoir choisi et préservé les meilleures variétés de plusieurs graines. Depuis des millénaires, cette sélection de semences offre d’uniques variétés végétales qui semblent aujourd’hui survivre à la colonisation.

Un défi aux multinationales

Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, la perte de semences patrimoniales a atteint un sommet historique à l’échelle mondiale. Les estimations indiquent des chiffres inquiétants : près de 90 % de toutes les variétés de cultures ont été perdues au cours des cent dernières années.

La perte de semences anciennes a un effet dévastateur sur l’environnement, la santé humaine, l’autonomie des agriculteurs et, en particulier, la culture et les histoires que représente chaque graine.

Bien que plusieurs facteurs se trouvent à l’origine de cette catastrophe agricole, deux causes sont particulièrement dévastatrices : le changement climatique et le poids grandissant de l’industrie de l’agroalimentaire.

Peu scrupuleuses, les sociétés multinationales ont pris le contrôle du marché des semences. Afin de monopoliser l’industrie, ells ont mis au point un système qui est dominé par les organismes génétiquement modifiés (OGM).

En 2014, les dix plus grandes entreprises de semences contrôlaient 94 % du marché mondial des semences alors que trois parmi elles (Monsanto, DuPont Pioneer et Syngenta) contrôlaient plus de la moitié du marché. Bien que les semences OGM produisent à plus hauts rendements, leur durée de vie est généralement limitée à une seule saison de croissance dû aux normes et réglementations liées aux entreprises. En outre, les semences en question nécessitent des apports chimiques élevés qui sont généralement fabriqués et vendus par les mêmes entreprises qui vendent les semences. Finalement, ces apports sont dangereux pour la santé humaine et l’environnement alors que les semences OGM sont conçues pour une production dans des conditions de croissance idéales.

Les nombreux inconvénients liés à la production de masse contrastent fortement avec les bienfaits des semences de l’héritage palestinien. Non seulement les graines indigènes peuvent être cultivées avec peu d’apports chimiques, mais elles se sont également adaptées à travers les siècles pour résister aux conditions défavorables, telles que la sécheresse ou l’inondation.

Or, les multinationales ne représentent pas l’unique fléau pour l’agriculture palestinienne. L’occupation et la colonisation de leurs terres ont également des conséquences néfastes. Depuis 1967, Israël a inondé le secteur agricole palestinien avec des pesticides chimiques, des herbicides et des engrais. La commercialisation et la promotion de la monoculture a rendu les agriculteurs palestiniens très vulnérables. Très vite, ils sont devenus les nouvelles proies d’intermédiaires peu scrupuleux qui dictent les prix et les variétés de cultures.

Le secteur agricole en Palestine a ainsi été aiguillé vers des cultures qui nécessitent beaucoup de main-d’œuvre (fraises, concombres et tomates) et qui sont produites dans des serres à haute concentration chimique.

Une loi ottomane

À la fin du XIXe siècle, les communautés palestiniennes sont confrontées aux dépossessions de terres au moment où la colonisation commence à importer les structures capitalistes dans le domaine agricole à travers l’agroindustrie et la privatisation des terres.

Durant les années quatre-vingts, les colons juifs envahissent de nouvelles terres palestiniennes. En réponse à cette agression, des comités locaux sont mis en place pour aider les agriculteurs à planter des oliviers qui, au fil des saisons, nécessitent peu d’entretien.

Pour beaucoup de Palestiniens, cette approche est devenue cruciale pour préserver leur lien avec la terre. Il faut savoir que les autorités israéliennes peuvent revendiquer des parcelles non exploitées durant plusieurs années en utilisant une loi ottomane qui date de plusieurs siècles.

Initialement, la loi visait à exproprier les terres qui étaient gérées collectivement afin de les privatiser. De 1918 à 1948, cette pratique d’expropriation fut poursuivie par les Anglais durant le mandat britannique. Aujourd’hui, c’est le gouvernement israélien qui l’exploite pour s’approprier les terres et l’eau ainsi que pour élargir les colonies illégales et en établir de nouvelles.

L’objectif est de rendre la vie des paysans palestiniens insupportable pour les inciter à quitter leurs terres d’eux-mêmes. Il s’agit d’une forme d’expulsion plus lente et subtile que celles effectuées par les bombardements aériens de l’armée d’occupation.

Des sources naturelles

En Palestine, les agriculteurs dépendent souvent d’un ancien système d’irrigation issu de sources naturelles dont l’eau est collectée dans des bassins. Avec l’intensification de l’occupation et la politique d’extraction israélienne, beaucoup de leurs sources naturelles se sont asséchées. De nombreux villages palestiniens ont perdu des terres agricoles en raison de l’expansion de colonies avoisinantes.

Pour s’opposer au vol de leurs terres, certaines familles palestiniennes ont décidé d’entamer une renaissance de la culture des oliviers qui s’est très vite élargie à d’autres plantes. C’est dans ce contexte qu’est née la nouvelle résistance agricole. Un peu partout dans le pays, les gens commencent à comprendre que les graines traditionnelles constituent un élément de la culture et du patrimoine palestinien. Elles sont devenues un symbole des traditions et des pratiques culturelles qui vont au-delà des chants et des histoires sur la nourriture.

Les nouveaux efforts des agriculteurs palestiniens, aussi simples et petits qu’ils peuvent sembler, leur permettent d’acquérir un certain pouvoir et un nouvel espoir. C’est ainsi le cas pour Vivien Sansour, une jeune Palestinienne qui a fait de la sélection de graines la mission de sa vie. Après une longue quête de semences traditionnelles, elle décide en 2016 de fonder la Banque de semences traditionnelles (Palestine Heirloom Seed Library). Située dans le village de Beit Jala, à quelques kilomètres au nord-ouest de Wadi Fukin, la banque a pour objectif de préserver les graines héritées du passé.

Vivien souhaite réagir à l’appauvrissement rapide de la biodiversité en sauvegardant et propageant ces graines ainsi que les histoires qui les accompagnent. Aujourd’hui, sa banque (qu’elle préfère appeler une librairie) abrite au moins 20 espèces de graines originaires de la région : épinards, roquette, carottes, tomates, concombres blancs, betteraves, gombos, maïs, haricots verts, fleurs, courgettes, pastèques…

Des histoires traditionnelles

L’histoire de Vivien a commencé le jour où elle a ouvert un tiroir rempli d’outils chez un ami fermier. À sa grande surprise, elle y trouve des graines vieilles de sept ans. Depuis ce jour-là, elle les a conservées comme des objets précieux.

Durant la même année, Vivien réussit à cultiver sa première pastèque traditionnelle dite jadu’i qui avait disparu depuis des décennies. La première récolte lui a permis de conserver de nouvelles graines et de continuer à les cultiver dans les années suivantes.

Ce qui rend les graines de Vivien aussi exceptionnelles, c’est qu’elles s’adaptent au climat de la Palestine. Elle espère que les personnes qui viennent se servir à sa banque propageront à leur tour les futures graines et produiront de nouvelles variétés :

« Ce partage de graines en communauté est à la fois symbolique et pratique. C’est un élément important de la culture agricole que partageaient nos ancêtres et c’est le seul espoir qui nous reste pour préserver notre environnement agricole. Toutes nos grands-mères avaient leur propre banque de semences. Bien que celle-ci ressemblait plus à une vieille boîte de chocolats, il s’agissait en réalité d’un trésor permettant de conserver les semences traditionnelles ».

La mission de Vivien n’est pas seulement de préserver et propager les graines traditionnelles, elle souhaite aussi propager les histoires comme celle de
la pastèque jadu’i. Celles-ci étaient tellement grosses que les femmes pouvaient accoucher en toute « intimité » dans les champs de pastèques et certains villageois cherchaient également refuge au milieu des grosses pastèques pendant la guerre. De nombreux agriculteurs se souviennent avoir stocké des pastèques sous leur lit afin de les conserver pour des occasions durant les mois d’hiver, bien longtemps après la fin des récoltes.

La pastèque jadu’i est ainsi devenu le symbole des expériences vécues par les agriculteurs palestiniens. Vivien explique que beaucoup de ces histoires sont, jusqu’à ce jour, restées gravées dans la mémoire des gens : « Lorsque j’ai travaillé avec des agriculteurs à Jénine, tout le monde avait une histoire à raconter de leurs parents ou issue de leur propre expérience avec cette pastèque qui, dans le passé, était tellement aimée et appréciée, et qui a façonné une grande partie de notre culture à un moment donné. »

L’ADN du patrimoine culturel

Les cultures actuelles dans les champs palestiniens sont le produit de plusieurs dizaines de générations qui ont soigneusement sélectionné les graines qui maintiennent en vie l’héritage d’un peuple qui subit une occupation brutale.

C’est aussi ce fléau que les membres de l’équipe de la « banque de semences traditionnelles » souhaitent éradiquer. Comme des détectives de graines, ils vont fouiller dans le savoir et les souvenirs que possèdent encore les personnes âgées des anciennes semences et des histoires qui les accompagnent.

Vivien a compris que les graines traditionnelles contiennent l’ADN du patrimoine culturel et biologique du peuple palestinien. Pour elle, le simple fait de sauver une graine devient un acte subversif d’« agri-résistance » : « Comme beaucoup d’autres femmes à travers le monde, je crois que grâce à nos graines agricoles et patrimoniales, nous pouvons restaurer nos communautés tout en régénérant notre esprit, notre langue et notre culture. Ce projet consiste à nous aimer et à savoir d’où nous venons ».

Tant que les Palestiniens n’ont pas oublié leurs racines, celles de leurs arbres et plantes traditionnels continueront à pousser sur leurs terres…