Après la crise de 2008, de grandes fortunes se sont tournées vers des valeurs sûres comme l’or et la terre, par Olivier de Halleux
Onze ans après la crise alimentaire qui a principalement frappé les pays en développement, le phénomène d’accaparement des terres, est ciblé comme une cause importante de cette crise [1], est encore et toujours d’actualité. C’est en effet dans le cadre des investissements chinois à grande échelle que le débat sur l’accaparement est relancé. Plus généralement, l’intérêt grandissant de la part des multinationales et du monde financier pour les terres arables explique aussi le regain des discussions sur le sujet.
Alors que l’acquisition de vastes territoires est née avec la vague impérialiste et la colonisation, l’acquisition ou le rachat massif de terres cultivables est un phénomène beaucoup plus récent dont il est difficile de donner une date originelle. L’Observatoire des acquisitions de terres, Lan Matrix, donne des chiffres remontant jusqu’aux années 2000 mais qui sont peu représentatifs des réalités antérieures. Quoiqu’il en soit, le processus est bien en marche et touche la quasi-totalité de la planète sous des formes multiples et diverses.
L’exemple le plus souvent mobilisé par les médias est celui de l’appétit chinois pour le foncier. La Chine, qui détient 7 à 8 % de terres arables de la planète pour nourrir une population correspondant à 20 à 25 % de la totalité mondiale, serait en effet un important investisseur. Que ce soit via l’intervention de l’Etat, ou les investissements de grosses entreprises, la Chine se place comme un acteur central dans le rachat de terres agricoles. Plus près de chez nous, d’autres acquisitions de particuliers fortunés, qui ont moins défrayé la chronique, sont tout autant symptomatiques du phénomène. C’est le cas en Belgique où la famille Frère a récemment acquis mille hectares de terres.
Qu’est-ce qui différencient toutes ces formes d’acquisitions privatives ? S’agit-il d’accaparements de terres ? Comment se définit ce phénomène et quels en sont les modalités ? Prenant appui sur trois exemples, ces questions seront abordées par le prisme du droit à la propriété et de sa fonction dans notre société.
L’accaparement des terres est communément connu comme étant une appropriation illicite à grande échelle de biens fonciers et des possibles ressources naturelles qui s’y trouvent. Ce phénomène est pourtant à nuancer. Car il existe aussi des accaparements dits légaux ayant les mêmes conséquences qu’une appropriation frauduleuse. Dans ces prises de contrôle d’un territoire, ces derniers sont néfastes pour les populations locales, l’environnement et le système économique en place.
En cela, on peut définir plusieurs types d’acquisition massive de terre. La première est celle de l’accaparement pur et simple, pour la pleine propriété ou le droit d’usage, qui se définit par la violation des droits humains, sociaux et environnementaux. Le mot « accaparer » est d’autant plus utilisé car il recouvre la notion « d’appropriation par ruse » par l’entremise de la loi et du droit à la propriété privée. Les cas les plus emblématiques sont ceux où le droit moderne l’emporte sur le droit coutumier, notamment en Afrique. Des terres sont en effet établies, souvent par l’Etat, comme étant propriétés de celui-ci alors que des populations y vivent sans que leurs droits ne soient reconnus. On comprend alors que la limite entre l’appropriation illicite et légale est poreuse.
Le deuxième type d’acquisition est lié plus précisément à la question du droit à la propriété et à son inscription dans la loi. Des rachats de terres à grande échelle se réalisent également dans les pays occidentaux. Les investisseurs ont compris ces dernières années le placement juteux que représente le foncier agricole. De nombreuses entreprises ont en effet acheté des terres dépassant le millier d’hectare. En Australie, la Consolitated pastoral company possède 5,7 millions d’hectares de terres pour de l’élevage intensif. Aussi légaux soient-ils, ces investissements ne représentent pas moins une appropriation de ressources entre les mains d’un groupe de plus en plus en restreint. On parle alors plutôt d’une concentration de terres qui est aussi une forme d’accaparement puisqu’elle va à l’encontre de l’idée de bien commun.
Qu’il s’agisse d’un droit à la propriété absolue ou d’usage, l’accaparement de terres peut donc se voir sous deux aspects qui démontrent une volonté de plein pouvoir et, certainement encore plus, d’intérêt financier.
Le mythe d’une Chine en mal de terres agricoles est, à tort, souvent relevé lorsqu’on parle des nombreux investissements chinois dans le monde. Il n’en est rien et plusieurs points importants sont à souligner lorsqu’on parle d’un possible raz-de-marée chinois sur les terres arables. En réalité, la Chine ne vise pas une souveraineté alimentaire et encore moins la sécurité de celle-ci. En effet, l’Etat chinois produit plus de denrées qu’il en importe et peut donc subvenir largement aux besoins de sa population. Par ailleurs, preuve aussi que les objectifs du pays sont tout autres, la Chine a, par exemple, acquis 0.16 million d’hectares de terres agricoles en Afrique principalement via des entreprises d’Etat. Ce qui la positionne seulement à la 19ème place des Etats acteurs dans ce domaine. Il n’empêche que les investissements s’y intensifient et également ailleurs dans le monde, comme en Europe. La France est à ce propos régulièrement citée dans la presse, notamment sur les rachats de vignobles dans le Sud-ouest. Récemment, entre 2014 et 2015, une entreprise chinoise s’est offerte par moins de 3 mille hectares de terres agricoles dans les départements de l’Indre et de l’Allier, en France. Mais que faut-il voir derrière cette acquisition foncière ?
La Chine investit principalement dans des secteurs précis et multiples comme les transports, le minier, le forestier, les infrastructures publiques et aussi l’agriculture. Elle déploie sa puissance financière pour des raisons économiques mais aussi politiques. D’aucuns disent que cette stratégie est en fait bancale, d’autant plus que Pékin tente depuis un an de mieux contrôler les investissements, désignés comme irrationnels, sujets à une fuite de capitaux. Il en résulte que la Chine a diminué ses interventions à l’étranger tout en restant le deuxième pays investisseur après les Etats-Unis. Cela étant, ces investissements sont à 60 % générés par des entreprises privées. Ce qui explique la frilosité du pouvoir central chinois quant aux investissements tous azimuts de ces sociétés qui ne profiteraient pas directement à l’économie chinoise. Il n’en reste pas moins que ces investissements, privés ou non, augmentent et permettent à la Chine, non pas de satisfaire ses besoins, mais bien de garantir son assise politique et économique. Cela passe aussi par une stratégie d’accaparement de terres, sous le signe de l’aide au développement, qui tend à s’accélérer. Qu’il s’agisse de forêts, de mines ou de terres arables, tout porte en effet à croire que la Chine participe grandement au phénomène d’accaparement de terres.
60% des investissements chinois à l’étranger dans les domaines cités ont donc été réalisés par des sociétés privées. Il est difficile de connaître la proportion exacte entre les différents secteurs visés et notamment dans celui de l’acquisition de terres. Ce constat peut également être posé à une échelle mondiale puisque il n’existe pas de chiffres précis qui font état de la répartition entre les rachats de terres par le public ou privé. Mais pourquoi l’engouement pour les terres cultivables est-il si important ?
Paradoxalement, après la crise de 2008, les grandes fortunes de ce monde ont rapatrié leurs capitaux vers des valeurs tangibles et plus sûres comme l’or et la terre. La terre est devenue une véritable valeur refuge avec des taux d’intérêt élevés dans certaines parties du monde. C’est le cas en Belgique où le prix du foncier cultivable ne fait qu’augmenter à plus de 100 % entre 1997 et 2007 et à encore plus de 60 % entre 2008 et 2013. La famille Frère n’est pas passée à côté de l’opportunité en créant en 2013 une société agraire sur les mille hectares de terres acquises. Si les réalités socioéconomiques sont distinctes entre chaque pays, il est assez interpellant de constater cette razzia vers la terre qui représente, avec l’eau et l’air, le bien commun le plus précieux.
La mainmise sur des biens et des ressources de première nécessité par une frange de la population, de plus en plus minoritaire, pose question quant à la place du à la propriété privé dans le monde. Sous couvert de ce droit, et ayant la capacité financière « suffisante », une ou des personnes auraient le privilège de s’accaparer tout ce qui se trouve sur cette terre ?
Si une concentration foncière s’organise légalement pour permettre à une minorité de détenir les biens de base de la population, il y a urgence à redéfinir la fonction de la propriété et son utilité sociale [2]. Souvent, si pas toujours, l’argument économique est avancé dans la nécessité du droit à la propriété. Selon le principe du ruissellement, l’acquisition d’un bien par une personne permettrait à d’autres d’en profiter. Cependant, cette position élude complètement la problématique de la concentration de la propriété privée qu’on rencontre typiquement dans l’accaparement des terres.
Pour reprendre l’exemple de la famille Frère, cette tendance à la privation « du tout » est d’autant plus remarquable que le droit belge, par une série d’accommodements, permet de protéger ces acquisitions massives. Il n’est en effet pas anodin que la famille visée ait souhaité créer une société agricole sur ses terres wallonnes. Entièrement légale, cette manœuvre lui permet d’éluder les droits de succession tout en étant garantie de la pérennisation sur le long terme des avoirs familiaux. La position de la famille Frère n’est pas exceptionnelle et tend à se normaliser. Entre 65 % et 71 % des agriculteurs wallons sont locataires de leurs terres10. La tendance au rachat de terres cultivables, et à leur exploitation privative sous forme de société agraire, par des particuliers de moins en moins nombreux mettent en péril l’agriculture familiale et plus largement la capacité d’une société à être souveraine de sa terre.
En cela, le phénomène d’accaparement de terres, aussi diverses peuvent être ses formes, empêche et exclue une majorité grandissante de la population d’accéder à la terre et à ses ressources. Loin d’avancer que la propriété privée devrait être bannie, c’est avant tout sa régulation et son utilité sociale qu’il faut revoir en fonction des biens et des ressources qui sont en jeu dans ces cas précis. Si elle met à mal la collectivité dans son ensemble, il convient peut-être alors de revoir son application.
[1] Olivier de Schutter (Rapporteur spécial des Nations-unies sur le droit à l’alimentation). Ce rapport sur l’accès à la terre et le droit à l’alimentation, août 2010.
[2] De Leener, P., Totté, M. Transitions économiques en finir avec les alternatives dérisoires, Vulaines sur Seine, Editions du croquant, 2018.