Des mesures et démesure de la tolérance : à quoi reconnait-on qu’une société devient plus ou moins tolérante, sur quels indicateurs fonder une telle appréciation ?, par Jean Claude Mullens
A juste titre, les pouvoirs publics nous demandent régulièrement de démontrer la contribution des associations à l’avancement de certains enjeux dits « prioritaires » pour le développement et l’éducation permanente. Parmi ces enjeux figurent la construction d’une société plus tolérante. Mais qu’est-ce qu’une société plus tolérante ? A quoi reconnait-on qu’une société devient plus ou moins tolérante, sur quels indicateurs fonder une telle appréciation ?
Depuis les années septante, des enquêtes ont cherché tant en Belgique qu’à l’étranger à mesurer l’évolution des valeurs, attitudes, comportements et représentations à l’égard de groupes dits minoritaires. Ces enquêtes me semblent peu discutées dans le milieu de l’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire, or celles-ci fourmillent d’indications précieuses pour des analyses contextuelles communes.
En Belgique, parmi les plus intéressantes de ces enquêtes, on trouve celles commanditées par le Centre pour l’égalité des chances. En 2006, le Centre a publié une première étude de faisabilité relative à la possibilité de mesurer la tolérance dans notre pays. Cette étude a été réalisée par des chercheurs de l’ULB (Germe) et de la KUL (Ispo). L’institut Ipsos a ensuite été sélectionné pour réaliser un pré-test qualitatif exploratoire avec deux groupes (l’un rassemblant sept néerlandophones et l’autre huit francophones), ainsi qu’une étude quantitative de validation sur un échantillon de 1392 répondants appartenant à la population belge âgée de 18 à 64 ans. Ipsos a également établi le questionnaire définitif et procédé à l’étude de terrain et à l’analyse des résultats.
Les auteurs de l’étude montrent très bien l’ambiguïté du concept de tolérance, la multiplicité de ses dimensions, la difficulté de le circonscrire et donc de l’opérationnaliser. Ils relèvent aussi très judicieusement que l’une des difficultés liées à l’usage du concept tient au fait qu’il présuppose que l’altérité est insurmontable, et que les rencontres interculturelles ont forcément tendance à être problématiques et sources d’irritation. Le terme de tolérance suggèrerait aussi que « l’homogénéité est la norme et la diversité est une déviation de cette normalité qu’il faut tolérer afin d’assurer la co-existence pacifique entre des groupes qui sont (perçus comme étant) socio-culturellement différents ». L’usage du concept de tolérance pourrait ainsi conduire à essentialiser et réifier « des différences entre groupes qui pourraient être imaginées et qui sont en tout cas le résultat d’une construction sociale ».
Ils rappellent également la nécessité de penser les écarts qui peuvent exister entre les « représentations » ou « discours » et les « pratiques » (tolération) ou les attitudes (tolérance). Si les chercheurs reconnaissent que finalement la notion de tolérance se rapporte aux relations qu’entretiennent les groupes majoritaires et les groupes minoritaires de n’importe quelle nature (genre, sexualité, origine), ils optent clairement « pour une limitation aux relations « ethniques » et « ethnicisées » (et donc la thématique de la xénophobie, de la discrimination raciale et ethnique et de l’acceptation de la diversité ethno-culturelle) ».
Si l’étude de faisabilité insiste sur l’indispensable vigilance à avoir vis-à-vis des termes employés dans les enquêtes pour désigner les groupes dont il est question, tels que les immigrés et les minorités, force est de constater que c’est peut-être là que les deux enquêtes posent le plus de problèmes et de questions.
Ainsi, lors du pré-test qualitatif exploratoire mené par Ipsos, les participants ont été sélectionnés selon les critères suivants : répartition entre hommes et femmes ; tous les participants possèdent la nationalité belge et sont de parents belges ; leur conviction religieuse est athée, agnostique, libre penseur, catholique ou protestant (les autres croyances ont été exclues) ; les participants ne peuvent pas être actifs dans « un des secteurs concernés (par exemple : éducateur de rue) » ; répartition d’âge, de situation familiale et de niveau social.
Il s’agit bien là d’un panel comme on dit « aussi représentatif que possible ». Mais représentatif de qui ? D’ailleurs, quelle est la taille de l’univers de référence des échantillons ? C’est-à-dire, à combien s’élève le nombre de Belges présentant les différentes caractéristiques prises en compte pour constituer les échantillons ? Quel est le pourcentage de « Belges de souche » par rapport à l’ensemble des citoyens, ou à l’ensemble des habitants du pays ?
Mais aussi, comment nommer le groupe dont ces personnes sont les représentants (désignés) ? Comment se dénommeraient-elles elles-mêmes en tant que groupe ? Par exemple, « nous », « Belges de souche », « blancs », « vraies Belges », « Wallons », « Flamands », « mangeurs de frites et de moules »... C’est d’ailleurs intéressant que cette question de l’auto-nomination du panel ou des participants à l’enquête d’opinion ne fasse l’objet d’aucune question, d’aucun débat, même si on trouve bien sûr quelques questions d’auto-définition dans le guide de discussion utilisé lors du pré-test qualitatif, telles que : « Comment vous présentez-vous à l’étranger ? Belge, Flamand, Européen ? Que signifie précisément l’identité belge, flamande, francophone ? Comment vous décrieriez vous vous-même en relation avec ces gens ? Dans quelle mesure êtes-vous différents de ces groupes ? Trouvez-vous les différences importantes ou ténues ? D’après vous, qui et quand peut-on se nommer Belge ? ».
On remarquera que dans cette liste aucune question ne porte sur la manière dont les autres « nous » désignent. A Bruxelles, par exemple, on rencontre parfois des personnes qui désignent tous les « Belges » ou « blancs » comme les « Flamands », indépendamment du fait que ces personnes soient francophones ou néerlandophones, Belges ou européennes. En France, on a aussi vu ces dernières années entre autres parmi les Indigènes de la République apparaître l’appellation pour désigner les « Français de souche », les « Souchiens »…
Les participants au panel semblent par contre avoir longuement débattu de la manière dont « eux » pouvaient et allaient désigner les « autres ». Les « majoritaires », les « dominants » ont souvent le pouvoir de nommer les autres, de construire les contours de leurs identités, comme le montre à l’envie tous les débats de ces dernières années autour des musulmans ou de l’islam. La question est presque toujours : « qui sont-ils à nos yeux, comment caractériser leur religion, est-elle compatible avec la démocratie, et le foulard, et la burqa, et le burkini... ».
Or, dans ce type d’enquête il serait utile de penser davantage les dénominations « ethniques ». Par exemple, et pour rire un peu, concernant les ethnonymes, l’une des hypothèses au sujet de l’origine étymologique du mot « belge » serait la suivante : « Le mot belge serait issu du celtique bhelgh « se gonfler, être furieux » (voir le gaulois bolga « sac de cuir » et le vieil irlandais bolg « soufflet, ventre ») qui est à l’origine du mot « budget ». Il faudrait le comprendre soit comme « les furieux », « les belliqueux », « les belligérants », soit comme « les fiers, les vantards, ceux qui se gonflent comme une outre ». Le celtique bhelgh dérive de la racine indo-européenne bhel- « gonfler », « bomber » (en anglais, bulge, « bosse », apparenté à bulle). Les Fir Bolg (ou Fîr Bholg), dans la mythologie celtique irlandaise, sont un peuple de guerriers et d’artisans, troisièmes envahisseurs de l’Irlande, dont le nom signifie « hommes-sacs » ou, plus vraisemblablement, « hommes-foudre ». Ils sont avant tout doués pour les arts du feu et de la forge ».
A partir de cette étymologie, on pourrait donc dire que les « Belges » sont « les furieux », « les belliqueux », « les belligérants », « les fiers, les vantards, ceux qui se gonflent comme une outre ». Ces dénominations donnent à penser que les Belges n’ont sans doute jamais choisi eux-mêmes leur nom. Il s’agit exactement du même processus auquel ces enquêtes peuvent donner lieu avec par exemple l’appellation « groupes ethniques minoritaire ». Mais qui sait, un jour peut-être une ethnie portera le nom de gems (groupes ethniques minoritaires). En tout cas pour l’instant, les personnes regroupées sous cette appellation ne se désignent pas elles-mêmes ainsi, et elles n’ont certainement d’ailleurs qu’une très faible conscience de groupe. A ce propos, il serait utile et intéressant de rassembler des personnes issues des migrations pour leur demander, au moins pour une fois, comment elles désireraient qu’on les appelle.
Lors du pré-test qualitatif exploratoire mené par l’Ipsos, on se demande aussi comment est arrivé dans la discussion le mot « ethnique ». Certes, on peut lire dans le rapport de l’Ipsos que les participants ont proposé et discuté différentes appellations pour désigner les « autres ». Parmi celles-ci figurent : groupe minoritaire, des gens d’origine étrangère, immigré, gens qui parlent une autre langue, gens de couleur, allochtones, étrangers et non-Belges, gens d’une autre origine...
Dans le panel, chacun de ces termes avaient, disent les auteurs du rapport, ses partisans et adversaires, et chaque terme présentait aux yeux des participants des avantages et inconvénients. Par exemple, le terme « groupe minoritaire », et non pas « groupe ethnique minoritaire », était interprété comme le plus neutre, mais en même temps il n’était pas utilisé ni perçu de façon spontanée par les participants. On ne saisit toutefois pas comment a surgi dans le panel le terme « ethnique » placé entre groupe et minoritaire. Est-ce une suggestion des participants ou des encadrants ?
En tout cas, si l’enquête par questionnaire prévoit bien d’interroger les répondants sur ce qu’« on comprenait sous la terminologie « groupes ethniques minoritaires », force est de constater que « comprenait » signifiait ici davantage « quels sont les groupes que vous comprenez, c’est-à-dire que vous mettez avec, dedans ou derrière ces mots de groupes ethniques minoritaires ? ». En gros, « à quels groupes pensez-vous en entendant la terminologie « groupes ethniques minoritaires ? » ». Il s’agissait donc moins de savoir ce que les personnes mettaient derrière les mots « ethnie » et « ethnique » que de savoir ceux qu’ils mettaient derrière ce mot.
On voit bien à travers l’inventaire des « groupes ethniques minoritaires » auxquels pensent les répondants que les critères de définition de l’ethnie sont extrêmement hétérogènes. Ces critères renvoient tout à la fois à des nationalités (Turcs, Marocains, Polonais, Russes, Congolais, Roumains, Chinois, Israéliens, Albanais, Algériens, Kosovars...), à des traits physiques parfois reliés à des continents (noirs africains, afro-américains, « asiates », « gens de couleur, d’une autre race »), à des statuts administratifs (étranger, immigrés, réfugiés, demandeurs d’asile, illégaux), à des groupes « ethniques » ou linguistiques (arabes, turcs, polonais, russes, roumains, chinois, albanais, slaves, flamands, wallons, francophones, gitans), à des habitants d’un continent ou d’une partie de continent (africains, européens de l’Est, asiates, européens de l’Ouest, maghrébins, non-européens), à des noms de religion (juifs, musulmans), ou encore des situations sociales (pauvres, chômeurs, moins qualifiés, sans abri…). Ainsi, les chômeurs sont considérés comme appartenant à un « groupe ethnique minoritaire ».
Il est évident que la notion d’ethnie est extrêmement difficile à définir. Or seulement 0,6% des répondants reconnaissent ne pas savoir ce que signifie le mot « ethnique ». Il s’agit là, il faut le reconnaitre, d’un résultat plutôt admirable et surprenant... Les connotations associées au concept d’ethnie qui renvoient le plus souvent aux populations extra-européennes, aux populations anciennement colonisées, dont on suppose qu’elles sont toujours un peu « sauvages » et « archaïques », ces connotations ne sont pas du tout discutées ou envisagées par les enquêtes.
Dans la préface à la deuxième édition du livre Au cœur de l’ethnie, Elikia M’Bokolo et Jean-Loup Amselle rappellent les principaux acquis de ces dernières décennies dans la déconstruction du concept d’ethnie. Parmi ces acquis figurent en bonne place le fait de considérer les ethnies et les catégories dans lesquelles se pensent les acteurs comme des catégories et des constructions historiques. Le fait aussi d’intégrer dans l’analyse des rapports sociaux dits « ethniques » la différence radicale entre l’ethnicité de la période précoloniale et celle de la période coloniale. Le fait d’intégrer dans les recherches les possibilités de traverser, de passer une « frontière entre une pluralité de groupes ; et donc l’importance des interrelations, chevauchements et entrelacs entre ethnies ; la relativité des appartenances ethniques et leur flexibilité (sans pour autant dénier aux individus le droit de revendiquer l’identité de leur choix).
Ces recherches invitaient aussi à considérer la labilité socio-historique de l’ethnonyme, en tout cas à lui refuser le statut de référent stable, d’où l’importance de définir à chaque fois les contextes d’emploi. Ces recherches ont peut-être surtout mis en évidence le caractère performatif des ethnonymes dans la fabrication des formations politiques, des frontières, et des relations centres-périphéries. L’intégration de ces acquis est d’autant plus cruciale aujourd’hui qu’il semble qu’on assiste à un certain transfert des stéréotypes anthropologiques de la période coloniale sur les populations migrantes ou issues des migrations (cf. par exemple les discours des « experts » au sujet du terrorisme ou des bandes urbaines africaines à Bruxelles).
Par rapport à l’enquête quantitative les quatre « groupes ethniques minoritaires » visés par l’enquête sont « des gens » qui sont : 1) Originaires de Turquie ; 2) Originaires d’un pays du Maghreb, notamment de Tunisie, d’Algérie, du Maroc (28,2% pensaient à ce groupe) ; 3) originaires d’« Afrique subsaharienne », notamment du Rwanda, du Burundi, du Congo, du Sénégal, du Cameroun… 4) originaires d’Europe de l’Est, notamment de Pologne, de Roumanie, de Bulgarie, d’Albanie, de Russie…
Sur base des réponses à la question « A quels groupes pensez-vous en entendant la terminologie « groupes ethniques minoritaires » ?, on constate que ces quatre groupes ne correspondent que partiellement à ceux des répondants. Partiellement entre autres à cause du chevauchement des appellations « ethniques » utilisées par les répondants. Par exemple, « maghrébins », « musulmans », « africains », « arabes », « gens d’une autre couleur, d’une autre race ».
Les catégories « ethniques » utilisées pour l’enquête sont donc beaucoup plus « logiques et neutres » que les catégories utilisées par les répondants qui sont davantage marquées par les nomenclatures et taxinomies (populaires) des « Belges de souche » à l’égard des groupes dits « ethniques » et « minoritaires ». On trouve ainsi : 1) Les « Turcs » (28,5%), associés sans doute aussi aux termes « étrangers, allochtones » (12,2%), « musulmans » (3,3%) ; 2) Les « Marocains » (28,2%), associés également aux termes « étrangers, allochtones », « arabes » (8,7%), « maghrébins » (5,2%), « musulmans » (3,3%), « Algériens » (1,9%) ; 3) « noirs africains » (14,3%), « africains » (10,1%), fortement et uniquement associé aux « Congolais » (4,5%), « étrangers, allochtones » ; 4) « européens de l’Est, « slaves » (8%), « Polonais » (6,5%), « Russes » (4,9%), « Roumains » (4,3%), « Albanais » (3,2%), « étrangers, allochtones ».
Si on considère à présent les principaux résultats de l’enquête d’opinion, les auteurs écrivent : « Les résultats de cette enquête sont inquiétants. 31% des personnes interrogées se déclarent intolérantes envers les minorités ethniques ; 33 % d’entre elles pensent que certaines races sont plus douées que d’autres ; 60% des répondants ont indiqué que, dans certaines circonstances, des réactions racistes pouvaient être justifiées ; 40% environ pensent que les groupes minoritaires viennent en Belgique pour profiter de la sécurité sociale, et 50% que les problèmes de criminalité se sont aggravés en Belgique en leur présence ». Ils relèvent toutefois quelques motifs de satisfaction : « 55% des répondants ont indiqué que la présence de différentes cultures constitue un enrichissement pour notre société. Près de la moitié déclarent avoir eu des expériences positives avec des membres des minorités ethniques, et pensent préférable pour un pays que plusieurs religions coexistent. ». Cependant, selon eux, « il persiste dans la population belge un grand nombre de sentiments négatifs, de peurs, et de préjugés que l’on peut qualifier d’ethnocentriques, de xénophobes, voire de racistes. Evidemment le tableau n’est pas homogène : de l’intolérance radicale à la tolérance militante, il y a toutes sortes de nuances qui s’expriment à travers des sentiments plus ambivalents, hésitants ou conditionnels. C’est l’intérêt de la typologie proposée par Ipsos ».
Cette typologie est la suivante : Les intégristes intolérants (10%) : Ils n’envisageraient en aucun cas d’habiter dans un quartier avec beaucoup d’habitants issus d’une minorité ethnique ; ils ne supportent pas la compagnie des Belges de couleur ; ils sont plus intransigeants sur le fait de ne reconnaitre aucun droit aux minorités ethniques. Leur profil : ils habiteraient davantage des quartiers avec peu ou quasi pas d’étrangers, ils auraient peu ou pas de contacts avec des « non-Belges », leur niveau d’instruction serait plutôt bas, la moitié d’entre eux habiteraient en Wallonie, en milieu non urbain (alors que les wallons ne représentent que 32% de l’échantillon total).
Les intolérants paternalistes (21%) : Presque aussi intolérants que le premier groupe, mais moins hargneux, ils peuvent se montrer conciliants si l’étranger manifeste sa volonté de parler la langue, de travailler, de remplir les tâches que les Belges ne peuvent ou ne veulent plus assumer, d’être polis, de renier ses spécificités culturelles, de partager les valeurs chrétiennes. Leur profil : Peu nombreux à avoir des contacts réguliers avec les minorités ethniques, 70% d’entre eux habitent en Flandre, des personnes de plus 55 ans avec un niveau d’instruction peu élevé.
Les hésitants (27%) : Ils n’ont pas d’idées très précises sur la question ou font preuve d’une tolérance « modulée », ils préfèrent habiter auprès de personnes d’origine européenne, mais n’ont rien contre le fait qu’un « ressortissant d’une minorité ethnique habite dans la commune » surtout s’il manifeste la volonté de s’intégrer et s’il parle la langue du pays. Ils seraient prêts à accorder certains droits aux minorités, mais de manière limitée et sous certaines conditions. Profil : Adhésion aux valeurs chrétiennes, habitent plus souvent en milieu rural, davantage de contacts avec des minorités ethniques.
Les tolérants conformistes (27%) : La mixité, sans exagération, est une valeur pour eux. On devrait selon eux aligner les droits des minorités ethniques à ceux accordés aux autres Européens, plutôt que sur ceux des Belges. Un groupe largement ouvert mais qui garde une certaine prudence. Profil : Un des parents peut être étranger, habitent en milieu urbain, mais pas tellement dans les grandes villes, disposent d’un niveau d’éducation moyen.
Les tolérants militants (15%) : tendance à considérer les minorités ethniques comme leurs égaux, ont et recherchent des contacts avec eux, car ils y trouvent un enrichissement culturel. Profil : Plutôt jeunes, habitants des grandes villes, niveau d’éducation élevé, vivent dans des quartiers mixtes, ont plus souvent un ou plusieurs parents étrangers.
Par rapport aux résultats de l’enquête et à la typologie proposée par l’Ipsos, mais également par rapport à d’autres enquêtes comme « Noir Jaune Blues » parue en 2017 dans le journal Le Soir et réalisée à l’initiative de la Fondation « Ceci n’est pas une crise », il me semble opportun de rappeler quelques-unes des idées importantes que Pierre Bourdieu avait mis en évidence dès 1972 lors d’un exposé fait à Noroit (Arras) au sujet de l’opinion publique. On retient généralement de cette conférence l’idée selon laquelle l’opinion publique est un artefact, « que l’opinion publique dans l’acceptation implicitement admise par ceux qui font des sondages d’opinion ou ceux qui utilisent les résultats (...) n’existe pas ».
Mais lors de cette intervention, Bourdieu remettait aussi en question une certaine tradition sociologique fondée sur la comparaison internationale d’enquêtes « qui tendent à montrer que chaque fois que l’on interroge les classes populaires, dans quelque pays que ce soit, sur des rapports d’autorité, la liberté individuelle, la liberté de la presse..., elles font des réponses plus « autoritaires » que les autres classes ». On retrouve bien ici le profil des « intolérants intégristes » avec leur niveau d’instruction bas. Et comme le disait Bourdieu, « de là, on tire une sorte de vision eschatologique : élevons le niveau de vie, élevons le niveau d’instruction et, puisque la propension à la répression et à l’autoritarisme est liée aux bas revenus, aux bas niveaux d’instruction, nous produirons ainsi de bons citoyens de la démocratie ».
Or, selon Bourdieu, ces résultats tiendrait davantage à l’opposition entre deux principes de production des opinions qui donnent selon lui des réponses de structure strictement inverse sous le rapport de la classe sociale : « le premier ensemble de questions, qui concerne un certain type de novation dans les rapports sociaux, dans la forme symbolique des relations sociales, suscite des réponses d’autant plus favorables que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale et dans la hiérarchie selon le niveau d’instruction ». Par rapport aux enquêtes sur la tolérance, il s’agirait par exemple des questions sur la diversité ethnoculturelle du type : « La présence de différentes cultures est une richesse pour notre société – d’accord, pas d’accord ». Ceux qui sont le moins d’accord sont les plus de 55 ans (51%), les moins qualifiés (46%), les ouvriers (47%) et les flamands (52%).
Le deuxième ensemble de questions porterait au contraire sur « les questions de structure politique, qui mettent en jeu la conservation ou la transformation de l’ordre social, et non plus seulement la conservation ou la transformation des modes de relation entre les individus, les classes populaires sont beaucoup plus favorables à la novation, c’est-à-dire à une transformation des structures sociales ». Il me semble ainsi qu’on pourrait éventuellement rattacher ce deuxième ensemble, par exemple, à la question « Supposons que deux travailleurs aient exactement les mêmes caractéristiques excepté leur origine : l’un est un Belge de souche et l’autre est une personne appartenant à un groupe ethnique minoritaire. Si l’un d’eux doit être licencié parce que l’entreprise va mal, lequel, selon vous, doit l’être ? ». 63% des répondants disent « on ne peut faire aucune différence », il se trouve même 10% des répondants pour dire qu’il devrait s’agir du Belge…
C’est tout de même surprenant, même si on peut toujours regretter que 26% estiment encore que c’est au travailleur appartenant à un groupe ethnique minoritaire d’être licencié. Or dans l’enquête (dans ce type d’enquête sur les valeurs), les rares questions portant sur l’organisation sociale concernent les mesures d’élimination des inégalités. Parmi ces mesures, certaines peuvent très légitimement être interprétées par les répondants comme des mesures plutôt néolibérales (comme par exemple celles consistant à donner des incitants fiscaux aux employeurs soit pour l’embauche, soit pour la priorité d’embauche à l’égard des personnes appartenant à un groupe ethnique minoritaire), ou comme des mesures discriminatoires, par exemple celle concernant l’instauration de quotas d’embauche « ethnique ». Cette dernière mesure peut très rationnellement être perçue comme un risque de dérive vers une plus grande ethnicisation des relations sociales et contractuelles, et un risque de division du monde du travail. En d’autres termes, ces mesures ne conduisent pas forcément à une amélioration du niveau de tolérance. Et le rejet de ces mesures ne nous dit finalement rien du niveau de tolérance ou d’intolérance des répondants. D’ailleurs les résultats parlent d’eux-mêmes : « Seulement 15% de la population belge estime qu’il faut donner des incitants fiscaux aux employeurs qui embauchent une personne appartenant à un groupe ethnique minoritaire. Les plus importantes différences significatives se trouvent à Bruxelles (32%) et dans les grands centres urbains (20%). Les opposants à cette mesure représentent 65% de la population belge. C’est le cas de 72% des personnes syndiquées, 70% des personnes d’âge moyen, 69% des populations urbaines et des moins qualifiés et 68% des flamands ».
Dès lors, plutôt que de s’inquiéter ou de se réjouir des résultats de ces enquêtes portant sur la tolérance, et qui peut-être ne révèlent au fond comme le disait Bourdieu qu’un ethos de classe, c’est-à-dire « un système de valeurs implicites que les gens ont intériorisées depuis l’enfance et à partir duquel ils engendrent des réponses à des problèmes extrêmement différents », et si vraiment on désire élever le niveau de la tolérance, ne vaudrait-il pas mieux se concentrer sur la transformation des structures sociales, entre autre celles liées à la répartition des richesses en Belgique et dans le monde ? Et donc (proposition de nouvelle question pour mesurer la tolérance), pour élever le niveau de tolérance à l’égard des « groupes ethniques minoritaires » ne devrait-on pas davantage lutter contre la fraude fiscale, construire plus de logements sociaux, diminuer la durée du temps de travail, mieux aménager la ville, réduire l’âge de la pension, moins polluer, mieux accueillir les migrants, renforcer nos exigences à l’égard des médias publics... Il me semble que toutes ces mesures pourraient éventuellement à terme renforcer la tolérance, élargir la sympathie et donc aussi la solidarité au sein des sociétés et entre les nations.
Car au fond la bonne piste concernant la tolérance, comme l’avait déjà écrit David Hume au XVIIIème siècle à propos de la sympathie, est peut-être surtout de créer des artifices, des institutions qui permettent de répandre cette attitude. Gilles Deleuze dans une intervention intitulée « Artifice et société dans l’œuvre de Hume » présentait ainsi certaines des propositions du philosophe écossais qui devraient nous aider à mieux poser le problème de la tolérance : « Hume tient beaucoup à l’idée, en s’opposant à certains de ses contemporains, que l’homme n’est pas essentiellement égoïsme, mais plus profondément partialité. L’homme n’est pas égoïsme, c’est-à-dire, n’est pas indifférence à ses semblables, mais dispose d’une sphère naturelle de sympathie, seulement cette sympathie naturelle est en même temps une sympathie naturellement limitée. L’homme naturellement sympathise avec ses proches, ses parents, ses semblables (…). Le problème moral consiste dans la tâche d’organiser, de construire artificiellement un monde objectif qui permette aux sympathies naturelles de dépasser leur propre partialité. Le problème moral consiste à étendre la sympathie, à construire un monde artificiel, tel que la sympathie surmonte sa propre partialité. (…) C’est-à-dire qu’il s’agit moins de rendre les hommes moins méchants, moins violents, que d’instaurer un monde où cette méchanceté, cette violence n’aurait plus l’occasion ni la possibilité de s’exercer ».