Trie tes déchets et sois tolérant

Mise en ligne: 1er septembre 2017

Pourquoi la tolérance est devenue une valeur constitutive pour la société occidentale, par Guy Bajoit

Pour bien comprendre pourquoi la tolérance est devenue, dans les sociétés occidentales d’aujourd’hui, une valeur importante, et plus encore, un des principes de sens constitutifs de la culture régnante actuellement, il faut faire un long détour, afin de rendre intelligible le monde dans lequel nous vivons.

Je pars du constat, somme toute assez banal, que toute collectivité humaine à besoin, pour survivre parmi les autres, de former les individus dont elle a besoin pour « fonctionner », c’est-à-dire des individus qui trouvent sensé (non absurde, non arbitraire) d’acquérir et de mettre en œuvre des compétences et des qualités sociales bien adaptées aux pratiques en vigueur dans les différents champs relationnels de la vie commune (les champs technique, économique, politique, social et inter-collectif). Pour prendre un exemple clair, une collectivité qui vivrait de la chasse, de la pêche et des fruits cueillis dans la forêt, aurait évidemment besoin de former des chasseurs-cueilleurs qui trouveraient sensé d’être habiles (donc s’efforceraient de l’être) et qui apprécieraient qu’on les reconnaisse pour leur habileté. Il va de soi que si cette collectivité ne parvenait pas à « fabriquer » de tels individus (à leur apprendre ces compétences par leur socialisation), elle ne survivrait pas : elle s’affaiblirait, mourrait de faim ou se ferait dominer, et finalement assimiler par les autres. Il faut donc qu’elle parvienne à convaincre ses membres qu’ils doivent acquérir ces compétences, que c’est cela, pour eux, avoir une vie « normale », une vie que chacun d’eux puisse considérer, et qui soit considérée par tous, comme « une vie bonne ». Autrement dit, entre la culture (ce que la collectivité enseigne à ses membres à trouver beau, bon, vrai et juste de croire, de dire, de penser, de ressentir) et les pratiques (ce que la collectivité a besoin qu’ils sachent faire), il existe un lien de « complémentarité fonctionnelle et réciproque » : les pratiques conditionnent (donc expliquent) la culture et la culture conditionne (donc explique) les pratiques. Ce préalable est, à mon avis, essentiel.

Les collectivités d’aujourd’hui n’ont plus besoin, pour survivre, de chasser des animaux sauvages, ni de récolter des fruits dans les forêts, ou tout au moins, ce n’est plus cela qui est indispensable à leur survie. Cependant, pour survivre, elles doivent toujours « fabriquer » les individus dont la culture est adaptée aux pratiques qu’elle met en place. Mais quelles compétences et qualités leurs membres doivent-ils acquérir ici et maintenant, qui fassent sens pour tous, qui définissent ce qu’ils doivent trouver bon, beau, vrai et juste de savoir faire, dire, penser et ressentir ? Prenant appui sur les observations empiriques et des analyses menées depuis une cinquantaine d’années par les sociologues, je crois pouvoir synthétiser par les trois propositions ci-dessous le sens des changements socioculturels complexes qui se sont produits dans nos sociétés [1].

1- Les pratiques ont changé dans tous les champs relationnels de la vie sociale [2].

Dans le champ technologique, une véritable mutation s’est produite à partir des années septante, qui se poursuit encore aujourd’hui : nos pratiques techniques sont conditionnées de plus en plus par les découvertes en informatique, en robotique, en bio-ingénierie et en écologie.

Cette mutation technologique en a entraîné une autre...

Dans le champ économique, les entreprises qui ont adopté les nouvelles technologies ont pu augmenter considérablement la productivité du travail. Elles ont donc produit trop, de tout (des automobiles par exemple), ce qui a rendu trop étroits les marchés nationaux sur lesquels elles pouvaient écouler leurs productions. Pour survivre, elles ont donc été obligées de chercher des marchés partout dans le monde. Du coup, il a fallu baisser ou supprimer les barrières douanières et laisser circuler librement les biens, les services, les capitaux et les informations, ce qui revient à dire, abandonner le modèle économique protectionniste (keynesien) et adopter le modèle économique néolibéral. Les conséquences furent notamment la généralisation d’un chômage structurel et une formidable exacerbation de la compétition entre les entreprises.

Cette mutation économique en a entraîné une autre...

Dans le champ de relations internationales, la mutation économique a entraîné un nouvel ordre économique et politique mondial. D’abord, le Bloc de l’Est s’est effondré parce que le régime communiste, trop rigide et bureaucratique, n’a pas pu survivre à la compétition : il n’a pas su se réformer assez vite pour prendre le virage technologique. Dès lors, il n’avait plus d’autre choix que d’accepter de fonctionner selon le régime néolibéral. Ensuite, saisissant l’occasion, certains pays « en voie de développement » (la Chine, l’Inde, le Brésil, la Russie) ont offert aux investisseurs capitalistes des marchés inépuisables et des conditions tellement alléchantes (des salaires de misère, peu ou pas d’impôts) qui leur permettaient de réaliser des plus-values faramineuses : ces investisseurs ont donc délocalisé leurs entreprises, ce qui a désindustrialisé les pays occidentaux. Enfin, de grandes organisations internationales (FMI, BM, OMC, OCDE...) ont pris en main le pilotage de l’économie mondiale pour le compte de la nouvelle classe gestionnaire, que j’appelle la « ploutocratie » : ceux qui se réunissent à Davos chaque année.

Cette mutation de l’ordre international en a entraîné une autre...

Dans le champ des relations politiques internes à chaque État national, les gouvernants se sont vus imposer le régime néolibéral par la nouvelle classe gestionnaire et les grandes organisations internationales. Du coup, il s’est produit une grande perte de la souveraineté nationale : même si les partis font encore semblant de décider (et promettent monts et merveilles !), le pouvoir est désormais ailleurs (dans les trois champs précédents). Du coup, nous vivons une formidable crise de légitimité de la démocratie représentative parlementaire et une perte de pertinence du conflit entre la gauche et la droite. Que les gouvernants se réclament de la gauche ou qu’ils se déclarent de droite, cela revient presque au même (pas tout à fait cependant !). On comprend ainsi pourquoi les citoyens ont perdu le goût d’aller voter (abstention) et, s’ils y vont, pourquoi ils se laissent séduire par des partis nostalgiques du passé (l’extrême droite, parfois aussi l’extrême gauche) ou par des partis pragmatiques, dépourvu d’idéologie (et de programme).

Cette mutation des relations politiques internes en a entraîné une autre...

Dans le champ du contrat social, nos sociétés abandonnent peu à peu, depuis quarante ans, l’État Providence (à chacun selon ses besoins étant donné son utilité pour la collectivité), pour adopter l’État social actif (à chacun selon ses mérites, c’est-à-dire les efforts qu’il fait pour résoudre ses problèmes lui-même, afin de dépendre le moins possible de la solidarité collective instituée par les États dans le régime précédent). Au nom des exigences de la « compétitivité de nos entreprises sur les marchés internationaux », il faut en effet que les États se mettent au service des entreprises, qu’ils les aident à réduire leur coûts de production et de distribution, donc qu’ils réduisent les coûts du travail et de la sécurité sociale, qu’ils modèrent (ou au moins n’augmentent pas) les impôts, qu’ils privatisent toutes les vieilles entreprises publiques (non rentables) quand elles sont susceptibles d’engendrer des bénéfices, qu’ils pratiquent une stricte austérité budgétaire (imposée par l’Europe, qui relaie le FMI), et qu’ils rendent plus difficile ou plus cher, l’accès à la santé, à l’éducation, à l’aide sociale des CPAS, au chômage, aux activités culturelles, et à l’aide au développement.

Cette mutation du contrat social en a entraîné une autre...

Dans le champ de la socialisation et de l’intégration (les familles, les écoles, la télévision...), nos sociétés ont besoin d’individus créatifs, imaginatifs, flexibles, débrouillards, compétitifs (et qui créent leurs emplois eux-mêmes). Elles n’ont plus tellement besoin, comme dans le modèle précédent, de gens qui « font leur devoir », qui s’efforcent d’être utiles au collectif, mais d’individus que j’appelle « CCCC » : des Consommateurs insatiables, des Compétiteurs impitoyables, des Communicateurs infatigables, Connectés au monde entier 24 heures sur 24, passant leur vie le nez collé sur l’un ou l’autre écran, qui « surfent », « tweetent » et « likent » sur le web.

Cette mutation de la socialisation en a entraîné une autre.... la première que j’ai citée ici : la mutation technologique. En effet, le lecteur attentif aura remarqué que cette dernière mutation est parfaitement complémentaire et fonctionnelle par rapport à la mutation technologique par laquelle j’ai commencé cet exposé. Ce qui signifie que cette dernière mutation est indispensable à la première et la stimule : ces individus CCCC sont exactement ceux dont le champ technologique a besoin pour continuer à avancer, à innover, à créer de nouveaux biens et services. Imaginez ce qui se passerait si les gens d’aujourd’hui cessaient de se laisser séduire et de céder à l’irrépressible désir qu’ils éprouvent de changer leurs ordinateurs, leurs tablettes, leurs téléphones portables et leurs télévisions chaque fois que les entreprises en inventent de nouvelles générations ! Ou s’ils préféraient faire réparer les anciens appareils plutôt que d’en acheter de nouveaux !

Nous sommes ainsi revenus à notre point de départ. La roue tourne (de plus en plus vite !) et les acteurs de chaque champ ont besoin, pour que la logique de leur champ fonctionne bien, que ceux du champ suivant promeuvent les changements qui leur permettent, eux aussi, de fonctionner selon leur logique. Ainsi bien huilé, l’ensemble tourne rond. Bien sûr, il y a des résistances dans chaque champ : des empêcheurs de consommer, de « compéter » et de communiquer en rond, qui refusent d’entrer dans le « jeu », qui préfèrent comment c’était avant, qui proposent des alternatives réalistes, ou qui projettent leurs rêves d’un monde meilleur dans des utopies. Ceux-là, les acteurs dominants s’efforcent de les éliminer le plus vite possible en les récupérant.

Mais c’est là une autre question que je n’aborderai pas ici. [3].

2- Le modèle culturel qui régit les sociétés modernes à changé lui aussi en vertu du principe de la « complémentarité fonctionnelle réciproque » – énoncé au début de cet article –, ces nouvelles pratiques ne pouvaient qu’engendrer une nouvelle culture qui leur soit adaptée, et qui, à son tour, les stimulent en leur donnant du sens aux yeux des acteurs.

Pour dire les choses très succintement, les études sociologiques des sociétés occidentales actuelles constatent, dans tous les champs relationnels, la montée progressive, depuis au moins quarante ans, de la croyance de nos contemporains en l’Individu, Sujet de lui-même et Acteur de sa propre existence – pour faire court, appelons-le l’ISA. Cette croyance constitue aujourd’hui le principe culturel central, qui donne du sens aux pratiques en vigueur, qui fonde les valeurs, les intérêts, les affects et les normes régissant nos comportements (ce que nous trouvons bon, vrai, juste et beau de faire, de dire, de penser et de sentir), bref, qui définit la normalité, la « vie bonne ». Les gens d’aujourd’hui croient, de plus en plus, que chaque individu concret (avec un petit « i ») est appelé à jouir des droits d’un grand individu abstrait : « l’ISA ». Cette croyance en voie de généralisation – et déjà largement généralisée – fonde le modèle culturel régnant de notre époque : le « modèle culturel subjectiviste » de la seconde modernité. Ce modèle pénètre et imprègne les consciences de la grande majorité, plus ou moins rapidement selon les catégories sociales : les plus jeunes, plus instruits, plus urbanisés et plus agnostiques sont les plus réceptifs, mais tous les groupes sociaux son touchés et évoluent peu à peu vers une adhésion forte à cette croyance. Une mutation culturelle s’est donc produite dans la modernité elle-même : nous sommes passés d’une modernité progressiste (qui croyait au Progrès, en la Raison, en l’Égalité, au Devoir, en la Nation et la Patrie), à une autre modernité, qui croit aux principes que je vais tenter de synthétiser ci-dessous.

a- Le droit à l’épanouissement personnel

Chaque individu tend de plus en plus à croire qu’il a le droit de s’épanouir, de se réaliser, de faire ce qu’il aime vraiment dans la vie, d’obéir à ses goûts, ses préférences, ses dons, ses talents, de suivre les voies (ou d’écouter les voix) qu’il ressent au fond de lui comme appartenant à son être profond (à sa « nature »), ou bien qui lui ont été « révélées » par ses intuitions et par les expériences qu’il a faites (qui lui ont permis de « sentir que c’était ça – ou bien que « ce n’était pas ça » !). Il lui en coûte, par conséquent, de se livrer à des activités qui contrarient ses désirs, qui lui paraissent absurdes, dont il ne comprend pas le sens ou l’utilité, qui lui semblent en désaccord avec ce qu’il est, avec ce qu’il veut devenir. Devoir travailler juste pour gagner sa vie ou pour réussir ses examens engendre chez lui de l’apathie [4] : il ne veut pas « perdre sa vie pour la gagner » ; il a besoin de passion, de créativité, de responsabilité pour se sentir motivé.

b- Le droit au libre choix

Dans tous les champs de la vie sociale, le rapport à l’autorité et à la norme a changé très profondément. Chaque individu concret estime de plus en plus qu’il a le droit de choisir sa vie, d’être le sujet de son existence, de décider par lui-même, en conscience, de ce qu’il juge bon pour lui. Il ne veut pas que ses choix lui soient imposés du dehors par une autorité qui en appelle à son statut social : « c’est comme ça parce que c’est moi qui te le dis et que je suis ton père, ou ton prof., ou ton mari, ou ton chef hiérarchique, ou ton délégué... ! » Bien sûr, il a besoin qu’on l’aide à choisir – et il sait bien quand il manque d’expérience ou d’information ; donc il ne refuse pas les conseils qu’on lui donne, à condition de savoir que ce ne sont que des conseils, sans arrière-pensée autoritaire de celui qui les donne.

c- Le droit au plaisir

Dans tous ses liens sociaux, chaque individu se sent en droit de jouir autant que possible de la vie : de se sentir bien dans son cœur, dans son corps et dans sa tête, de faire peu de sacrifices, de ne pas reporter à demain le plaisir qu’il peut prendre aujourd’hui. Nous entrons dans une époque qui bannit la souffrance : que ce soit pour naître, pour apprendre, pour vivre ensemble, pour travailler, pour affronter la maladie ou la mort, nous ne voulons plus souffrir ! Précisons bien que ce droit au plaisir, s’il engendre chez certains un repli narcissique sur soi, n’est pas forcément synonyme d’égoïsme : chacun peut vouloir ce plaisir pour lui-même, mais aussi pour les autres, par solidarité, convivialité, générosité. Une société d’individus n’est pas un monde sans valeurs et sans normes, ni sans justice ou sans solidarité ; d’ailleurs, à bien y regarder, les gens d’hier n’étaient certainement pas plus altruistes que ceux d’aujourd’hui. [5]

d- Le droit à la sécurité

Face au monde d’incertitude dans lequel sont entrées nos sociétés depuis la crise des années septante, chacun veut aussi se protéger des nombreux risques qui le guettent : le chômage après les études, les menaces écologiques, l’insécurité dans les villes, la manipulation des besoins de consommation, la compétition exacerbée, la fragilité des liens affectifs, le sida, la solitude, les troubles sociaux et mentaux devant la tâche difficile de « devenir soi-même ». Et puisque les choix sont dangereux, il vaut mieux les retarder. « Méfie-toi du marché de l’emploi, des liens affectifs précaires, des politiciens véreux, ne traine pas la nuit dans les rues de ta ville, attache ta ceinture de sécurité, mets des préservatifs pour faire l’amour... ».

e- Le droit à un environnement sain et sûr

La sécurité implique non seulement que l’individu dispose de l’éducation et de la santé (les deux mamelles de la réussite sociale), mais aussi qu’il vive dans un milieu naturel sûr et sain. Le rapport à la nature n’est donc plus, comme dans le modèle du Progrès, un rapport de maîtrise et de transformation par le travail, la science et la technique, mais un rapport d’intégration et d’harmonie : l’humain fait partie de la nature et il doit la respecter, la préserver pour sa génération et pour les suivantes. Il ne doit pas jouer les « apprentis sorciers » s’il ne veut pas que les lois naturelles se retournent contre lui. Donc : « Fais attention à ce que tu manges, à ce que tu bois, à ce que tu respires, ne fume plus, ne pollue pas, recycle tes déchets ».

f- Le droit à la tolérance

C’est dans ce cadre culturel là qu’il faut situer la tolérance, comme un corollaire logique des principes qui viennent d’être énoncés. Si chacun des individus que je rencontre dans mes relations sociales dispose légitimement des droits qui viennent d’être mentionnés, alors j’ai le droit d’attendre d’eux qu’ils soient tolérants envers moi, comme je m’impose à moi-même de l’être envers eux. La liberté de chacun s’arrête là où commence celle des autres : la réciprocité de la liberté individuelle est de rigueur. Mais je reviendrai plus loin (point 3) sur la question de la tolérance.

Signalons encore, pour terminer cette seconde partie, qu’un modèle culturel n’est ni meilleur ni pire qu’un autre. Chacun propose aux individus d’une (ou de plusieurs) collectivité(s) une belle utopie, c’est-à-dire une conception de la « vie bonne », éminemment désirable, inaccessible certes, mais qui fixe un horizon (qui recule à mesure qu’on s’en approche) et un chemin pour y conduire. Ce n’était pas facile d’être un citoyen engagé dans la chose publique dans la Grèce ancienne ; d’être un soldat héroïque chez les Romains ; d’être un bon chrétien, si possible un saint, au Moyen Âge ; d’être un travailleur utile à sa collectivité au temps de la modernité progressiste. Ce n’est pas facile non plus, aujourd’hui, d’être un individu-sujet-acteur. Pourquoi en va-t-il ainsi ? Pour deux raisons : la première est que, dans tous les champs relationnels examinés ci-dessus, les relations sociales engendrent des formes de domination et d’inégalités entre les acteurs : il y a des dominants et des dominés ; or, les dominants interprètent les principes de sens des modèles culturels en fonction de leurs intérêts particuliers : ils les idéologisent. [6]. La seconde raison est que ce sont les dominants qui s’approprient les ressources qui sont nécessaires à tous pour se conformer aux exigences concrètes des principes de sens du modèle culturel.

Voyons comment ces deux raisons interviennent dans le cas qui nous intéresse ici : celui du modèle culturel subjectiviste. Les dominants idéologisent les principes culturels de sens : ils considèrent qu’un individu devient sujet et acteur de son existence en étant consommateur, compétiteur et communicateur connecté (CCCC), alors que les dominés rappellent constamment qu’être sujet et acteur est avant tout une quête d’identité, d’authenticité, d’épanouissement personnel, d’auto-réalisation de soi. Par ailleurs, les dominants s’approprient les ressources nécessaires : tous les membres de la collectivité sont appelés à devenir sujets et acteurs de leur existence, mais ils sont très inégaux devant cette exigence : certains ont les moyens de s’y conformer (éducation, information, santé, argent...), d’autres en ont moins ou pas du tout. C’est particulièrement clair dans le cas des sociétés qui fonctionnent selon le modèle néolibéral puisque la compétition y règne en maître et qu’elle creuse les inégalités et prive une grande partie de la population de l’accès à ces ressources.

3- La tolérance est devenue un des principes de sens du modèle culturel subjectiviste

Commençons par nous mettre d’accord sur le sens du mot : j’appelle ici « tolérance » le respect par chaque individu du droit des autres à vivre comme ils l’entendent, pour autant que, ce faisant, ils n’empêchent personne de faire de même. Tolérer, c’est beaucoup plus que supporter patiemment tout en désapprouvant silencieusement. C’est vraiment respecter l’autre et, par « respect », j’entends non seulement lui reconnaître le droit de choisir son mode de vie, mais aussi l’aider à disposer des ressources juridiques et matérielles nécessaires pour réaliser son choix, dans les limites de la justice distributive.

Rappelons d’abord que nos sociétés occidentales sont très loin d’avoir été des modèles de tolérance. Sans remonter très loin dans le temps (juste un petit siècle, donc en pleine époque de la modernité tout à fait progressiste), il n’est pas difficile de citer nombre d’exemples d’intolérance. Il fut un temps où il était dangereux de vivre comme on choisissait de le faire : on risquait d’être chassé du territoire, d’y vivre marginalisé, de se faire lyncher, de croupir en prison, d’être mis à mort ! Faut-il rappeler comment les colonisateurs belges ont traité les Congolais ? [7]. Faut-il rappeler comment les Nazis ont traité les Juifs ? Mais aussi ce qu’ils ont fait des handicapés, des Tsiganes, des communistes, des homosexuels ? C’est qu’à cette époque, il était encore légitime (c’était approuvé par le modèle culturel progressiste régnant) et légal (ce n’était pas interdit par la loi) de croire à l’infériorité génétique de certains êtres humains, voire de douter de leur appartenance à l’espèce humaine. Le racisme et la xénophobie n’avaient donc rien de condamnables, même si, comme d’habitude, de-ci de-là, quelques protestations humanistes s’élevaient... qui n’y changeaient rien !

Aujourd’hui, au contraire, les responsables politiques demandent pardon pour les péchés de leurs prédécesseurs : pardon pour l’inquisition, pour la traite des Noirs, pour la colonisation, pour la collaboration avec les Nazis, pour l’antisémitisme, pour les guerres que l’on juge maintenant injustes, au Vietnam, en Algérie ou ailleurs. Demander pardon est un geste fort, plus fort que de présenter simplement des excuses. Aujourd’hui, on punit le racisme et la xénophobie et on valorise la diversité : on découvre tout à coup que les différences sont sources de richesse. « Black » est devenu « beautiful » ! Par pudeur de langage, on a même changé les mots par lesquels on désignait hier tous ceux qu’on ne reconnaissait pas comme des humains pleinement normaux : il faut dire des « gens de couleur » (pas des nègres), des « personnes moins valides » (pas des estropiés ni des débiles), des « mal-entendants » (pas des sourds), des « mal-voyants » (pas des aveugles), des « travailleurs en recherche d’emploi » (pas des chômeurs), des « travailleuses du sexe » (pas des putains), des « personnes en surpoids » (pas de obèses), de « personnes âgées » (pas de vieux) ; et ceux qui s’occupent d’eux ne sont plus des assistants sociaux, mais des « travailleurs sociaux » (car en assistant les pauvres, on fabrique des « profiteurs »).

Le lien avec la modernité subjectiviste est évident. La tolérance est le corollaire logique des cinq autres principes de sens du modèle culturel qui règne aujourd’hui. Sans tolérance, pas de liberté de choix, donc pas d’épanouissement personnel, donc pas de plaisir, donc pas de sécurité, ni sociale, ni écologique. Est-ce à dire que les inégalités seraient devenues illégitimes ? Pas du tout. Ce qui a changé, ce sont les raisons de leur légitimité. Dans le modèle antérieur (progressiste), les inégalités se justifiaient par les différences d’utilité : il était « normal » que les plus utiles soient mieux payés que ceux qui l’étaient moins, que les inutiles vivent de l’assistance publique ou dorment sous les ponts et que les nuisibles soient mis en prison pour vagabondage. Dans le modèle actuel, ce qui est considéré comme « normal », c’est que les plus méritants (ceux qui ont gagné dans la compétition) soient mieux payés que les perdants (les « losers »), et que les tricheurs soient éliminés de la course. D’où la chasse aux chômeurs, le contrôle des pauvres, des malades, des handicapés... Mais, pour que les inégalités d’arrivée soient légitimes, il faut que l’égalité des chances soit assurée sur la ligne de départ, donc il faut pratiquer la discrimination positive. Ensuite, que le meilleur gagne ! [8].

Mais, est-ce que cela veut dire qu’il nous faut tout tolérer ? Bien sûr que non. Nous tolérons aujourd’hui tout ce que le modèle culturel subjectiviste régnant nous enjoint de tolérer, et tout ce qu’il condamne nous paraît intolérable. [9]. Nous tolérons les efforts sincères que font les individus pour se conformer aux exigences du modèle culturel subjectiviste, et pour essayer de s’en procurer les ressources par des moyens légitimes. Mais il y a deux limites à la tolérance dans la définition que j’ai proposée ci-dessus.

D’abord, en faisant ce qu’il croit bon de faire pour vivre comme il le souhaite, aucun individu ne peut en empêcher un autre d’en faire autant ; ce qui exclut tout recours à la violence, au vol, au viol, à la corruption et, le pire de tout, à la pédophilie ou au terrorisme : tout cela est évidemment intolérable. Ensuite – et c’est sans doute la limite la plus contraignante – il faut que la collectivité dispose des ressources juridiques et matérielles nécessaires pour que tous ses membres puissent choisir leur mode de vie : ils y ont droit ! Ils peuvent donc réclamer ces ressources, et c’est ce qu’ils font à cor et à cri. Mais, par sa logique même, la compétition crée des inégalités de ressources, donc quelques gagnants et beaucoup de perdants. Telle est, me semble-t-il, la contradiction majeure sur laquelle repose le modèle du capitalisme néolibéral : il invite tous les individus à rêver grand, à espérer beaucoup, à mettre la barre très haut..., mais en même temps, il oblige les États à couper dans les politiques sociales et culturelles. La conséquence est que des milliers d’individus se trouvent privés à la fois des ressources légitimes dont ils auraient besoin pour se conformer aux exigences idéologiques du modèle culturel régnant. Dès lors, découragés par les mouvements de revendication qui ne donnent rien, et poussés par le désespoir, certains d’entre eux commettent des actes illégaux (tels que le terrorisme, par exemple).

Cependant, la question de la tolérance est encore plus complexe et délicate : elle pose non seulement des problèmes matériels et juridiques, mais aussi éthiques. J’entends par « éthique » un cadre de valeurs et de normes, qui surplomberait les modèles culturels contingents, et s’imposerait à tous comme une culture humaine universelle : ce qu’on appelle « les droits de l’homme » ou « le bien commun de l’humanité ». Or, dans la définition de la tolérance que j’ai proposée ci-dessus, les limites éthiques ne sont pas prises en compte : c’est le modèle culturel régnant sur une collectivité qui définit, là et alors, ce qui est tolérable et ce qui ne l’est pas. Mais un relativisme culturel aussi absolu est difficilement praticable dans des collectivités où plusieurs communautés doivent vivre ensemble, ou bien dans un monde où des collectivités de cultures différentes sont constamment en relations entre elles. Or, à supposer que nos collectivités occidentales disposent des ressources financières et des dispositions légales qui permettraient à chaque individu et à chaque communauté de choisir son mode de vie, il semble évident qu’il doit y avoir des limites éthiques à la tolérance.

Certaines pratiques, qui portent atteinte à l’intégrité physique ou morale des personnes, sont, ou devraient être considérées par tous comme intolérables. Il est vrai que savoir lesquelles est souvent discutable, mais ce n’est pas toujours le cas. Par exemple, l’excision des petites filles ou la traite des êtres humains sont évidemment des pratiques inadmissibles. En outre, si l’on peut (même difficilement) se mettre d’accord sur des principes généraux (la liberté de choisir sa religion par exemple), il est plus difficile de s’entendre sur les modalités pratiques dans chaque circonstance particulière (si les religions prescrivent des jours de repos hebdomadaire différents par exemple).

Derrière ces débats, plane toujours une ambiguïté perverse. Qui définit le caractère universel des valeurs et des normes d’une culture soi-disant mondiale, pouvant servir d’étalon de référence à toutes les collectivités du monde ? Les Occidentaux ont toujours été soupçonnés – et non sans raisons [10] – d’attribuer à leur propre culture cette portée universelle. Et, dans le cas qui nous occupe, le lien entre la tolérance et le modèle culturel subjectiviste est tellement évident que la suspicion paraît, encore une fois, justifiée (alors que le modèle culturel en question ne règne que depuis un demi-siècle seulement, sans qu’on sache pour combien de temps encore) !

Pour essayer de sortir de toutes ces questions presque insolubles, le Québec, et plus largement le Canada, ont voulu montrer l’exemple d’une société tolérante : multi-ethnique et multi-culturelle. À la demande du premier ministre du Québec, Jean Charest, le 8 février 2007, fut créée une « consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles ». Cette commission porte les noms du sociologue Gérard Bouchard et du philosophe Charles Taylor, qui furent ses présidents. Ils ont appelé « accommodement raisonnable » certaines mesures, décidées par un tribunal, qui visent à mettre fin à une discrimination dont une partie se plaint d’être victime (concernant, par exemple, les jours de congé prescrits par sa religion, ou le port de signes d’appartenance religieuse), en imposant à l’autre partie des concessions qui ne soient pas exagérément coûteuses. Il s’agit donc de la résolution d’un conflit par la voie judiciaire (avec un gagnant et un perdant) : « l’obligation d’accommodement est circonscrite par le réalisme de la demande ;  une demande peut être rejetée si elle entraîne un coût déraisonnable, si elle bouleverse le fonctionnement de l’organisme ou si elle porte atteinte aux droits d’autrui. S’y ajoute le maintien de la sécurité et de l’ordre public. En d’autres termes, l’obligation d’accommodement doit être évaluée par rapport au poids de l’incommodement ». Une autre méthode, sans doute préférable, est celle de l’ « ajustement concerté » : « moins formalisé, ce parcours repose sur la négociation et la recherche d’un compromis. Son objectif est de parvenir à une solution qui satisfasse les deux parties. On constate que la plupart des demandes empruntent la voie citoyenne (et seulement un petit nombre la voie des tribunaux.) » [11].

Je conclurai en rappelant brièvement les trois étapes essentielles de ma démarche : au cours du dernier demi-siècle, nos sociétés occidentales ont connu des changements fondamentaux de leurs pratiques dans tous les champs relationnels de la vie collective ; ces changements ont produit une mutation du modèle culturel de la modernité : le passage du modèle progressiste au modèle subjectiviste ; et l’idée de tolérance est devenue un des six principes de sens du modèle culturel subjectiviste.

Et, comme on peut s’en rendre compte, cette tolérance est un fort beau principe culturel, mais son application concrète est souvent très malaisée.

[1Voir Guy Bajoit, Le Changement social (Armand Colin, 2003) ; Socio-analyse des raisons d’agir (Québec, Univ. de Laval, 2010) ; et L’individu, sujet de lui-même (Armand Colin, 2013).

[2Voir mon article Le capitalisme néolibéral. Comment il fonctionne et comment le combattre ? Je le résume, très brièvement, dans le point 1 de ce texte.

[3J’ai traité de cette question dans l’article cité en note 2.

[4Le travail n’est pénible que quand il n’a pas de sens : quand il en a, c’est un plaisir. Et c’est la santé !

[5Et j’écris cela du haut de mes 80 ans !

[6Prenons un exemple, pour sortir de l’abstraction : la première modernité a généralisé notamment la croyance en l’Égalité : « tous les individus naissent libres et égaux », selon l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. Mais, pour les dominants, l’égalité s’entendait seulement « devant la loi » (elle était formelle), alors que les dominés voulaient l’égalité « de condition sociale » (donc une égalité réelle). Même chose pour le Progrès, qui était « technique » pour les dominants et « social » pour les dominés. Les acteurs dominants donnent toujours des principes de sens des modèles culturels une interprétation idéologique (qui correspond à leurs intérêts), obligeant ainsi les dominés à leur rappeler sans cesse le sens utopique de ces principes, pour fonder sur lui leurs mouvements sociaux de protestation.

[7David Van Reybrouck le fait remarquablement dans un livre excellent, que chacun devrait avoir lu : Congo (Actes Sud, 2012).

[8C’est ce qui me fait dire parfois que, dans nos sociétés, le contrat social repose sur le paradigme du sport.

[9Et cela n’a rien d’original : il en va ainsi de tous les modèles culturels et dans toutes les sociétés.

[10Car ce ne serait pas la première fois : les Romains ont voulu romaniser, les Espagnols et les Portugais ont voulu christianiser, les Britanniques et les Français ont prétendu civiliser, les USA et les Soviétiques ont voulu développer … le monde entier ! Cette « manie » européenne est pour le moins suspecte !

[11Voir le site Commission Bouchard-Taylor : Il semble cependant que la solution mise en place au Québec serait difficilement applicable, par exemple, en France, simplement parce que la Constitution définit l’État français comme « laïque » : la laïcité devient ainsi un marqueur identitaire beaucoup plus rigide. Par contre, la laïcité n’est pas inscrite dans les textes fondateurs du Québec, ce qui permet aux gouvernants d’adopter des solutions plus pragmatiques, sans être obligés de changer la Constitution.