Evolution du rôle du coopérant dans la solidarité internationale, par Gregor Stangherlin
L’analyse des types d’intervention réalisés par les volontaires permet de caractériser les ONG d’envoi. C’est ainsi que durant les années soixante et septante, deux modes d’insertion sont essentiellement proposés aux volontaires : le développement communautaire et l’assistance aux macro-structures.
Par développement communautaire, nous entendons des « techniques de développement, qui visent à intéresser la population à son propre progrès et à la mobiliser dans des micro-structures. Les projets de développement communautaire prévoient une part importante d’animation, de formation, ainsi qu’un minimum d’initiation technique [1]. Le développement communautaire puise ses origines dans la tradition anglo-saxonne de travail avec les communautés locales. En Inde, Mahatma Gandhi voulait faire des villages ruraux le fondement d’une société indienne juste et culturellement forte. Chaque village devait vivre en autarcie. Au cours des années cinquante, le développement communautaire a été systématiquement employé par les administrations coloniales, surtout britanniques. La communauté locale est considérée comme base de la vie en société et de son développement. Le développement communautaire est un processus dynamique par lequel la communauté prend conscience de ses ressources et potentialités mais aussi de ses faiblesses et limites afin de répondre à ses besoins. Le moteur de ce système est l’animateur du village, rôle joué par le volontaire. Pourtant ce modèle du développement reste un « enfant de son temps ». Il repose sur le modèle naïf de l’harmonie de la communauté, qui ignore toutes les formes de pouvoir inhérentes aux relations sociales. À l’époque, ce modèle cadrait bien avec les théories économiques dominantes qui considéraient le développement comme un processus automatique. Il présupposait entre autres qu’il est possible de résoudre tous les problèmes d’une communauté en même temps, de façon « intégrée », sans spécialisation du travail. Les problèmes hygiéniques, sociaux et de santé, l’approvisionnement d’eau, la construction d’infrastructures, étaient privilégiés aux activités génératrices de revenus [2] .
L’insertion de volontaires dans des macro-structures, comme l’enseignement, l’administration et les centres de santé, est le deuxième type d’intervention utilisé par les ONG d’envoi. Medicus Mundi, par exemple, s’est spécialisé dans l’insertion de personnel médical et paramédical, tout en visant la formation d’homologues autochtones ou le développement de services de santé locaux. Volens fournit du personnel aux structures d’enseignement ou de formation, alors que l’association Fraternités africaines développe une approche multisectorielle.
Le nouveau discours sur le partenariat, la croissance des ONG au Sud et leur progressive professionnalisation pose le problème de l’envoi de volontaires sous un angle différent et rend les deux formes classiques d’intervention problématiques, sinon obsolètes. Quelle peut encore être aujourd’hui la justification de l’envoi ? Quelle est aujourd’hui la perception du rôle du coopérant ONG ? Tant dans la région flamande qu’en francophonie, les discussions et réflexions à ce sujet se sont multipliées ces dernières années.
La fédération des ONG flamandes Coprogram a demandé à Atoll et South Research une recherche sur le rôle des coopérants ONG flamands dans la coopération internationale. Plusieurs éléments en ressortent. D’abord, la majorité des ONG contactées insiste sur le changement contextuel. En effet, la légitimité de la coopération diminue progressivement dans l’opinion publique. Les récents scandales, la remise en question de l’efficacité des projets, l’insistance sur l’importance de l’éducation au développement ici et l’idée de substitution associée au volontariat font que l’envoi de coopérants n’est plus à la Une.
Toutes les ONG insistent sur le fait que l’envoi se fait exclusivement sur base d’une demande du partenaire local. Vu que la compétence professionnelle des partenaires a sensiblement augmenté, ceux-ci font appel à des compétences spécifiques, ce qui oblige l’ONG d’envoi à réfléchir plus qu’auparavant sur la pertinence de l’envoi d’un volontaire. Est ce que les coopérants ne remplissent pas une fonction que le partenaire local pourrait lui-même prendre en charge ?
Par quels arguments les ONG justifient-elles l’envoi de coopérants ?
Ainsi, trois types de fonctions du coopérant-ONG sont distingués du côté flamand : la représentation, l’assistance technique et l’échange.
La représentation auprès d’un partenaire dans un pays ou une région spécifique, relais pour l’ONG du Nord. L’enjeu ici est la décentralisation de l’ONG concernée. Les ONG ont réalisé que l’attente de qualité du travail ne pouvait être rencontrée sans une présence sur le terrain. De plus en plus, on voit apparaître dans les plans d’actions l’utilisation d’un représentant régional ou d’un bureau national. Les attentes, tâches et fonctions de ce bureau peuvent être diverses : introduire une analyse de la situation du pays, identifier de nouveaux partenaires potentiels, négocier avec les partenaires existants, encadrer les coopérants, contrôler l’utilisation des ressources financières, récolter des informations pour le travail d’éducation au développement, de recherche et de lobbying, accueillir des visiteurs.
Ces tâches sont les nouveaux rôles qui attendent de plus en plus de coopérants.
Le soutien technique et méthodologique des partenaires sur le terrain ou pour le renforcement organisationnel, responsabilité opérationnelle du projet face au partenaire. Il s’agit de la fonction classique remplie par les coopérants ONG. La plupart d’entre eux sont actifs dans ce domaine. La transmission de compétences et le renforcement organisationnel se trouvent au centre du travail du coopérant. En réalité, les coopérants remplissent rarement des rôles opérationnels dans la réalisation de projets. D’habitude, le coopérant est au service d’une ou de plusieurs organisations partenaires dans une région. Il remplit surtout un rôle de conseiller, sans pouvoir de décision. Le danger de substitution est important dans l’exercice de ce type de fonction. Et dans la mesure que l’expertise locale s’accroît et les attentes des partenaires se précisent, ce type de fonction du coopérant risque d’être de plus en plus remis en question.
Faire une expérience interculturelle intéressante, faire des expériences enrichissantes pour un travail politique ou éducatif futur dans sa propre société, commencer une carrière dans la coopération. Dans cette option, la compétence professionnelle du coopérant a une moindre importance et le risque de substitution est moindre. Il s’agit d’un service rendu du partenaire du Sud à l’ONG du Nord. La question de la réciprocité est posée : l’échange ne doit pas seulement se faire en sens unique.
Le livre de témoignages des coopérants-ONG publié par Volens, à l’occasion du trentième anniversaire de la reconnaissance officielle du volontariat en Belgique, nous semble parfaitement illustrer un certain type de volontariat. Pour le père Endriatis, fondateur de Volens, dès l’introduction, une série de conclusions s’imposent : « Ce qui fut réalisé est une oeuvre humaine, imparfaite, mais généreuse. L’enseignement, l’éducation et la formation resteront toujours la pierre d’angle de tout développement. Jamais on ne pourra l’exclure… Nous poursuivons notre route en confiant l’avenir à Dieu ».
Michel Guéry, responsable à L’Institut africain pour le développement économique et social à Abidjan, précise ses attentes par rapport aux volontaires : « D’abord qu’ils essaient de rentrer dans la philosophie de l’Institut, c’est-à-dire qu’ils partagent avec nous une certaine vision de la personne humaine et de la société humaine qui est fondée sur la lumière de l’évangile ». À la question : Faut-il encore des volontaires ? Michel Guéry répond, après avoir remis en question l’assistance technique, que l’importance du volontaire réside dans « l’expérience concrète et la façon de construire une communauté humaine fondée sur les valeurs de l’évangile ».
La volonté de vivre et partager une expérience sociale et spirituelle profonde transparaît dans de nombreux témoignages des volontaires de Volens : « Personnellement, ce travail m’enrichit chaque jour, et pouvoir partager cette vie et donner un peu d’aide matérielle, morale et spirituelle remplit le coeur d’une joie profonde où l’on se sent chaque jour plus proche de Dieu. Etre solidaire et pouvoir partager, cela est la vraie source de joie et de bonheur et je remercie Dieu d’être expatrié auprès des plus pauvres ».
Est-ce que ce ne sont pas les personnes désenchantées du développement, issues du monde catholique, qui retournent aux sources spirituelles, quand le discours rationaliste ne fait plus sens ? De là s’explique en partie le succès du discours sur la fonction interculturelle de l’envoi de coopérants-ONG. Jacques Bastin, ancien secrétaire général d’ITECO, voit dans l’argument interculturel juste une justification pour continuer avec l’envoi de coopérants.
Le tiers monde a-t-il besoin de volontaires ? est le titre d’une publication qui pose la question du sens de l’envoi de coopérants-ONG dans le Sud [3] . Différentes personnes issues du monde des ONG exposent leurs points de vue sur la question. Selon Isabelle Pluvinage de la fédération d’ONG Acodev, l’envoi de coopérants est un moyen pour manifester concrètement la solidarité avec le tiers monde. Grâce au coopérant, des rencontres et certaines solidarités concrètes peuvent émerger. C’est dans le témoignage que réside une des fonctions essentielles du coopérant.
Les réalités sur le terrain changent et les conséquences de nouvelles politiques ou réalités telles que l’ajustement structurel ou la globalisation peuvent être appréhendées par les ONG parce qu’elles ont des coopérants qui peuvent témoigner de leurs effets néfastes au Sud. Or, maintenant, beaucoup d’ONG n’envoient plus de coopérants. Cette conception du volontariat est approfondie dans une publication éditée par Acodev. « Le volontariat est un acte essentiel de solidarité, c’est une présence dans l’action qui permet de témoigner chez nous des efforts, de la réalité d’un tiers monde en constante évolution et ceci dans un monde de plus en plus cloisonné [4] « Autour de chaque coopérant ONG, il existe de multiples réseaux de solidarité souvent informels qui soutiennent son action : comités de quartier, repas de riz dans les écoles, marches parrainées… Pour mille coopérants ONG, ce sont cinquante à 100 mille personnes qui s’investissent dans cette forme de coopération dans la confiance et la chaleur que donne le lien humain. Dans une époque de doutes, le témoignage et le contact direct avec les coopérants ONG apportent leur contribution à la lutte contre l’intolérance, à la confiance dans les actions entreprises ». Il serait intéressant d’analyser en quoi consiste l’échange entre le coopérant et les réseaux de soutien. Étant donné que les coopérants restent de plus en plus lONGtemps en mission, il faudrait analyser avec quelle fréquence les coopérants organisent des rencontres et cerner le contenu de celles-ci, afin de pouvoir mesurer l’impact potentiel du témoignage.
Des ONG comme Frères des hommes et Entraide et fraternité n’envoient pas de volontaires et justifient ce choix sur base des compétences locales suffisantes au Sud et critiquent l’absence de réciprocité inhérente au volontariat.
Les représentants de Quinoa considèrent l’envoi de jeunes volontaires pour une courte durée comme formule intéressante d’éducation au développement et rejettent la conception « techniciste » du coopérant- ONG professionnel. Les maîtres mots sont : « découverte, rapprochement et rencontre avec d’autres cultures ( la troisième dimension du développement : la culture ), apprentissage par l’expérience quotidienne, enrichissement et ouverture réciproque, début d’un engagement durable ».
La formation de coopérants à ITECO a traversé en quarante ans une forte évolution. A présent le cycle d’orientation s’organise autour de quatre pôles : le moi, le contexte, l’action et le partenaire. Dans les années soixante, l’envoi était considéré bénéfique en soi, tant sur le plan moral que technique. Aujourd’hui, à la moralisation se substitue l’analyse : « Aider chacun à construire sa boussole et non montrer le chemin » devient la devise. Du point de vue contextuel, il y a trente ans ITECO préparait les volontaires à affronter les différences culturelles, linguistiques, religieuses, anthropologiques. Aujourd’hui, il faut apprendre à lire ce monde univoque, à déchiffrer les similitudes universelles, avec ses conséquences spécifiques selon les contextes —problèmes d’exclusion, société duale, libéralisme économique, destruction de l’environnement, démocratie à construire. Durant les années soixante, les maîtres mots étaient : être utile, faire avancer, servir ; on croyait au progrès, au développement. Aujourd’hui, on perçoit l’action plutôt comme un apprentissage des mécanismes à l’oeuvre dans le monde. Alors que jadis, on portait secours à des masses indistinctes qu’on appelait les « populations », au cours des années quatre-vingt la notion de partenariat est introduite. Les méthodes de formation ont aussi changé chez ITECO. Des exercices et jeux de mise en situation ont pris le pas sur les exposés ex-cathedra.
Si ITECO est bel est bien une institution de formation de futurs coopérants-ONG, son travail ne se réduit pas qu’à cette dimension. Depuis 1974, l’ONG fait de l’animation et l’éducation permanente en Communauté française. Par ailleurs, comme le fait remarquer Jacques Bastin, ITECO ne défend pas l’envoi de coopérants à tout prix. Actuellement l’envoi d’un coopérant-ONG par an coûte 25 mille euros, somme qui est imputée sur le budget de la coopération au développement, ce qui est discutable. Il précise qu’ « avec cet argent, on pourrait engager plusieurs cadres locaux dans le Sud ».
Les réformes, commissions et recherches successives réalisées au cours des années nonante, témoignent du malaise qui entoure le rôle actuel du coopérant ONG. Plusieurs ambiguïtés subsistent. Alors qu’il a été répété à de nombreuses reprises que l’envoi d’un expert ou technicien ONG ne se justifie plus aujourd’hui vu les compétences locales suffisantes, force est de constater que la majorité des coopérants en fonction remplissent un rôle d’expert technique.
La commission, la fédération des ONG d’envoi ainsi que le rapport de recherche de Atoll insistent sur l’importance de la fonction d’échange du coopérant. L’envoi du coopérant devrait permettre de réduire le risque de substitution, d’acquérir une meilleure connaissance des réalités du terrain en perpétuel changement et une meilleure connaissance de l’Autre. Les pratiques de recrutement des ONG d’envoi, le cadre juridique actuel, ainsi que les demandes des partenaires locaux vont pourtant dans le sens inverse. Les ONG recrutent rarement des jeunes de moins de 26 ans et elles exigent une formation et une expérience professionnelle de plus en plus importantes. Les conditions d’agrégation des coopérants renforcent cette professionnalisation du statut et les partenaires locaux demandent des expertises très pointues. Une solution vient peut-être du NCOS ( Nationaal Centrum voor Ontwilkkelingssamen Werking ) qui propose de créer deux statuts de coopérants différents : envoi de type court pour des jeunes, et envoi de type long pour les experts, ce qui rencontrerait les deux attentes contradictoires adressées aux coopérants d’aujourd’hui.
À la fin de la colonisation, quand naquirent les ONG, celles- ci disposaient d’une position privilégiée dans le champ de la production de l’image et de la rencontre avec l’Autre venant d’ailleurs. Ayant remplacé les missionnaires dans leur rôle —je vais vous raconter qui sont les gens d’ailleurs—, les ONG se sont à leur tour fait dépasser par une multitude d’acteurs qui n’ont plus besoin d’eux pour aller à la rencontre de cet Autre. La multiplication de reportages, festivals, films, d’expositions d’art et de concerts de musique, l’amélioration des réseaux de transport aérien, la création des multiples associations interculturelles, le tourisme, alternatif ou non, sont des indicateurs de la diversification du rapport à l’Autre, non plus sous la forme exclusive du modèle aidant-aidé, autrefois médiatisé exclusivement par les missionnaires et les ONG. Les jeunes d’aujourd’hui ne sont plus porteurs du complexe de culpabilité post-coloniale et ne ressentent plus nécessairement le besoin de développer l’Autre sous-développé. Le changement du contexte politico-institutionnel et socio-économique actuel, caractérisé par la fin de l’idéologie du développement et de la guerre froide, et une nouvelle poussée du processus d’internationalisation, nous plongent dans une période d’incertitude, où le rapport à l’Autre se redéfinit.
Nos propres recherches sur les conditions d’émergence de la solidarité internationale nous montrent le poids décisif des expériences au Sud pour nourrir l’engagement pour la solidarité internationale. La majorité des cadres d’ONG de l’époque post-coloniale ont vécu outre-mer. La situation est différente pour la nouvelle génération. Les possibilités d’envoi de coopérants sont actuellement restreintes et il est difficile d’appréhender les effets des projets d’envoi de jeunes pour une courte durée dans les pays du Sud. Permettent- ils l’émergence de l’engagement pour la solidarité internationale ou renforcentils les clichés sur les sociétés du Sud, les images misérabilistes ou du relativisme culturel ?.
[1] Conseil consultatif de la coopération au développement, La Belgique et la coopération au développement, Rapport annuel 1965
[2] Bob Hendrickx, Denken en doen van het NGO-ontwikkelingswerk, in Noord Zuid cahiers, n° 2, juin 1990
[3] Le tiers monde a-t-il besoin de volontaires ? Editions Colophon, 1999
[4] Acodef, Partir comme coopérant- ONG, avril 1997 ».