La vie des bergers du Kunene, à la frontière entre l’Angola et
la Namibie, entre transhumances et sécheresses, par Apolo Ndinoulenga
La vie dans la province de Kunene tourne
autour des activités agricoles et de l’élevage. L’élevage et l’agriculture sont les activités économiques principales de la province, ce qui
constitue pour les communautés la base de leur sustentation.
La présence du bœuf dans les coutumes de la population
de Kunene et l’abondance de bétail bovin dans
cette parcelle du territoire angolais mène certains à
surestimer l’importance de la viande dans l’alimentation
de la population de la région. Une telle perception,
courante pour ceux qui ne connaissent pas de
près la culture de la province, trouve peut-être son
origine dans le fait que le terme kwanyama, qui
désigne le groupe dialectal du même nom, appartenant
au grand groupe ovawambo [1], veut dire littéralement
ceux de la viande. Cependant, le massango (le
sorgho) est présent dans l’alimentation de ce peuple
de la même manière que le bœuf. La présence également
courante du bœuf et du sorgho dans la tradition
orale de la région est la preuve de l’importance de
tous deux pour ces populations. D’ailleurs, ils sont
aussi présents dans la nomenclature des clans : s’il
existe le grand groupe clanique « os do boi » (ceux du
bœuf), l’importance du groupe « os do massango »
(ceux du sorgho) n’est pas moindre.
Nous consacrerons néanmoins cet article au boeuf, en
partant du dicton populaire kwanyama qui dit que «
do boi aproveita-se tudo » (tout est bon dans le
bœuf) [2].
Même s’il possède le caractère ludique et imagé de
tous les proverbes populaires, ce dicton de Kunene
est loin d’être une exagération. En plus de l’importance
du lait, de la viande et de la traction animale qui
mettent le bœuf au centre de la vie de beaucoup de
peuples dans le monde, le quotidien de la population
de Kunene est rempli de divers objets et de la nourriture
tirée de cet animal.
La peau du bœuf, avec ses poils, a toujours servi à être
mise sur le lit ou sur le sol, comme font les populations
du centre et du nord d’Angola avec une natte ou
luando. Avec la peau, une fois tannée, on fabrique des
sandales, connues sous le nom d’eeñhaku [3], des ceintures
et certains habits, même si cette dernière pratique
se fait de plus en plus rare. Le sac des testicules
de l’animal est séché au bout d’une machette pour
empêcher l’apparition de crevasses. Les testicules
mêmes du quadrupède, une fois rôtis, sont appréciés
par certaines personnes. Dans certaines régions, ces
organes doivent être consommés seulement par les
personnes âgées, et l’on considère comme un manque
de respect flagrant vis-à-vis des aînés et des
hommes le fait qu’ils soient mangés par des jeunes,
des enfants et des femmes. Du pied, une fois cuit, on
mange la partie intérieure. Le crâne, de même que
certains os, interviennent dans la poterie pour polir
les pièces d’argile avant de les mettre à sécher. Des
lombes on extrait des fibres pour fabriquer des
missangas (perles) et des colliers. Avec les pointes
des cornes des bovins on décortique le fruit ongongo
qui est employé ensuite dans la fabrication de vin et
de jus. La peau de la pointe de la queue, avec ses longs
poils, est cousue aux lances pour les décorer. Jadis, la
lance servait pour la chasse et pour la guerre.
Aujourd’hui, la lance est surtout employée pour tuer
le bœuf. Nous estimons que ce qui aujourd’hui n’est
qu’un simple ornement aura servi autrefois pour bien
diriger la lance dans des situations de guerre et de
chasse. L’oreille, cuite normalement avec ses poils,
le globe oculaire et le museau constituent des aliments.
La langue et tous les organes internes de
l’animal sont traités comme des aliments spéciaux, à
l’exception de l’intestin gros. L’organe génital du
bœuf fraîchement coupé est placé autour des goulots
des récipients contenant l’eau, ou le malodu [4], de
manière à ce qu’une fois séché, il empêche la formation
de crevasses dans l’ustensile.
Le premier trimestre de l’année est le préféré pour
l’activité de l’élevage. Dans cette période il y a de
l’eau et de l’herbe en abondance. Les animaux doivent
cependant être accompagnés par des hommes
pour les empêcher d’entrer dans des champs cultivés
et de s’égarer dans les broussailles. C’est aussi dans
cette période que la vigueur des vaches produit beaucoup
de lait, avec lequel on fabrique le beurre traditionnel
appellé ongundi.
Une fois cette période finie, une époque de grands
sacrifices commence pour tenter de sauver les animaux
de la soif et de la faim. L’eau et l’herbe se font
rares. On creuse des puits de quatre à cinq mètres de
profondeur et à l’aide de seaux on donne à boire aux
animaux dans des abreuvoirs faits de troncs d’arbre.
Ceci est une activité matinale, après laquelle on
achemine les bovins vers des zones non habitées ou
peu habitées où ils pourront mastiquer l’herbe sèche
qu’on y trouve. Quand la profondeur des puits augmente
et que l’eau se fait plus rare, une autre stratégie
est adoptée : le cheptel est divisé en deux parties qui
sont nourries alternativement, l’une le matin, l’autre
le soir.
Dans les années de grande sécheresse, les puits peuvent
descendre jusqu’à trente mètres de profondeur,
en fonction de la position de la nappe d’eau. Il n’est
pas courant, cependant, que les bergers laissent aller
la situation jusqu’à ce point. Des transhumances sont
alors organisées. Le cheptel parcourt des centaines de
kilomètres en direction des zones moins sèches de la
province de Kunene ou même jusqu’à celle de
Kuando-Kubango.
Une fois parvenus à l’endroit voulu, les bergers
construisent des camps et des parcs à bestiaux et,
même s’il y a de l’eau, ils creusent généralement des
puits superficiels pour augmenter leur capacité de
ravitaillement en eau. L’eau des puits est de meilleure
qualité et dès lors préférée. Dans ces endroits les
bergers restent auprès des animaux pour les protéger
des fauves, fréquents dans la brousse. Il n’y a pas de
date précise pour le début des transhumances. C’est
le manque d’eau et d’herbe qui va indiquer le moment
du départ. Le retour dépendra du début des pluies et
du niveau de croissance de l’herbe. La durée de la
transhumance varie entre cinq et six mois.
Si la vie des bergers suit le rythme du bœuf c’est parce
que cet animal constitue en fait la seule source de
rendement de ces populations. Le commerce au
Kunene se limitait jadis au troc de bœufs et du sorgho.
A l’époque coloniale, avec l’établissement de circuits
commerciaux, les animaux et les céréales étaient
vendus aux commerçants. Le cuir était également
une source de revenus en argent pour les éleveurs.
De nos jours, le troc revient parce que les circuits
commerciaux ont disparu et la dévalorisation du
kwanza (monnaie angolaise) a fait que la vente n’est
plus intéressante. En plus, le cuir a perdu de sa valeur,
vu qu’il est écoulé seulement vers des petites manufactures
traditionnelles de sandales ou de ceintures,
ce qui fait devenir sa vente peu rentable. C’est ainsi
qu’aujourd’hui on peut voir bergers et cultivateurs de
Kunene, avec leurs bœufs et leurs céréales, se diriger
vers la frontière avec la Namibie. Là-bas, en plus du
dollar namibien, ils rencontreront peut-être le reflet
du pouvoir retrouvé du bœuf et du sorgho.
[1] Dans la langue oshiwambo, le terme pour désigner ce groupe est ovawambo ; le mot ambó, courament employé, en est une déformation.
[2] Il s’agit d’une adaptation au partugais du dicton populaire, vu que la traduction literale ne nous permet pas de mieux exprimer
cette idée.
[3] Eeñhaku sont les nonkakus dans les autres langues angolaises. Ce dernier terme est plus courant dans le portugais parlé en Angola.
[4] Connu généralement comme macau dans les autres langues angolaises, le madulu est une boisson fermentée à base de sorgho ou de mil.