La population essaie de s’adapter à une économie nouvelle et
déformée, sans mécanismes de contrôle, par Victoria Brittain
Pour la majorité des citadins, la préoccupation
dominante est de survivre et de se
nourrir. La reprise des combats après l’échec des
élections de 1992 a porté un coup fatal au commerce et à
l’agriculture, affaibli encore la base industrielle et déversé
sur les routes des centaines de milliers de nouveaux réfugiés.
Les grèves touchent presque tous les secteurs de
l’économie, y compris l’enseignement et la santé dans
certaines provinces. De nombreux fonctionnaires n’ont
pas été payés depuis des mois et les salaires sont mangés
par les fortes dévaluations. Un professeur d’université, par
exemple, gagne 25 dollars par mois, un fonctionnaire, trois
dollars, une infirmière, un dollar.
Les intellectuels désertent le secteur public pour se faire
embaucher dans les organisations internationales, où le
paiement s’effectue en dollars et où ils peuvent gagner
jusqu’à cent fois plus. L’Université travaille au ralenti, des
facultés sont fermées, d’autres ne fonctionnent qu’à temps
partiel. Le pays a perdu une génération d’intellectuels et
est incapable de former la prochaine génération.
L’histoire de Chianga, l’institut de recherche agricole,
internationalement renommé, qui se trouve dans les faubourgs
de Huambo, illustre cette déchéance. La ville fut
conquise par l’Unita en 1993, après un siège de cinquante-cinq
jours, et Jonas Savimbi vécut sur ce campus jusqu’à
novembre 1994. Déjà ravagé, le centre fut ensuite pillé par
les troupes gouvernementales lors de la reconquête, puis
par la population, qui cherchait désespérément des moyens
de survivre et qui vola les revêtements de bois des murs, le
mercure des thermomètres et le mobilier. Des livres précieux
furent mis en vente sur le marché et ne durent d’être
récupérés qu’à la visite d’une scientifique de passage.
La guerre, la libéralisation de l’économie imposée par le
Fonds monétaire international et la Banque mondiale, et
l’incompétence des dirigeants, ont contribué à l’instauration
d’un capitalisme sauvage. Dans la province de Lunda
Nord, à la frontière du Zaïre, règne une situation d’anarchie,
alors que les diamants sont extraits en quantité
industrielle par des intérêts français, britanniques et sud-africains
protégés par une alliance entre l’Unita et des
soldats —en rupture de ban ?— de l’armée gouvernementale.
A Luanda, la corruption de la classe politique et d’anciens
officiers est ostentatoire. Toute la population essaie de
s’adapter à une économie nouvelle et déformée, sans
mécanismes de contrôle. Utiliser de l’influence pour devenir
riche est devenu la règle des affaires. « Dans l’armée,
les officiers peuvent faire des affaires dans la mesure où
elles sont légales, mais je ne peux accepter qu’ils volent les
richesses de l’État », prévient le général de Matos. De
nouveaux restaurants, des embouteillages de voitures neuves
et une fièvre de construction forment un terrible
contraste avec les enfants des rues, les mutilés dans leurs
vieux uniformes militaires et des mendiants presque nus
aux plaies ouvertes.
La publicité à la radio et à la télévision offre à la nouvelle
bourgeoisie un moyen d’évasion en vantant les cuisines
dernier cri ou les voyages en Afrique du Sud. Les crimes
se multiplient, et la police, rongée par la corruption, est
impuissante. Luanda compte un demi-million de réfugiés
qui vivent dans la misère. Même si le cessez-le-feu se
consolidait et que la paix commençait à prendre corps, ils
ne retourneraient pas dans leurs foyers : ayant manqué
déjà deux récoltes, ces paysans se sont transformés en
urbains. D’ailleurs, dans les campagnes, le système de
santé s’est effondré, et la tuberculose, la malaria et la
maladie du sommeil se répandent partout. Pourtant, de
nombreux médecins travaillent dans les services des Nations
unies comme téléphonistes, conducteurs ou interprètes.
Vingt ans d’efforts pour la construction d’une entité nationale
sont ainsi mis à bas. La crise des cadres et la disparition
de toute morale sociale sont les deux principaux maux
de l’Angola. Le quasi-effondrement du MPLA en tant que
parti depuis les élections de 1992 a laissé le pays sans
structure politique pour affronter ces défis. Le gouvernement
au niveau national et régional, à quelques exceptions
près, s’est plongé dans les affaires, et toutes les pétitions
contre la corruption et le gaspillage sont restées lettres
mortes. Le pays s’habitue à vivre dans le cynisme et les
incertitudes.