La distance qui sépare les éleveurs du pouvoir...

Mise en ligne: 22 octobre 2013

…ne serait-elle pas la même que celle qui sépare le pouvoir
des éléveurs ? Les Vakuvale du sud-ouest de l’Angola n’ont
jamais eu autant de bétail malgré quoi ils n’ont jamais connu
une telle famine, par Ruy Duarte de Carvalho

A qui pensent donc les hommes politiques ?
Ils pensent surtout et prioritairement
à eux-mêmes et à leur proches, en quoi
ils ne se différencient pas vraiment du reste des
mortels, de nous tous, parce qu’en fait on ne
pense qu’à partir de soi-même, ce qui est une
donnée qui est à la base de toute relation consciente,
et c’est à partir des noyaux formés par
chacun et ses proches que le réseau d’interactions
définit le tissu social. Ce qui distingue
néanmoins les politiques en tant qu’agents sociaux
c’est que leur rôle dans la configuration
institutionnelle de la société est de décider à la
place des autres et au nom des autres.

C’est là que ma question se pose : comment
pensent-ils les autres, l’Autre —ici nous abordons
décidément le plan anthropologique—, ces
Autres au nom desquels ils décident et vis-à-vis
desquels ils se mettent à exiger qu’ils agissent en
accord à la manière dont ils ont été pensés ? Je ne
mets pas en cause le fait que les politiques
pensent aux autres, et que certains le fassent
d’une manière désintéressée ; ce que je demande
c’est de savoir de quels outils disposent les
hommes politiques pour penser aux autres et
pour décider à la place des autres et en leur nom ?
Je ne suis pas en train de proposer un débat
philosophique, ni d’essayer de discuter de la
nature et de l’adéquation des institutions politiques
ou des modalités d’exercice du pouvoir en
tant que tel. Le problème est universel et de tout
temps, sans doute. Mais c’est ici et maintenant
qu’il me semble important de poser la question.

Je mène à présent un travail de recherche parmi
les sociétés des éleveurs du sud-ouest d’Angola.
J’ai déjà travaillé avec les Vakuvale de la
province de Namibe, même si un projet cohérent,
comme celui que j’ai conçu, doit comprendre
d’autres populations du grand groupe herero,
pas seulement sur le territoire d’Angola mais
aussi sur celui de Namibie et du Botswana. Je
suis encore à cette étape, occupé surtout à faire
une prospection, une évaluation et une étude
des institutions qui règlent là-bas les pratiques
de vie —telles que la parenté, l’organisation de
la lignée parentale, tout ce qui se trouve derrière
les comportements et les motivations—, de la
circulation des personnes, de la mobilité économique
et sociale, des notions de l’expérience et
de l’affirmation de la différence —c’est par là
que passe la fameuse ethnie—, pour pouvoir
par après m’étendre et étudier le reste. Et le
reste, c’est leur réponse présente, et c’est par là
que passe la non moins fameuse identité culturelle et collective.

Ce que j’ai vu et enquêté jusqu’à maintenant me
permet de risquer d’affirmer que les Vakuvale
n’ont jamais disposé, depuis le début des années
quarante, d’une richesse en bétail bovin, ovin et
caprin pareille à celle dont ils disposent
aujourd’hui. Malgré quoi, et parallèlement, ils
n’ont jamais été, depuis la guerre des Mucubais,
en 1941, dans une telle situation de dénuement
pour faire face à la période de l’année dans
laquelle le lait se fait rare ou disparaît tout à fait.
C’est une chose qu’ils ne comprennent pas et qui
effectivement échappe à tout essai de rationalisation,
soit-elle moderne ou archaïque.

Ils n’ont jamais eu autant de bétail pour faire du
troc et ils n’ont jamais connu autant de famine
dans la région. Pourquoi le gouvernement
n’envoiet-il pas du maïs, si la contrepartie est a
priori largement assurée ? Ce la se passe loin de
là, dans un au-delà de Benguela qui se confond
avec le reste du monde, là où fonctionne un
Mwene puto, désignation qui servait jadis pour
identifier le gouvernement portugais et continue
à servir pour nommer celui d’aujourd’hui. « Le
pouvoir colonial, qui nous a d’abord tué et ensuite
nous a pris nos terres de pâturage, ce pouvoir
est parti, nous étions contents, tout ce désert
c’était pour nous ; la guerre est arrivée mais nous
avons su nous défendre, nous avons toujours été
avec celui qui est resté aux commandes, la pluie
est malgré tout tombée, le bétail s’est reproduit,
alors qu’est-ce qui nous arrive que nous n’arrivons
pas à comprendre ».

Si j’ai pris ce chemin d’exposition c’est pour
demander : la distance, faite de milliers de kilomètres
et d’expériences sociales si différentes, à
laquelle les Vakuvale se trouvent du pouvoir
central, ne serait-elle pas la même distance à
laquelle le pouvoir central se trouve des
Vakuvale ? Ceux qui contrôlent la gestion des
ressources et des comportements, ceux dont dépend
le contrôle des pratiques de vie dans l’ensemble
de la nation, que savent-ils de ce groupe
d’Angolais dont la présence couvre et exploite
une aire géographique plus grande que celle de
certains pays européens, par exemple ? Qu’est-ce
qu’ils pensent d’eux ? Qu’est-ce qu’ils pensent
qu’ils pensent ?

Sont-ils pensés dans les termes que l’information,
publique et privée, transmet chaque fois
qu’une catastrophique sécheresse s’abat sur ces
populations du sud du pays ? Si c’est le cas, ils se
trompent parce que, en fait, il n’y a pas eu des
sécheresses catastrophiques, il y a eu des périodes
de sécheresse plus ou moins accordées aux
conditions climatiques et écologiques de la région,
qui sont celles qui lui confèrent précisément
ses énormes qualités et potentialités pour
un type de production animale (l’élevage extensif)
qui trouve là des conditions de rentabilité
immédiate. C’est pour cela que les anciennes
migrations se sont arrêtées
là. Les situations
catastrophiques
auxquelles on
se réfère se produisent
parce que, dans
la période de l’année
pendant laquelle
les populations
doivent vivre
du troc, elles ne trouvent rien pour échanger, rien
comme contrepartie pour ce capital dont elles
disposent ; et alors ce capital, c’est-à-dire le bétail,
meurt parce qu’il n’est pas écoulé à temps, et
le gens ont faim en regardant les bœufs mourir.
Ces mêmes bœufs, dans des conditions normales,
seraient transformés en maïs et alors tout irait
pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Ou alors sont-ils pensés à partir des notes culturelles
que la télévision émet de temps en temps,
filmées dans les potagers de la ville de Namibe
où échouent et s’entassent des populations qui,
loin d’apparaître devant la caméra comme une
manifestation de « notre riche patrimoine culturel », montrent plutôt les signes d’une crise
d’identité et de viabilité sociale profonde, qui se
traduit souvent par un état d’ébriété endémique
suicidaire ? Ces images proposent des caricatures.
Il n’y est pas question de culture mais bien de
désintégration sociale et culturelle.

On me dira que les hommes politiques disposent
d’autres canaux pour être mis au courant des
réalités sur lesquelles ils devraient travailler. Il y
a les politiques et les responsables locaux, etc. Je
ne veux aucunement blesser les susceptibilités
des autorités et des agents économiques locaux
mais je crains fort que la
désinformation, ou le
manque d’information,
ou les mauvaises interprétations
commencent
justement là. Le désert
est ce qu’il est, les
Vakuvale sont les
Mucubais et tous deux
sont des références qu’il
vaut mieux éviter. Comment
peut-on comprendre
autrement que des situations
comme celles
auxquelles je me réfère
peuvent arriver ? (Je
transcris littéralement
des extraits d’une conversation
enregistrée le 2
février 1993) :

« Le peuple ici va très
mal, il se met même à critiquer notre gouvernement.
Le peuple s’est mis à parler… le gouvernement
ne donne pas à manger, il ne fait pas ce qu’il
faut, il dit qu’il est là pour lutter et défendre le
peuple mais le peuple est affamé. Quelle défense
alors ? Ils parlent, ils parlent. Ils voulaient l’argent
mais le peuple n’a pas d’argent, on ne
travaille pas pour de l’argent, il y en a qui ont des
chevreaux et qui vivent du troc. Ils exigeaient de
l’argent, parce que si c’est du commerce ça doit
se passer avec de l’argent. Mais comment faire
alors si le peuple n’a pas d’argent ? On est revenu
avec la marchandise ».

J’ai beaucoup de matériel de ce genre et ce n’est
pas étonnant dès lors si j’ai des doutes, légitimes
me semble-t-il, sur l’évaluation locale des réalités
en présence. Ce n’est qu’ainsi que j’interprète,
par exemple, les circonstances dans lesquelles
le maïs, débarque en grains au port de
Namibe, parvient, dans une toute petite mesure,
à arriver pilé aux mains des Mucubais (après
avoir transité par la surprenante multiplicité
d’agents intermédiaires provoquée par l’actuelle
dérive de l’économie). Les Mucubais s’insurgent
contre cela depuis toujours, précisément.
Ce n’est pas tant parce qu’ainsi il devient plus
cher, ce n’est pas cela qui compte ici. Il s’agit des
raisons sociologiques. Ce
sont les femmes qui exigent
cela. Le fait de ne pas pouvoir
elles-mêmes piler le
maïs c’est une chose qui
les lèse profondément et
donc, dirait l’anthropologue,
lèse la société elle-même.
Piler le maïs c’est
une tâche capitale, pas du
point de vue économique
immédiat, mais du point de
vue social, à l’intérieur d’un
système de production
comme celui de l’élevage,
dans lequel le travail masculin
prend la part du lion
de l’investissement opérationnel
global, avec des
conséquences sociales défavorables
pour les femmes.
L’agriculture pratiquement
n’existe pas et n’a jamais existé et se fait
maintenant de moins en moins. Acheter de la
farine à la place du maïs diminue davantage la
capacité des femmes d’intervenir dans la vie de
leur société, les prive des dividendes sociaux
auxquels elles ont droit et perturbe leur gestion
du temps quotidien. Seul celui qui a observé le
fait social que constitue un groupe de femmes
réunies à piler le maïs tous les après-midi de trois
à six, avec les petits enfants tout autour et beaucoup
de bavardages, beaucoup de palavres et de
rires, avec tout ce que cela comporte comme
régulation sociale, seul celui qui a ces notions
peut comprendre le mal qu’on fait en vendant le
maïs déjà pilé et les conséquences qui, dans le
long terme, en découlent, vu le fonctionnement
réel de cette société qui n’est pas celui que
certains voudraient qu’elle ait. C’est par ces
ruptures que la désarticulation sociale s’installe
et le vide fait une place à l’alcool, par exemple.
Et l’alcool, qui arrive là-bas plus vite que le maïs,
est l’une des grandes menaces qui pèsent
aujourd’hui sur les Macubais (pas seulement sur
eux).

On pourrait objecter avec pertinence que nombre
de nos hommes politiques viennent des mêmes
couches sociales et, à un certain moment de leur
vie, ont été confrontés à des situations équivalentes
à celle que je viens d’évoquer. C’est vrai, en
partie, je crois, mais seulement en partie. Parce
que s’ils sont arrivés là où ils se trouvent c’est
parce qu’au départ ils n’étaient déjà pas exactement
dans les même conditions que la majorité
de la population angolaise. Les choses sont ce
qu’elles sont et c’est bien pour cela qu’existe le
phénomène de la mobilité sociale, c’est-à-dire
qui les gens agissent comme ils sont maintenant
et non comme ils étaient avant, et c’est cela qui
fait que les choses marchent, même si elles ne
marchent pas toujours pour le mieux. Pour vérifier
ce que je dis il n’est pas nécessaire d’être
anthropologue ni sociologue, il suffit de regarder
autour de soi.

On pourrait faire aussi l’objection que les
Vakuvale sont une minorité nationale. En tout ils
ne sont que quelques milliers de personnes, et
pour diverses raisons, sociales, économiques,
historiques, etc, la distance entre leur pratique et
l’exercice du pouvoir en termes modernes ne
peut pas servir de paradigme. Il est vrai que ceci
n’invalide pas ma préoccupation. Il y a beaucoup
de groupes d’Angolais que je pourrais mettre en
parallèle avec les Vakuvale ou qui se trouvent
dans des situations encore plus extrêmes. Même
à Luanda. Tout compte fait, cela peut donner
quelques millions et finir par atteindre la grosse
majorité de notre population.

On me demandera enfin où je veux en venir avec
cette articulation de données et de références.
Précisément là où je suis arrivé en tant que
citoyen en prenant appui sur une perspective
anthropologique, que cette fois je considère
comme devant être plus pragmatique
qu’érudite : en me demandant si les hommes
politiques n’ont pas besoin d’en savoir plus sur la
vraie vie de ceux qu’ils gouvernent, c’est-à-dire
ceux auxquels ils imposent les conditions qui
dictent la manière possible d’être vivant. Où
iront-ils trouver cette connaissance ? Cela me
semble évident : en la cherchant, en la produisant,
en profitant d’elle. A partir de qui et comment
 ? Celui qui pourra la mettre à leur disposition,
en utilisant les outils adéquats, etc.

Ce à quoi je peux prétendre, ce n’est pas qu’un
jour les hommes politiques se réveillent étant
devenus des connaisseurs de la vraie réalité angolaise
ou qu’ils soient tous des anthropologues
pour pouvoir la comprendre. Ce à quoi je peux
prétendre, c’est qu’ils prennent conscience, et
nous aussi, de ce qu’ils savent et de ce qu’ils ne
savent pas, de manière à ce qu’ils aient conscience
de cela quand ils décideront au nom des
autres, de l’Autre. Parce que dans ce cas ils
essaieront de savoir et nous serons tous bénéficiaires :
les populations, le pays en général et les
anthropologues par la bande…

Il m’arrive de compliquer encore les choses en
demandant : à qui pensent-ils les intellectuels ?
Parce qu’on découvre fréquemment les intellectuels
en train de décider ce qui convient aux
autres, notamment, et pour ne pas aller chercher
plus loin, en ce qui concerne les valeurs culturelles
traditionnelles, par exemple. Au nom de qui
et dans quelle perspective ? A qui pensent nos
économistes ? Ce qui est grave, c’est qu’il y aura
toujours ceux qui vont décider, dans tous les
domaines, et ce ne seront jamais les femmes qui
n’aiment pas qu’on leur vende le maïs pilé…
Nous tous, hommes politiques ou intellectuels,
sociologues ou juristes, scouts de la culture ou
professeurs, nous nous faisons de l’Autre une
idée qui n’est rien de plus qu’une projection que
nous fabriquons. Il n’y a pas d’autre voie. C’est
une question de formation, d’information, de
connaissance.