La facilité avec laquelle les Angolais ont recours aux armes
comme moyen de pression et à la guerre comme voie de
solution des conflits est leur plus dangereux héritage, par Maria da Conceição Neto
L’optimisme nationaliste et révolutionnaire
des années soixante et septante
laisse place à la frustration et aux doutes
sur la viabilité des identités nationales stables à
l’intérieur des limites des États africains post-coloniaux.
Pour ceux qui vécurent l’indépendance des colonies
portugaises tout en luttant pour une révolution
sociale, l’échec est évident : les années
nonante montrent une énorme misère qui côtoie
l’ostentation de la richesse, décor partagé par
beaucoup de pays de l’ainsi appelé tiers monde.
Devant la prolongation du conflit interne angolais,
la question se pose : le slogan mobilisateur
du MPLA, Um só povo, uma só nação (Un seul
peuple, une seule nation) n’était-il rien d’autre
qu’une illusion du nationalisme angolais, mûre
pour s’écrouler avant la fin du siècle ?
Il est vrai qu’à la lumière de l’histoire, l’unité
nationale angolaise compte en sa faveur quelques
atouts : l’écrasante majorité de la population
a une matrice culturelle bantoue, même si
elle est diversifiée ; la colonisation portugaise
joua ces cent dernières années un rôle
intégrateur ; le christianisme n’a dû affronter la
rivalité d’aucune grande religion ; et si la guerre
civile a créé des divisions profondes, ceux qui
ont combattu l’ont fait au nom des véritables
intérêts des Angolais, même si cela voulait dire
des choses différentes pour chacun d’entre eux.
En Angola, avec des rares exceptions, l’unité
nationale est positivement valorisée soit dans les
discours politiques (du pouvoir et de l’opposition),
soit dans la production intellectuelle ou
dans les conversations de café. Il ne suffit pas
d’avoir une potentialité d’unité cependant, il faut
la mettre à l’œuvre, et les guerres de conquête qui
se sont succédées ont été une amère et brutale
expérience de division. L’histoire montre aussi
des contradictions anciennes qui ne disparaissent
pas de la mémoire sociale collective, des
rivalités commerciales ou politiques, des guerres
de conquête, la traite d’esclaves, les préjugés
raciaux ou culturels.… des raisons pour créer du
ressentiment que des démagogues peuvent facilement
exploiter. L’histoire parviendra-t-elle à
aider non seulement à comprendre mais bien à
reconstruire la société angolaise ?
Les Bantous, sous-groupe linguistique africain
auquel appartient l’écrasante majorité de la population
angolaise, possèdent des affinités culturelles
significatives malgré leur diversité. Le
territoire angolais se trouve au carrefour de civilisations
importantes : celle des chasseurs et des
agriculteurs des grandes savanes d’Afrique centrale
(les ancêtres des actuels Lunda, Cokwe,
Lwena et Luvale, entre autres) ; celle des éleveurs
qui s’étend depuis les grands lacs jusqu’aux
zones tropicales sèches et semi-déserti13
ques de l’Afrique australe (en Angola, principalement
les Herero, Nkhumbi et Ambo) ; et celle
des cultures de la forêt tropicale du bassin du
fleuve Zaïre (représentées notamment par les
Bakongo). Les peuples umbundu (de langue
umbundo) et ambundu (de langue kimbundu),
qui représentent ensemble plus de la moitié de la
population angolaise, projettent à différents degrés
les interactions entre ces complexes de
civilisations.
La diffusion de techniques, instruments de travail,
cultures agricoles originaires d’autres continents,
l’adoption d’institutions politiques, les
mouvements de centralisation du pouvoir et d’unification
régionale (et d’autres de sens contraire),
le commerce de longue distance, montrent le
dynamisme des formations sociales existantes
au long des siècles et contredisent l’idée qu’il
s’agissait de sociétés fermées, statiques, tournées
exclusivement vers la subsistance.
Le trafic atlantique d’esclaves, la colonisation et
le christianisme, plus ou moins tardifs selon les
cas, ont produit des adaptations, des changements
et des nouvelles réalités sociales. Néanmoins,
la matrice culturelle bantoue, même si
elle a dû s’adapter à des circonstances diverses,
reste bien visible dans la vie moderne, et notamment
dans le système de troc, la structure familiale,
dans le rôle des biens de prestige ou dans les
voies de constitution des clientèles politiques…
L’histoire de cette région d’Afrique connut plusieurs
États centralisateurs (Kongo et Ndongo
jusqu’au XVIIe siècle, Matamba, Kasanje, Bié,
Bailundo, Lunda, jusqu’au XIXe siècle,
Kwanyama jusqu’au XXe siècle). Dans ce genre
d’espaces politiques, l’homogénéité ethnique de
la population fut l’exception, non la règle. Face
aux dynamiques sociales en général et aux identités
ethniques en particulier il n’est pas prudent
de projeter dans le passé des limites ethniques
des périodes récentes (par ailleurs mal étudiées
elles aussi). Dans d’autres sociétés bantoues, la
dispersion politique prévalait : des chefs de lignées
(ou d’ensembles de lignées) contrôlaient
des groupes politiquement autonomes, ce qui ne
les empêchait pas de jouer un rôle historique
important, comme le montrent les Cokwe (chasseurs
et commerçants avec une énorme expansion
géographique dans la deuxième moitié du
XIXe siècle), ou les différents chefs Ndembu (au
nord-est de Luanda), résistant à l’occupation
portugaise jusqu’en 1913.
Comme n’importe quelle société, celles-ci connaissaient
bien la guerre mais savaient également
opter pour le consensus ; des compensations
matérielles, des offres mutuelles et des
alliances matrimoniales jouaient un rôle d’importance
dans la préservation de la paix politique
entre groupes rivaux.
Si on les compare aux monarchies européennes
du passé, les anciennes
formations politiques
bantoues avaient quelques
avantages. Le rôle
des anciens, représentants
des principaux
groupes de parenté, est
bien reconnu dans la modération
du pouvoir
royal. Le système de succession
était aussi plus ouvert, ce qui permettait
de ne pas supporter des incapables du seul fait
d’être des premiers-nés. Le pouvoir passait traditionnellement
de frère à frère et d’oncle maternel
à neveu, mais le conseil de représentants des
principales lignées choisissait un parmi plusieurs
candidats possibles et, de cette façon, parvenait
à établir un certain équilibre entre les régions et
les lignées différentes, qui restaient dans l’expectative
de ce qu’aujourd’hui on appellerait
l’alternance du pouvoir.
Mais les fractions contraires ne se limitaient pas
toujours à attendre le tour de leur lignée pour
occuper les plus hautes fonctions de l’État. Elles
employaient des moyens « doux », comme l’intrigue
et l’assassinat, ou violents, comme la marche
guerrière sur la capitale. Le destin d’un
ennemi politique vaincu était généralement la
mort ou l’éloignement définitif à travers sa vente
à l’extérieur en tant qu’esclave. Dans la meilleure
des hypothèses, il était traité comme un paria.
Comme le montrent les guerres civiles de succession
dans l’ancien Kongo ou dans le Bié, la
tolérance entre chefs rivaux n’était pas à l’ordre
du jour, en quoi ces royaumes ne différaient pas
beaucoup de l’Europe d’il y a quelques siècles.
Il existait, ainsi, une contradiction (souvent conflictuelle)
entre l’organisation villageoise, plus
coopérative et tolérante, qui détenait des mécanismes
permettant la participation, directe ou
indirecte, de la collectivité et de la majorité des
individus dans les décisions et, d’autre part, la
hiérarchie politique comme pouvoir centralisateur,
faisant éventuellement appel à des guerriers
spécialisés.
L’étude de l’histoire politique et institutionnelle
des anciens Bantous devrait nous mettre en garde
contre les excès des généralisations. Nous pouvons
cependant soulever comme valeurs utiles
encore aujourd’hui : le respect de l’expérience
(pas seulement celle liée à l’âge mais aussi au
vécu, étant donné que tous les notables n’étaient
pas forcement des vieux) ; la recherche de consensus
plutôt que le recours à de sanglantes
guerres intestines ; le rôle de la redistribution de
biens dans l’élimination des tensions sociales. Il
est plus difficile de considérer comme positifs,
dans une perspective moderne, d’autres aspects :
les barrières à la mobilité sociale individuelle, les
obligations de redistribution à l’intérieur de la
famille étendue, les accusations de feitiço (maléfice)
portées à l’égard de ceux qui d’une ou d’une
autre manière prospèrent ; ou la rigidité dans la
distribution des rôles et des fonctions sociales
(masculin/féminin ; vieux/jeune) ; ou l’infériorité
sociale héritée de certains membres de la
collectivité (assujettis à des servitudes pour dettes,
ou réduits à l’esclavage, presque sans droits,
par la guerre) ; ou l’existence d’une aristocratie
du sang, transmise à travers la parenté selon des
règles variées mais avec l’établissement d’une
stricte hiérarchie entre les lignées. Même une
aristocratie liée aux fonctions, nommée par le
chef, était généralement exclue du pouvoir suprême,
sauf s’il y avait une appartenance simultanée
à l’une des lignées dominantes. L’exercice
du pouvoir politique, sauf de rares exceptions,
était interdit aux femmes. Il ne faut pas confondre
la prédominance de la lignée matrilinéaire,
commune à plusieurs sociétés bantoues, avec
une forme quelconque de matriarcat ou domination
politique féminine, puisque le pouvoir passait
d’un homme à un autre homme (oncle-neveu
; frère-frère) et non de mère à fille. Ces
aspects sont évidemment incompatibles avec des
règles démocratiques comme celle d’« une personne,
une voix » .
Combien de temps dura l’occupation coloniale ?
Pas cinq cents ans (erreur persistante), beaucoup
moins : quatre cents pour Luanda, 110 pour
Malanje, 72 pour Huambo… La dernière grande
campagne militaire fut lancée contre Mandume
et les Kwanyama en 1915. La forme actuelle de
l’Angola, ainsi que celle de la plupart des pays
africains, a moins de cent ans. On peut parler de
cinq cents ans de contacts culturels, néanmoins
irréguliers, dans l’ancien royaume du Kongo ;
mais celui-ci resta dans la périphérie de la colonie
portugaise d’Angola et, au XXe siècle, le
Congo belge et Léopoldville (Kinshasa) constituaient
un pôle d’attraction plus puissant pour
ses populations.
L’occupation effective du territoire angolais (conclue
donc au XXe siècle) délimita un espace
politique et administratif unique fortement centralisé,
sans respect pour la réalité socio-politique
des peuples africains. La population fut
progressivement intégrée dans une économie
nationale (malgré de forts déséquilibres), surtout
à travers l’expansion d’un réseau commercial et
la migration volontaire ou forcée de la main
d’œuvre. Le régime juridique et politique en
vigueur en Angola, Mozambique et Guinée, jusqu’en
1961, octroyait des droits de citoyenneté à
une fraction minime de non-blancs, enveloppant
sous le statut d’indigènes la presque totalité des
colonisés, indépendamment des différences de
statuts économique ou politique antérieurs.
Les règles imposées pour l’assimilation au cours
de ce siècle étaient une barrière à l’ascension
sociale de la majorité de la population noire ainsi
exclue des droits de citoyenneté. Dans la loi
coloniale portugaise, les « indigènes » étaient les
« africains et leur descendance » (soit les noirs et
les métis) qui n’avaient pas acquis des habitudes
et une culture portugaise « suffisantes » (tandis
que n’importe quel blanc était « civilisé », même
s’il était analphabète, pauvre ou délinquant).
Pour passer du statut d’indigène à celui de civilisé,
les noirs et les métis devaient démontrer
posséder un niveau de scolarité primaire, bonne
vie et mœurs, maîtrise de la langue portugaise,
revenus suffisants, us et coutumes de type européen,
ce qui demandait de nécessaires et humiliantes
inspections.
C’est bien d’une législation raciale qu’il s’agit :
la profession, le salaire, l’école, le régime d’impôts,
l’assistance médicale, le service militaire,
la propriété de la terre, la permis de conduire, tout
était déterminé par le fait d’être indigène ou
civilisé. En 1960, à peine 1% de la population
noire d’Angola avait le statut de civilisé. Cette
situation n’était ni typique ni exclusive de la
colonisation portugaise, vu qu’elle fut pratiquée,
avec des variations, par les Français, les Espagnols
et les Belges, mais elle était caractéristique
du colonialisme portugais du XXe siècle, jusqu’à
ce qu’en 1961 la lutte armée de libération
commencée en Angola obligea le Portugal à
revoir sa politique africaine. Le racisme portugais
n’empêchait pas évidement l’existence de
quelques espaces pluriraciaux, créés par des dynamiques
sociales qui échappaient aux règles
prévues, telles que des activités récréatives dans
des quartiers périphériques ou dans des petites
villes de province, certains clubs sportifs ou des
activités religieuses. Quant aux métis, il n’ont
jamais constitué une catégorie sociologique homogène
dans la société coloniale ; les enfants
légitimes de blancs ou de métis civilisés ne
souffraient pas une discrimination juridique, mais
leur destin social dépendait des ressources financières
du père et de leur accès à l’éducation, dont
le niveau en Angola fut très bas jusqu’aux environs
de 1965.
Un autre aspect relevant de l’héritage politique
portugais est en rapport au propre régime politique
: depuis 1930 et jusqu’au coup d’État de
1974, le Portugal vécut un régime dictatorial, à
l’instar des régimes fascistes européens vaincus
lors de la deuxième guerre mondiale. La neutralité
portugaise aura permis au régime de Salazar
de survivre, même s’il n’a été accepté aux Nations
Unies qu’en 1955. Un seul parti légal
(União nacional), la répression des syndicats et
des associations indépendantes, la censure totale
de la presse, ont constitué pendant plus de quarante
ans le lot quotidien des Portugais et, évidemment,
des peuples colonisés par eux. La
clandestinité et l’exil ont marqué définitivement
l’évolution politique
des organisations nationalistes
des colonies,
en compliquant
le débat interne et en
les faisant devenir
trop dépendantes des
voisins et des alliances
externes.
La colonisation portugaise créa aussi des zones
privilégiées et des zones marginalisées par rapport
à l’économie de marché, aux taux de scolarité,
à l’accès aux biens de consommation et aux
services qui ont accompagné l’établissement des
colons. On peut dire, en général, que le littoral
eut des avantages par rapport à l’intérieur, et le
sud par rapport au nord, mais cela ne suffit pas.
La capitale, Luanda, a toujours absorbé la partie
principale des investissements en infrastructures
urbaines et industrielles et, d’un autre côté, il y a
eu des pôles de développement à l’intérieur,
comme Huambo (Nova Lisboa), qui a rivalisé
avec la ville portuaire de Lobito (toutes deux
dépendant du chemin de fer vital de Benguela).
A l’extrême opposé de cette échelle se trouve
tout l’est de l’Angola, à l’exception de l’extrême
nord-est où se situe la Compagnie des diamants
d’Angola. La région nord-ouest (des Bakongo,
de langue Kikongo), économiquement importante
(café, pétrole), n’a commencé à avoir des
retombées favorables qu’après 1961, mais elle a
continué a être défavorisée, par exemple en matière
de communications et de scolarisation (à
l’exception de Cabinda).
La question linguistique mérite un espace particulier
dans ce commentaire historique, étant
donné l’incidence qu’elle a dans les stratégies de
développement et aussi dans l’évolution de certaines
tensions sociales. Le portugais sert
aujourd’hui de communication de base pour un
nombre de plus en plus grand d’Angolais, même
si ce n’est qu’une minorité qui le maîtrise entièrement.
La tendance au repli des langues bantoues
au sein de la population scolarisée continue,
ce qui renforce le rapport entre la maîtrise du
portugais, l’accès à la préparation technique et
scientifique, l’ascension sociale et le pouvoir
politique.
Jusqu’en 1975, plus de 70 % de la population
angolaise était rurale et n’avait pas subi une
occupation portugaise séculaire. Même dans les
zones de l’intérieur où la présence militaire ou
commerciale des Portugais venait du temps de la
traite d’esclaves, les langues de communication
étaient des langues africaines. Le couloir Luanda-
Ambaca, par exemple, a connu trois cent ans de
domination portugaise, ce qui naturellement a eu
une forte influence dans la culture de la région,
mais la principale langue de communication y
était le kimbundu. Le portugais servait seulement
pour les contacts avec l’extérieur et pour les
documents officiels, y compris ceux que les
chefs africains destinaient aux autorités portugaises.
En dehors des centres urbains les plus
importants, les fils des colons étaient fréquemment
bilingues.
Les missions chrétiennes ayant été les principaux
agents de scolarisation dans plusieurs régions
d’Angola (Uíje, Malanje, Bié, Kunene),
l’alphabétisation en langues bantoues précéda la
généralisation de l’usage du portugais. Mais un
décret de 1921 imposa l’enseignement exclusivement
en portugais, associant ainsi d’une manière
décisive la maîtrise du portugais à la formation
académique et à la mobilité sociale ascendante.
La marginalisation scolaire des langues
bantoues, l’urbanisation accélérée et le désir de
promotion sociale ont poussé un nombre important
d’Angolais à l’usage exclusif de la langue
portugaise.
Quant au christianisme, il ne s’agit pas seulement
d’une question de foi. Son expansion, à
partir du siècle passé, est allée de pair avec des
transformations économiques et sociales produites
par le système colonial, en modifiant des
conceptions et des modes de vie tels que la notion
de propriété, la structure familiale, le système
d’héritage, les pratiques quotidiennes d’alimentation,
d’habillement, d’éducation des enfants.
La densité de la présence des missionnaires est
de ce fait un indicateur des changements sociaux
structurels dans les sociétés africaines. Ces conséquences
sont encore présentes au sein des
actuels leaderships politiques aussi bien au pouvoir
que dans l’opposition. Ainsi qu’on le sait, le
réseau des Églises évangéliques a servi aussi
pour recruter des appuis pour les organisations
politiques angolaises sur base des anciennes divisions
régionales (baptistes pour le FNLA, méthodistes
pour le MPLA et congrégationnistes pour
l’Unita).
En Angola, comme dans d’autres pays africains,
la religion est associée à la formation d’élites
lettrées, christianisées et occidentalisées. La carte
délimitant la présence du christianisme en Angola
se présentait, au moment de l’indépendance
du pays, de façon très irrégulière, avec des zones
de haute densité (Huambo, Cabinda et Uíje atteignaient
90 % de la population ou plus) et d’autres
de faible implantation (le sud, l’est, avec 50 % ou
moins) [1]. Les non chrétiens, cependant, étaient
déjà une minorité et malgré le reflux temporaire
de la période d’après l’indépendance, actuellement
la majorité de la population de l’Angola se
reconnaît liée à l’une des multiples Églises chrétiennes existantes, le pourcentage de catholiques
étant de 54 %.
Dans beaucoup de régions les missionnaires ont
précédé l’administration coloniale. Pendant la
seconde moitié du XIXe siècle, l’Église catholique
relança son entreprise missionnaire, ayant à
l’époque comme rivales les différentes confessions
protestantes qui avaient choisi l’Afrique
comme terrain pour répandre leur message religieux
(en s’immisçant parfois dans les conflits
inter-impérialistes). Ces confessions religieuses
se sont partagé les zones d’influence sur base des
divisions internes de la société angolaise. Depuis
les environs de 1880 et jusqu’à près de 1950, les
baptistes ont travaillé parmi les peuples de langue
kikongo, les méthodistes dans la région entre
Luanda et Malanje (de langue kimbundu) et
diverses Églises congrégationnistes des États-
Unis et l’Église unifiée du Canada se sont implantées
dans la région du centre-sud d’Angola
(de langue umbundu). D’autres, de moindre importance,
ont travaillé dans le sud et dans l’est du
pays.
Dans les zones d’influence respectives, les Églises
protestantes ont créé d’importants centres
d’éducation, qui incluaient leurs propres imprimeries
éditant en portugais et dans la langue
dominante dans la région. Au sein des missions,
un couche sociale basée sur le monde rural et la
culture bantoue, mais ayant acquis des compétences
professionnelles et des valeurs nouvelles
et modernes, est apparue. Au moins dans le cas
des peuples de langue kimbundu (ou quéssua) et
umbundu (ou dondi), l’activité missionnaire a
contribué au renforcement d’une conscience ethnique
large, intégrant divers sous-groupes ayant
des parcours historiques différents. Cette action
a ainsi accentué les frontières régionales (et
culturelles) entre les différentes élites angolaises
émergentes, en plus de la plus visible frontière
entre catholiques et protestants. Dans le cas des
Bakongo, liés aux baptistes, les principaux centres
de formation se trouvaient dans le Congo
belge (aujourd’hui le Zaïre), et la répression
d’après 1961 et l’exode qui s’en est suivi ont
augmenté le nombre d’Angolais qui sont allés
étudier là-bas (en élargissant le fossé culturel
avec ceux qui sont restés en Angola).
Pour les Angolais scolarisés dans les missions
catholiques, et surtout pour ceux qui ont étudié
dans les séminaires, l’influence de la culture
portugaise fut plus forte dans leur occidentalisation,
étant donné le rôle privilégié joué par l’Église
catholique dans la société portugaise.
Quant aux groupes sociaux dominants actuellement
(dans l’économie et dans la politique), y
compris la nouvelle génération d’hommes politiques
de 35 à 40 ans, il faudrait faire une autre
analyse sur la mobilité sociale après l’indépendance.
Dans ce cas ont joué un rôle fondamental
des facteurs comme l’appartenance politique, la
formation académique (locale ou à l’étranger),
les liens familiaux, etc. Mais ce texte n’abordera
pas cette période.
La conscience et la défense d’une identité nationale
angolaise est apparue d’abord dans le milieu
urbain pour des raisons faciles à comprendre : la
plus grande circulation des idées et d’informations
venues de l’extérieur ; la convergence de
populations originaires de régions variées ; le
choc frontal des civilisés (de jure ou de facto)
avec la discrimination raciale. Les initiateurs du
mouvement nationaliste moderne ont été des
noirs et des métis (et quelques rares blancs)
travailleurs des services (fonctionnaires publics,
infirmiers, employés bancaires) écrivains et étudiants,
ouvriers spécialisés (typographes, cheminots),
marins (navigation de cabotage et de
long cours), gens des petits métiers urbains. Mais
lorsqu’il a fallu passer des revendications et des
tracts à la lutte armée, ce furent les paysans qui
ont permis l’évolution et l’expansion de la guérilla
dont le scénario fut le monde rural.
Les divisions du nationalisme angolais se sont
traduites par l’existence d’organisations rivales
dès le début de la guerre de libération : le MPLA et
le FNLA (duquel se séparera plus tard l’Unita). De
telles divisions reflétaient en fait des options
politiques et idéologiques en cours dans le monde
fortement bipolarisé des années cinquante à septante,
de même que les différents parcours sociaux
et culturels des leaders et des groupes en
question. Mais elles ont été aussi le fruit d’une
société coloniale sans aucun espace pour le débat
politique ni pour l’existence de mouvements
associatifs ou syndicaux indépendants. Il faut
rappeler que l’organisation de la lutte a dû se
faire à l’extérieur du pays. La police politique
s’est installée en Angola en 1957, mais la censure
de presse et l’interdiction ou le contrôle des
associations des « natifs », suspectes de « conspiration
séparatiste » remontaient aux années
vingt. Par ailleurs, c’est l’anachronisme du régime
portugais (et pas seulement sa faiblesse
économique) qui explique pourquoi, justement
quand la plupart des pays africains obtenaient
leur indépendance, les Angolais, Guinéens et
Mozambicains durent déclencher un guerre anti-coloniale.
La guerre de libération nationale (1961-1974)
renforça la conscience nationale angolaise et pas
seulement chez les combattants. Les zones qui
furent le théâtre de la guerre étaient relativement
peu nombreuses, mais sur tout le territoire la
population africaine a souffert de la répression
politique et des pressions économiques qui ont
suivi les événements de 1961. L’existence de
forces de guérilla agissant contre la domination
portugaise était connue de tous,
de même que la présence d’une armée
coloniale était un fait dans tout le pays.
Paradoxalement, cette armée, obligée
d’incorporer de plus en plus d’Angolais,
a contribué à l’unité nationale. A l’intérieur
des unités militaires partiellement
ou entièrement recrutées en Angola, des
liens de solidarité interethnique et interraciale
étaient créés, si bien que, malgré
les objectifs de la propagande militaire
portugaise, l’armée fut pour beaucoup
de jeunes la première expérience d’interaction
au quotidien avec des Angolais
d’origines différentes. Par ailleurs, ce
rôle des forces armées dans la création
de liens de solidarité interethniques et
interclassistes continue à exister de nos
jours [2].
Des guerres qui depuis trente-cinq ans se succèdent
en Angola, chacune a été plus destructrice
que la précédente (dans les structures physiques
et dans le tissu social). Des facteurs externes et
internes se partagent les responsabilités des causes
de ces conflits, mais leurs conséquences
retombent lourdement sur l’ensemble de la société
angolaise [3]. L’héritage le plus dangereux
d’une histoire marquée par tant de violence sera
néanmoins celui-ci : la facilité avec laquelle nous
avons recours aux armes comme moyen de pression
et à la guerre comme voie de solution des
conflits politiques ou sociaux. Parce que ce qui
peut détruire l’Angola ce ne sont pas tant les
conflits —expression de la diversité des situations,
opinions et intérêts—, mais bien nos fausses
solutions.
[1] Ces données sont de 1960 (les dernières publiées intégralement, mais l’expansion du christianisme a continué depuis lors).
[2] Les Forces armées populaires de libération d’Angola (Fapla), proclamées de manière formelle en 1974 comme armée du MPLA,
sont devenues l’armée nationale après l’indépendance, quand la loi a établi le recrutement militaire obligatoire.
[3] Les lecteurs de langue française trouveront facilement le n° 57 de Politique Africaine (mars 1995), intitulé L’Angola dans la
guerre, coordonné par Christine Messiant. Nous leur recommandons aussi les articles de Messiant dans la revue Lusotopies.
Enjeux contemporains dans les espaces lusophones, 1994 et 1995.