Des soldats invalides, des voies de chemin de fer comme des balafres
et le profil baroque des baobabs, par Antonio de la Fuente
« Angola, Angola
Quel peuple merveilleux
Mais de plaisir je ne vais pas mourir
Puisque je suis venu pour repartir »
(RM)
Tant de fois se sont étreints le président de
l’Angola, José Eduardo dos Santos, et le
leader de l’opposition armée UNITA, Jonás
Sabimbi, lors de la signature des accords de
Lusaka, en mai 1995, que soudain la fin de la
guerre est apparue proche. Ils sont allés jusqu’à
s’appeler « frères », ceux-là mêmes qui pendant
plus de vingt ans se sont fait une guerre impitoyable,
qualifiée comme « la pire au monde » par le
secrétaire général des Nations unies. Eux mêmes
dont les états majors ont si longtemps mis le pays
en pièces empêchant toute possibilité d’accord
négocié.
En ce jour d’étreintes, les Angolais ne sont pas
sortis dans les rues pour fêter l’événement, car
tant de fois leurs espoirs ont été déçus. Ils sont
allés travailler, acheter ou vendre ce qu’on trouve
sur les marchés, ou même fêter d’autres causes
que celle de la paix tant attendue, au milieu de
cette agitation permanente des villes africaines.
Comme à Lubango, principale ville du sud du
pays, où l’on fête le vainqueur d’une course
d’automobiles qui perturbe une fois par an les
rues de ce qui fut une paisible ville coloniale.
Reproduisant les prouesses mécaniques du vainqueur,
ces jeunes euphoriques semblent fêter
autre chose, peut-être la simple possibilité de
pouvoir faire la fête sur des ruines.
Comme au marché de Vale tudo (« Tout est
bon », du nom d’un feuilleton brésilien), à
Luanda, où les vendeurs sont majoritairement
des Zaïrois, ou plutôt des Angolais enfuis au
Zaïre et revenus plus tard. Un d’entre eux commence
à jouer du marimba, son voisin ajoute une
corne et un troisième une paire de maracas. Un
client rubicond, probablement fonctionnaire
d’une agence d’aide, est pris de contagion et se
met à danser. Les Zaïrois l’entourent et dansent
avec lui au cri d’« amigo, amigo », si fort qu’un
chien se met à aboyer derrière le fonctionnaire
dansant. Un gamin boiteux, le pied atteint par la
polio, trébuche et tombe au milieu des rires d’une
bande d’enfants.
En arrière plan, le soleil s’enfonce dans l’Atlantique.
Les îles allongées sur la côte et le profil
baroque des baobabs disparaissent jusqu’au lendemain.
Dans les flaques environnantes, les redoutables
anophèles, dont la piqûre transmet le
paludisme, se réveillent affamés.
Un peu plus loin, face à la plage où des dizaines
d’orphelins de guerre s’endorment, tout près de
l’endroit où les buveurs de bière importée éliminent
leur surplus, un groupe de musiciens
capverdiens, assis en cercle sous un acacia à
fleurs rouges, joue des mornas et des coladeiras
et le sentiment indicible que dégagent ces musiques
parvient à répandre un baume imaginaire
sur les croûtes de la ville.
Vue du haut plateau central du pays, la géographie
angolaise montrerait les trois balafres tracées
par les chemins de fer qui écoulaient jadis
les richesses minières et agricoles de l’intérieur
vers les ports côtiers et les métropoles coloniales.
L’Angola a depuis longtemps ses veines ouvertes
dans l’océan.
Aujourd’hui, les ressources générées par l’extraction
du pétrole sous-marin exploité par des
multinationales, servent au gouvernement à financer
la guerre, tandis que les diamants que
l’Unita trafique par le Zaïre voisin profitent à la
même besogne. La population s’est
majoritairement réfugiée sur la frange côtière, la
plupart du temps privée d’eau potable et d’électricité.
Les casques bleus des Nations unies sont
arrivés, ils sont déjà sur le point de partir.
L’Angola n’a pas choisi ses voisins —l’agressive
Afrique du Sud de l’apartheid, le Zaïre de
Mobutu—, et n’a pas eu de chance, enchevêtrée
dans l’écheveau de la guerre froide qu’Américains
et Soviétiques se livraient par procuration
sur sa terre rouge. Maintenant l’apartheid semble
agonisant, la guerre froide se dénoue autrement
et ailleurs, mais les veines de l’Angola restent
bien ouvertes.
Bien ouvertes, comme les mains de ces dizaines
de jeunes soldats invalides qui mendient au passage
des véhicules dans les rues de Luanda, en
uniforme de combattant. Défilent devant eux,
sans s’arrêter, des camions chargés d’aide alimentaire,
des voitures fumantes, des autobus
branlants, et les soldats invalides doivent presser
le pas d’une seule jambe, appuyés sur des
béquilles, pour obtenir quelques kuanzas archi
dévalorisés. L’armée les laisse mendier en uniforme,
faute de pouvoir leur assurer une ébauche
de réhabilitation, une pension d’invalidité, une
humble prothèse.
Au musée d’anthropologie, o senhor José Teca,
se propose de montrer les salles où la culture
agricole umbundu, les armes bakongo ou la
métallurgie cokwé recèlent leurs secrets. Une
forge en argile reproduit les volumes du corps
féminin, à l’intérieur duquel brûle le feu, et dont
la vulve laisse sortir le métal fondu. Dans la
culture cokwé, la femme ne peut pas voir la fonte
du métal, de même que l’homme ne peut pas voir
l’accouchement d’un enfant, parce que l’enfant
est au moment de naître comme le métal coulant.
Avant de partir, José Teca nous offre un exemplaire
d’une brochure sur l’évolution des trônes
lunda-cokwé, après nous avoir expliqué, poussé
par nos questions, les vertus prophylactiques de
la circoncision, traditionnellement pratiquée en
Afrique. L’Angola est un pays miné par les
corruptions, grandes et petites. On raconte qu’une
victime d’une inondation sauvée des eaux par un
policier en service doit depuis lors lui verser
chaque mois quinze millions de kuanzas, l’équivalent
d’un salaire d’instituteur, le prix de six
bières. Mais José Teca nous a accordé une heure
de son temps sans essayer de nous vendre quoique
ce soit, et certainement pas sa brochure.
Depuis Bruxelles, une ville à l’abri du paludisme
mais pas de la saudade, une carte postale a été
adressée au musée d’anthropologie de Luanda,
portant la légende « Rien n’est perdu ».