Vingt ans de guerre civile, L’interminable bras de fer

Mise en ligne: 22 octobre 2013

Deux années après la signature des accords de paix, on voit
mal comment un retour aux armes serait possible. On voit tout
aussi difficilement comment trouver l’issue finale du conflit, par Jacques Bastin

Quinze années de guerre anticoloniale,
vingt ans de guerre civile, l’histoire
contemporaine de l’Angola est un long
cortège de souffrances, de morts et de haines. Il
n’est pas aisé de comprendre le pourquoi de cette
tragédie dont les racines plongent dans les profondeurs
de l’histoire des peuples d’Angola, et
en particulier des cinq siècles de colonisation
portugaise durant lesquelles s’affronteront alliés
et adversaires de la domination blanche. Il y
aurait beaucoup à dire sur la période coloniale,
marquée par le commerce des esclaves et par les
innombrables guerres de conquête qui ne se sont
achevées que dans les années vingt de ce siècle.

Quarante fois le territoire de la Belgique, l’Angola
constitue un vaste pays qui réunit tous les
types de paysages africains, du désert à la forêt
tropicale, de la côte atlantique vers les hautsplateaux
de l’Est, et possède des ressources innombrables.
Malgré la guerre, l’Angola est au
deuxième rang —après le Nigéria— des pays
d’Afrique sub-saharienne en termes de rentrée
de devises, grâce à la production pétrolière. Située
sur la frange côtière, elle n’a pas trop souffert
des conflits et a pu être maintenue à environ
un demi million de barils par jour. On estime les
réserves actuelles suffisantes pour les seize à
dix-sept ans à venir, et les compagnies continuent
à mettre à jour régulièrement de nouveaux
gisements, pour la plupart off shore. L’Angola
est aussi un des plus grands exportateurs de
diamant et possède un important potentiel agricole.
Avant 1975, l’Angola était le premier exportateur
mondial de café et le troisième de sisal.
Il exportait aussi coton, céréales et viande bovine.

Les populations angolaises appartiennent à plusieurs
groupes ethniques bantous. Le plus important
est celui des Umbundu, originaires du plateau
central, qui, avec les populations Ambundu
du centre-nord, constituent la majorité de la
population du pays. L’ethnie Bakongo est l’un
des trois grands groupes transfrontaliers d’Angola
 : ils peuplent, au nord, les provinces de Uíge
et du Zaïre, ainsi que le sud-ouest du Zaïre et le
Congo. Au nord-est de l’Angola les Lunda-
Cokwe s’étendent au Zaïre (Shaba) et en Zambie,
et, au sud, les Ovambo occupent également
le nord de la Namibie.D’autres groupes ethniques
peuplent encore l’Angola, parmi lesquels on
peut citer les Nyaneka au sud.

Trois mouvements de libération

C’est dans les années cinquante que se forme peu
à peu le mouvement nationaliste. Se constitue
d’abord l’Union des Peuples du Nord de l’Angola
(UPA) qui rassemble, outre des Bakongo
certains militants d’origine umbundu. Mais c’est
le Mouvement populaire de libération de l’Angola,
issu de l’alliance de plusieurs groupements
créoles urbains qui déclenche la lutte armée en
février 1961, suivi de peu par l’UPA qui orchestre
une campagne d’attaque des colons dans le Nord.

L’UPA se scindera ensuite en deux mouvements :
le Front national de libération de l’Angola (FNLA)
et l’Union pour l’indépendance totale de l’Angola
(Unita). Cette dernière mènera ses premières
opérations armées en 1967. Si le Parti africain
pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert
(PAIGC) d’Amilcar Cabral et le Front de libération
du Mozambique (Frelimo) de Samora Machel
fédéraient les nationalistes dans la lutte de libération
de leur pays, en Angola ce sont donc trois
mouvements qui s’en sont disputés le leadership,
chacun présentant des caractéristiques propres.
Le FNLA, dirigé par Holden Roberto est influencé
par les Églises baptistes du Nord et représente
surtout les intérêts des populations bakongo. Le
MPLA, conduit par Agostinho Neto, subit lui l’influence
de l’Église méthodiste et a la réputation
d’être le parti de l’intelligentsia créole urbaine
ainsi que des populations ambundu. L’Unita,
proche des Églises évangéliques du centre du
pays est présidée par Jonas Savimbi, ancien de
l’UPA, et s’enracine dans les populations umbundu
du plateau central.

Les guerres coloniales finiront par user le vieux
régime fasciste portugais. Le 25 avril 1974 a lieu
la révolution des oeillets, menée par les capitaines
du Mouvement des forces armées qui, fatigués
des guerres coloniales, mettent ainsi fin à la
dictature de Caetano et Salazar. S’ouvre alors les
négociations pour l’indépendance des colonies
portugaises en Afrique. A ce moment, nous sommes
en pleine guerre froide. Les protagonistes du
conflit Est-Ouest, avec leurs alliés dans la région
australe de l’Afrique, vont non seulement soutenir
le mouvement de leur choix, mais finiront par
intervenir militairement. Ainsi le FNLA reçoit le
soutien direct du Zaïre et un appui matériel et
financier des Américains. Le MPLA est lui soutenu
par l’Union soviétique, ainsi que par la
plupart des mouvements tiers-mondistes à
l’Ouest. L’Unita recevra l’aide de l’Afrique du
Sud, des Etats-Unis ...et de la Chine, dont la
théorie des trois mondes désigne à l’époque le
« social impérialisme » soviétique comme l’ennemi
principal. Un accord entre les trois mouvements
de libération pour la constitution d’un
gouvernement de transition est conclu à Alvor,
au Portugal, en janvier 1975. Mais, rapidement,
la guerre éclate. En septembre de la même année
le Zaïre, proche du FNLA, envahit le nord du pays.
A l’opposé, ce sont les troupes sud-africaines,
alliées de l’Unita, qui franchissent la frontière
sud et remontent vers Luanda. Le MPLA fera appel
à Cuba, dont 15.000 soldats débarquent à Luanda,
pour repousser ses adversaires. Le 11 novembre
1975, Agostinho Neto proclame unilatéralement
l’indépendance de l’Angola. Le MPLA finit par
l’emporter et s’installe au pouvoir à Luanda.
L’UNITA et le FNLA regagnent le maquis et s’engagent
dans une stratégie de guérilla, avec des
fortunes diverses. Le FNLA finira par s’éteindre
comme force armée. Par contre, entre MPLA et
UNITA, c’est le début d’une guerre civile qui dure
depuis vingt ans.

Otages de la guerre froide

Il y a plusieurs lectures de ce terrible conflit. La
première est, on l’a vu, celui du conflit entre les
deux superpuissances de l’époque par alliés interposés.
L’impact de la guerre froide sur le
développement du conflit angolais est indéniable.
L’appui des puissances internationales jouera
aussi un rôle non négligeable sur le marquage
idéologique des protagonistes angolais : le MPLA
est poussé dans les bras de l’URSS et de Cuba par
l’isolement dont il est victime de la part de
l’Occident (en 1975, Agostinho Neto chercha à
établir des relations avec les Etats-Unis et se
heurta à une sèche fin de non recevoir de Kissinger)
et finira par adopter —du moins dans son
discours— la doctrine marxiste léniniste. L’Unita
est l’alliée des Sud-africains et des Américains,
et rejoint la croisade anticommuniste des « combattants
de la liberté » avec les moudjahidin
afghans et les contras nicaraguayens chéris par
Ronald Reagan. Ces alliances ne manquent pas
de paradoxes. Qu’a l’Unita en commun avec les
moudjahidin et même les contras, alors qu’elle
applique à son organisation et à sa stratégie de
guérilla les principes maoïstes, ce qui, par certains
aspects, la rapprocherait plus du Sentier
lumineux au Pérou ou des Khmers rouges au
Cambodge. Et que dire des gendarmes katangais
qui, après avoir défendu les intérêts américains
durant la sécession de leur région et combattu
auprès de l’armée coloniale portugaise contre la
guérilla nationaliste, finiront par se battre aux
côtés des troupes du MPLA et des Cubains contre
l’Unita et l’armée sud-africaine ?

Le deuxième niveau de lecture est celui du conflit
régional. L’Angola constitue un enjeu d’importance,
tant sur le plan économique que sur un
plan géostratégique. L’Angola contrôle 1500
kilomètres de la côte australe de l’océan atlantique.
Situé entre le Zaïre et la Namibie —alors
occupée par l’Afrique du Sud—, il sert aussi de
débouché sur la mer —via le chemin de fer de
Benguela— pour le minerai extrait sur les hauts
plateaux Zambiens et du Shaba. Il est compréhensible
que cet axe Afrique du Sud-Namibie-
Angola-Zaïre excite la convoitise des superpuissances,
mais il s’agit aussi pour chacun de ces
pays de se positionner dans la région et de préserver
ses propres intérêts. L’Angola sera le terrain
de cette lutte d’influence et le conflit angolais
devient un enjeu pour toute la région australe de
l’Afrique, qui finira par influencer tant la résolution
du problème namibien que la chute de l’apartheid
en Afrique du Sud [1].

Oppositions internes

Le troisième niveau de lecture est national. Selon
Fernando Pacheco [2], le MPLA n’a pas été capable de définir, dès l’indépendance, un projet politique
national susceptible d’éviter la tragédie qui
s’est abattue depuis lors sur le peuple angolais.
Outre des erreurs d’appréciation du contexte
international et régional, il méprisa l’importance
des forces politiques intérieures qui décidèrent
d’appuyer l’Unita, principalement constituées
par les élites umbundu systématiquement exclues
du pouvoir. Quand Savimbi gagne, en
1976, le maquis dans le sud-est du pays, une
région de savanes sèches presque inhabitée, il est
accompagné d’une poignée de fidèles. Le MPLA
pense alors à une victoire militaire facile. Mais
petit à petit, grâce à l’aide sud-africaine et américaine,
avec l’appui de certains opposants politiques
qu’elle rallie, l’Unita devient une force
militaire et politique finissant par faire jeu égal
avec le pouvoir de Luanda. Celui-ci est aussi
affaibli par ses luttes intestines de pouvoir et par
la corruption qui le mine. D’autres clivages internes
influencent le conflit. La question ethnique
est importante même si elle n’est pas déterminante.
On peut y voir aussi une opposition de
type socioculturelle entre paysans et urbains,
entre ville et campagne qui croise celle entre
populations noires et blanches ou métissées.

La lutte pour la paix

Avec la chute du mur de Berlin, les cartes sont
redistribuées. La guerre froide se termine. La
Namibie est indépendante et l’Afrique du Sud
chemine vers la démocratie. Les Cubains sont
partis. Les belligérants angolais se retrouvent
face à face. Des négociations s’engagent. Elles
conduiront à un accord de paix signé au Portugal
en mai 1991, qui prévoit l’instauration du multipartisme
et l’organisation d’élections démocratiques
dans les dix-huit mois. Personne ne donne
alors cher de la peau du MPLA, discrédité par
quinze années de pouvoir totalitaire et corrompu.
Pour beaucoup l’Unita pourrait constituer une
alternative valable, tout au moins à essayer. Les
occidentaux parient sans l’ombre d’un doute sur
une victoire de l’Unita dans les urnes. Mais une
campagne électorale désastreuse du leader de
l’Unita convaincra la majorité des électeurs qu’il
est pire dictateur que son opposant. Et le MPLA
gagne largement des élections reconnues comme
régulières par les Nations unies. « Entre le voleur
et l’assassin, nous avons choisi le voleur » disent
beaucoup d’Angolais, résumant ainsi l’étroitesse
du choix qui leur était proposé. Aucune troisième
force politique n’a pu s’insinuer entre les deux
protagonistes de la guerre. L’Unita, qui n’a ni
désarmé ni démobilisé ses troupes, refuse le
verdict des urnes et reprend les armes. C’est le
début d’une nouvelle guerre effroyable. Il y
aurait beaucoup à dire sur l’échec de ce processus
démocratique. Deux choses sont certaines : la
responsabilité de ce qu’on appelle « la communauté
internationale » est grande dans la mesure
où elle a permis la tenue des élections alors que
les conditions minimales n’étaient pas réunies
— la démobilisation et le désarmement
complets des forces militaires
en présence et la création
d’un corps d’armée national unique—,
et où sa neutralité n’a pas
toujours été exempte d’ambiguïté.
Ensuite, le peuple lui a cru
au processus et a fait preuve d’une
dignité, d’une participation et
d’un calme exemplaires pendant
la tenue des élections. Quelle sera
son attitude la prochaine fois
qu’on lui proposera d’aller voter ?

Après des combats terrifiants,
l’Unita occupe jusqu’à cinq capitales
de provinces sur les quatorze
que compte le pays et en
assiège quatre autres. Elle contrôle
près des trois quarts du territoire.
Mais la plus grande partie
de la population a rejoint les villes
et la bande côtière tenues par
le gouvernement. Un terrible bras
de fer s’engage. Le gouvernement
reconstitue des troupes et
se réarme massivement. Petit à
petit il regagne du terrain et reprend
le dessus sur une Unita
isolée qui ne bénéficie plus de
ses appuis passés et fragilisée par des dissensions
internes. C’est le retour à la table des négociations
qui mettront près de deux années avant
d’aboutir à un nouvel accord de paix. Celui-ci est
signé à Lusaka le 20 novembre 1994 et prévoit un
partage du pouvoir entre l’Unita et le MPLA.
Appel est fait cette fois aux casques bleus pour
garantir le cessez-le-feu.

Depuis lors, les accords sont mis en œuvre cahincaha.
Un jeu de cache-cache diplomatique entre
les deux parties s’est engagé, où chacun présente
une fois la carotte, une fois le bâton. La guerre a
ruiné l’économie angolaise, exception faite de la
production de pétrole. Aujourd’hui, un tiers au
moins de la population dépend de l’aide internationale
d’urgence. On compte plus d’une mine
enfouie dans le sol par habitant. Les plantations
de café sont en friche, de même que celles de
sisal, de banane et de coton. Les ponts, les routes,
les centrales électriques, les écoles et les hôpitaux
sont détruits. Le gouvernement a hypothéqué
la production de pétrole des deux prochaines
années pour acheter des armes. La dette extérieure
a atteint près de onze milliards de dollars
auxquels il faut rajouter quatre milliards d’intérêts
de retard accumulés ces dernières années.
Deux années après la signature des accords, on
voit mal comment un retour aux armes serait
possible. On voit tout aussi difficilement comment
trouver l’issue finale du conflit. Le MPLA
garde le pouvoir sur la capitale, les grandes villes
et le pétrole. Mais l’Unita administre de facto une
partie importante du monde rural et bénéficie
toujours de l’exploitation de plusieurs importantes
mines de diamants. Quand l’Unita renoncerat-
elle aux derniers atouts qu’elle possède, et en
échange de quoi ?

Mines et double morale

« Quelques participants à la Table ronde des pays donateurs, tenue à
Bruxelles en septembre 1995, ont mis en garde contre la double morale
de l’Occident, soulignant qu’il ne suffisait pas de dénoncer les violations
des droits de l’homme et de vouloir aider les nombreuses victimes
des mines, mais qu’il était plus important de demander de comptes aux
pays qui produisent et vendent ces mines antipersonnelles au mépris de
la vie humaine. Ce reproche touche aussi bien l’Afrique du Sud, la
République tchèque, le Portugal, la Russie, les États-Unis, la France,
l’Italie, la Belgique, la Chine que bien d’autres pays encore. Aussi ne
peut-on pas prétendre qu’il s’agisse ici d’un problème particulier des
Angolais. Le déminage est un devoir incombant également à la communauté
internationale »

Christina Krippahl, dans la revueallemande D+C, juillet 1996

Des casques bleus et une enfant mutilée

« Les forces de maintien de la paix de l’ONU, accusées en diverses
occasions de créer des troubles dans les zones sur lesquelles elles ont
été déployées, sont maintenant l’objet de violente critique de la part de
la propre organisation. Dans une étude récente à propos des
répercussions que les conflits armés ont sur les enfants et les mineurs
d’âge, on affirme qu’au Mozambique, en Angola, en Somalie, au
Cambodge, en Bosnie et en Croatie, “l’arrivée de soldats de maintien
de la paix est liée à une rapide augmentation de la prostitution infantile”.
(…) Le porte parole de l’Unicef à Genève, Marie Heuzé, évoque
le cas d’une enfant mutilée en Angola, hébergée dans un centre de
réhabilitation, qui fut victime de viols répétés de la part des casques
bleus, étant incapable de courir et de s’échapper. “Comment quelqu’un
peut-il violer une enfant en profitant du fait qu’elle ne peut fuir
parce qu’elle est amputée d’une jambe ? Comment peut-on admettre
cela ?”, se demande-t-elle indignée. Et le rapport fourmille de “ce type
d’atrocités et actes barbares qui provoquent la nausée”, rajoute-t-elle ».

Ana Fernández, dans le journal espagnol El País du 5 décembre 1996

[1L’ANC a toujours bénéficié d’un soutien inconditionnel de l’Angola. La défaite de l’armée sud-africaine en 1987 à Cuito
Cuanavale (verrou stratégique dans le sud-est de l’Angola) a mené à la négociation des accords de New York en 1988, qui
échangeaient le retrait cubain d’Angola contre l’indépendance de la Namibie. Ces événements font partie des éléments qui ont
amené le pouvoir blanc à négocier avec l’ANC la fin de l’apartheid.

[2Le conflit angolais et les élections en Afrique du Sud, l’attente, in Antipodes n°124, mars 1994.