Peut-on s’intéresser à un pays et ignorer sa littérature ? Deux romans fournissent des clés, arbitraires peut-être mais certainement indispensables, pour comprendre la réalité angolaise, par Colette Braeckman (Yaka) et Antonio de la Fuente (Saison des pluies)
La guerre qui a ravagé l’Angola ne date pas d’hier. Les racines de la lutte remontent à cinq siècles. Dès l’époque où les Portugais établirent des comptoirs sur la côte atlantique, alliés et adversaires de la pénétration blanche s’affronteront par tribus interposées. Ainsi, parce qu’il évoque largement les événements du passé, le roman de Pepetela aide à comprendre pourquoi les luttes intestines sont si tenaces.
Angolais d’origine portugaise, Pepetela fait partie de cette génération d’écrivains blancs d’Afrique australe qui, comme Nadine Gordimer ou Breyten Breytenbach en Afrique du Sud, ont opté pour leur appartenance africaine, choisi leur pays et entrepris, dans de longues chroniques passionnées, de faire revivre son histoire. La trame de son récit, qui peut se comparer à Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez, est faite des destins croisés de plusieurs familles de Benguela, plusieurs générations où se côtoient Blancs, Noirs et Métis, qui parfois se mélangent.
L’histoire commence avec Alexandre Semedo, né en 1890 sur la route de Benguela alors que ses parents fuyaient une révolte qui avait éclaté dans le sud, du côté de Capangombe. Oscar Semedo, le père, avait été déporté en Afrique par les autorités portugaises de l’époque, qui entendaient sanctionner ses convictions républicaines. Dans la modeste boutique de Benguela, qui fera vivre la famille Semedo durant des décennies, on a gardé le goût des discussions politiques. Le « café du commerce » local ne désemplit pas. De quoi parle-t-on en terre d’Afrique, sinon des domestiques qui partagent la vie des Blancs, de l’incompréhension de la lointaine métropole, de ces révoltes toujours recommencées, des « peuples de l’intérieur », les Kuvale qui défendent leur troupeau, tout comme les Cuamatos et les Cahamas ou les Bailundos, qui cessent de lutter lorsque le chemin de fer rend inutiles les caravanes qui amenaient les esclaves vers les ports atlantiques... A travers la dynastie des Semedo sont dépeints cinq siècles de coexistence obligée et l’on comprend mieux la superficialité du fameux « métissage » tant vanté, où la présence portugaise se résume à d’incessantes guerres, à la conquête de l’intérieur du pays, à l’agression contre des peuples qui vivaient dans l’abondance et se développaient à leur rythme.
Le roman évoque aussi ces résistances qui renaissent toujours, malgré les massacres, les terres brûlées, le bétail décimé. Dans le bistrot, puis le magasin de la famille Semedo, sous le regard d’une très ancienne statuette yaka, qui enregistre toutes ces péripéties qui feront l’histoire, se dévide la mémoire de Benguela, celle de la famille Semedo, de ses pairs, des planteurs de l’intérieur, des militaires venus du Portugal. Apparaissent aussi des familles africaines, clientes de longue date de la boutique et parfois apparentées aux propriétaires, des métis, des « assimilés », des rebelles.
Le dernier siècle de la conquête coloniale revit ainsi, et ce roman passionnant, très bien traduit, ne se termine qu’à la veille d’une indépendance où la fragile victoire du Mouvement populaire pour l’indépendance de l’Angola (MPLA) s’inscrit dans la continuité d’une résistance qui ne cessa jamais. Le romancier Pepetela apparaît comme un militant politique qui rend à son pays sa véritable mémoire et cette dernière se superpose à l’histoire stéréotypée jusqu’à présent léguée par le colonisateur. Yaka est une clé essentielle pour saisir l’Angola en profondeur, il permet de comprendre pourquoi, jusqu’aujourd’hui, a luta continua, la lutte continue...
Extrait du Monde diplomatique de février 1993
Lidia do Carmo Ferreira, écrivain angolaise, disparaît mystérieusement à Luanda, lors de la violente reprise de la guerre civile en 1992. En lisant Estação das chuvas on n’en saura pas plus sur les circonstances de sa disparition. Par contre, ce roman permet de rapprocher le regard de l’histoire du nationalisme angolais, qui prend racine dans un millénarisme africain né probablement le jour même où le Portugais Diego Cão et son équipage sont arrivés à l’embouchure du fleuve Zaïre il y a tout juste un demi millénaire, si pas plus.
Il s’est répandu au cours des siècles, se métamorphosant dans des cultes politico-religieux — comme celui de Simon Kimbangu, mort en prison au Katanga, en 1953— et a été à l’origine des troubles du début des années soixante qui ont conduit le pays à l’indépendance en 1975. En référence à ce qui arrivait dans le Congo belge voisin, on chantait à l’époque dans le Congo angolais : « Ceux qui mangent à la table des Flamands / Ceux-là vont avoir la peur au coeur / Mais pas nous ! / Antoine Ninganessa marche à côté de nous / Nous n’avons pas peur de l’oppresseur ». Antoine Ninganessa, un Bakongo angolais, « disait toujours que les gens devaient cesser d’imiter les blancs. Personne ne devait porter des pantalons ni des chemises, personne ne devait manger dans des assiettes en aluminium, personne ne devait utiliser du papier toilette. Parfois il s’excitait et criait qu’il fallait faire tout à l’envers par rapport aux Portugais. Et alors lui même commençait à marcher en arrière, comme une écrevisse, ou s’asseyait alors sur une chaise les jambes croisées à l’envers et tournait la tête vers le dos et parlait non par la bouche mais par l’anus ».
Le parcours des protagonistes d’Estação das chuvas, permet aussi d’examiner la genèse d’une dissidence de gauche du parti au pouvoir, le MPLA, surgi de cette petite bourgeoisie alphabétisée de Luanda, si bien qu’elle comptait autant de poètes que de combattants. Le MPLA est devenu un appareil à garder le pouvoir et entrepris de réprimer violemment toute ébauche d’opposition. Pour ces dissidents faits prisonniers, « même les chiottes de la prison ne sentaient plus la merde mais le sang. Nous nous endormions avec les cris des torturés et nous nous réveillions quand ils se taisaient ».
A la fin du roman, deux anciens camarades se rencontrent entre les décombres de la reprise de la guerre et se posent cette question lancinante : Et maintenant ? L’un d’entre eux fait « un geste ample, en indiquant la maison et ses murs criblés de balles. La ville irrémédiablement pourrie. Les édifices dévastés de l’intérieur. Les chiens mangeant les morts. Les hommes mangeant les chiens et les excréments des chiens. Les fous et leurs corps couverts de goudron. Le regard perdu des mutilés. Les soldats paniquant au milieu des décombres. Et plus loin des villages désertés, des champs calcinés, l’obscure multitude de malfaiteurs. Et plus loin encore, la nature affolée, le feu dévorant l’horizon. Et il répond, alors : Ce pays est mort ! ».
Cette réplique, qui ferme le livre, a valu à l’auteur une disqualification sanglante d’un des chefs de guerre angolais, Jonas Savimbi, leader de l’Unita. Un écrivain pouvait-il espérer mieux faire ?