Comme un homme privé de sommeil

Mise en ligne: 2 août 2012

Et si l’absence d’expression artistique était aussi à l’origine du génocide rwandais ?, propos de Thierry De Smedt recueillis par Michel Elias

« Je m’appelle Thierry De Smedt, j’enseigne au département de communication de l’Université catholique de Louvain. J’ai travaillé dans le domaine du développement au Rwanda de 1979 à 1981 en qualité de secrétaire d’administration au ministère rwandais de l’éducation et de la culture. A mon retour d’Afrique, j’ai repris mes activités à l’université et ce n’est qu’en 1990 que j’ai fait un petit séjour d’un mois pour rendre visite à des amis, juste dans les mois qui ont précédé ce qu’on appelle la guerre du Rwanda, c’est-à-dire l’attaque du Front Patriotique Rwandais qui lui a finalement permis de prendre le pouvoir à Kigali.

 » Mon premier contact avec le Rwanda date de 1976. J’ai été frappé à cette époque-là de découvrir les musiques relativement riches que jouaient les paysans, et de constater que ces musiques étaient absentes des programmes de la radio rwandaise et introuvables en cassettes alors que de plus en plus de Rwandais possédaient des radiocassettes. J’avais été surpris par cette rupture entre la musique vivante des paysans et celle qu’on entendait à la radio et trouvait dans le commerce.

 » Partant de cette constatation, j’ai conçu l’idée de solliciter une ONG afin de lancer un projet de développement qui aurait consisté simplement à donner l’occasion à des groupes ou des artistes de procéder à un enregistrement de ce qu’ils jouaient et de dupliquer des cassettes en quantité limitée, leur permettant de diffuser autour d’eux, à bas prix, des souvenirs de ce qu’ils avaient chanté. J’ai soumis ce projet à une ONG et me suis heurté à un refus sans appel. Les responsables de cette ONG m’ont expliqué que dans un pays aussi pauvre que le Rwanda il y avait des priorités : il fallait avant tout que les gens aient quelque chose à manger, un toit pour se loger, un minimum de formation. Si toutes ces conditions étaient remplies, on pouvait peut-être penser à faire de la musique. Dans le cas du Rwanda, repris dans les statistiques des organismes internationaux comme ayant un revenu annuel par habitant inférieur à 120 dollars, comme le Burundi et Haïti, il ne pouvait en être question. Conclusion : pas d’art pour les pauvres.

 » Lorsqu’en 1979, je suis parti pour le Rwanda dans le cadre d’un service civil, je ne souhaitais pas travailler dans un projet de développement. Je préférais collaborer simplement dans un service public. Cela me mettait dans une position plus favorable pour découvrir un pays d’Afrique à ma manière. Je suis donc parti avec, en poche, une promesse d’engagement sur place au ministère rwandais de l’éducation nationale, de la culture et des beaux-arts. Arrivé là, on m’a notamment invité à travailler dans le domaine culturel, j’ai pu ainsi approcher la culture rwandaise à travers l’institution chargée de la promouvoir.

 » J’ai vite constaté que la promotion de la culture rwandaise posait un problème politique. La mission de la culture était définie dans l’ouvrage qui servait de base aux orientations politiques de l’État, le manifeste du parti unique de l’époque, le MRND [1]. La culture devait, si ma mémoire est bonne, « avoir pour mission à la fois de permettre au Rwandais de s’enraciner dans son passé, de le connaître et d’en être fier et de faire de lui un citoyen moderne, dynamique, débarrassé de ses préjugés ancestraux ».

 » Le problème auquel ce texte faisait allusion était le suivant : les deux premières républiques du Rwanda après l’indépendance étaient des républiques dans lesquelles le pouvoir était essentiellement aux mains des Hutus (respectivement du centre et du nord du pays). Or les idéologues hutus souhaitaient rompre avec ce qu’ils considéraient comme l’ancien Rwanda royal et féodal dominé par les Tutsis, durant l’ère précoloniale et coloniale. Il y avait dans cette attitude la volonté d’effacer toute trace de ce Rwanda maudit du passé dans lequel le Hutu était l’inférieur du Tutsi. C’était l’idéologie propre aux milieux du pouvoir rwandais, dans les années septante, exacerbée par ce que vivait, à la même époque, le Burundi voisin [2]. Cette mobilisation permettait également de masquer les hégémonies régionales et familiales sous un pan-hutisme commode. Or la promotion de la culture rwandaise traditionnelle —de la chanson, de la musique, de la poésie, des contes et même de la religion traditionnelle— exhumait inévitablement toutes les figures de la féodalité et de la royauté, avec d’autant plus de netteté que ce régime avait été effectivement dominant. En enregistrant, photographiant, exposant, éditant les éléments du patrimoine culturel traditionnel rwandais on pouvait toujours être taxé de passéisme et de nostalgie de l’ordre ancien. La difficulté était d’autant plus grande que la culture traditionnelle était non écrite. Pour la découvrir, il fallait inévitablement la susciter à travers ses expressions « vivantes » issues du comportement des Rwandais qui en étaient encore convenablement imprégnés. Cette culture rwandaise en continuité avec la tradition existait bel et bien, il y avait de la musique, des contes qui se narraient aux veillées, de l’artisanat, de l’architecture et des rites religieux [3]. Par ailleurs, certains intellectuels tentaient de sonder la culture traditionnelle pour essayer d’y retrouver quelle était réellement la culture du peuple hutu, puisque celle-ci avait toujours été reformulée par la culture de l’élite, plus destinée à chanter les mérites des puissants que des obscurs [4]. Il était très difficile de retrouver cette culture puisque, comme toute culture dominée, elle était toujours condamnée à l’amnésie. Ici l’amnésie était double : amnésie organisée par l’ordre monarchique et amnésie sous la pression de la représentation du monde véhiculée par l’occident industriel colonial et néocolonial. »

 » Parallèlement à cet art traditionnel qu’en dépit des difficultés, les fonctionnaires du ministère s’employaient à collecter et diffuser, il y avait un art contemporain. J’ai déjà évoqué les orchestres de musique « moderne », officiellement soutenus par l’État. Il y avait aussi de nombreuses chorales religieuses ainsi qu’un chœur néo-traditionnel à Butare, assez connu grâce à la radio. Quelques auteurs écrivaient des pièces de théâtre, jouées dans des cercles culturels ou dans des écoles. Des peintres et des sculpteurs, issus de l’école d’art de Nyundo, produisaient des œuvres qu’il arrivait au ministère d’exposer. Il était pratiquement interdit à cet art d’émettre la moindre critique sur la validité du régime en place. La sûreté était très active et certains sujets étaient tabous. Les gens arrivaient à en parler entre eux à mots couverts, (la langue rwandaise est subtile), mais ces sous-entendus exigeaient que l’interlocuteur sache déjà de quoi il est question. Il était par conséquent difficile d’exprimer une idée nouvelle par allusions. Quant aux artistes, ils préféraient visiblement s’abstenir d’exprimer quoi que ce soit qui concernerait le régime politique. D’autres sujets étaient aussi tabous. Les problèmes liés au droit foncier, qui pourtant organisaient peu à peu la spoliation des terres cultivables au détriment des petits paysans, ne semblaient pas pouvoir être abordés dans des œuvres d’art. De même en ce qui concernait l’accaparement progressif des richesses par une caste de privilégiés du régime. Un autre problème, à la fois évident et interdit d’expression sur le terrain artistique était la question de l’ethnie. L’ethnie était officiellement une donnée exclusivement administrative destinée, par exemple, à déterminer les quotas ethniques de promotions scolaires, mais cela ne pouvait pas se commenter, cela se sous-entendait et cela se pratiquait avec des régimes de passe-droit suivant la puissance de la personne. La question ethnique, pourtant essentielle en ce qu’elle organisait tacitement un clivage d’identités sociales, ne trouvait aucun support d’expression pour être explorée intellectuellement. Elle n’apparaissait ni dans les chansons, ni dans les représentations graphiques, théâtrales, ou littéraires. Privées de terrains d’expression explicites ou artistiques, ces questions pourtant cruciales étaient condamnées à une sorte de refoulement social.

 » Je voudrais aborder particulièrement l’expression artistique musicale. Parallèlement à la musique traditionnelle composée de chants de circonstance devant être jouée par des spécialistes avec des instruments particuliers dans des circonstances particulières, il existait une musique contemporaine qui était pour l’essentiel, comme je l’ai dit, une musique promue et alimentée par des ressources nationales. L’État subventionnait quelques orchestres en leur offrant des instruments de musique commandés à l’étranger et les invitant à enregistrer à la radio et à se produire aux grandes occasions. Cette musique, officielle, devait obéir aux mots d’ordre du MRND avec comme slogan : la paix, l’unité et le développement. Tels étaient effectivement les thèmes abordés dans cette musique, qui au plan du contenu parlait de situations de paix —dans le sens de consensus, d’ordre, d’absence de toute contradiction—, d’unité —lutte contre toute force centrifuge—, et de développement —justification préalable et ultime de tout. On retrouvait ces trois mots d’ordre dans la plupart des chansons, dont la forme esthétique, loin de prendre ses racines dans l’art rwandais, empruntait ses références au Zaïre, au Kenya, ou aux musiques afro-cubaines qu’on rencontrait dans les années septante dans toute l’Afrique. Les musiques rwandaises s’inspiraient également, d’une part de la mode reggae et, d’autre part, du show-business français, qui pour les jeunes compositeurs devenaient des références de la bonne musique moderne de qualité. L’influence française auprès des jeunes provenait de la grande diffusion de Radio France Internationale qui alimentait Radio Rwanda en programmes musicaux enregistrés en langue française et de l’activité du Centre culturel français qui organisait des tournées de chanteurs que les gens de la capitale pouvaient découvrir au Centre d’échanges culturels franco-rwandais. Tout cela faisait que la musique contemporaine était une musique d’emprunt, sans continuité avec la musique rwandaise traditionnelle. Mais ces emprunts étaient sélectifs. Dans la musique moderne rwandaise, pas de blues. Personne ne crie sa détresse, sa misère, sa haine, ni même son amour d’ailleurs. Le rock rwandais, qui aurait pu être une musique d’agitation, de violence, de frénésie, n’existait pas non plus. La seule exception dont je me souvienne concernait un petit ensemble qui se réunissait chez un jeune coopérant français et qui ne donnait pas de concerts publics, des musiciens underground, en quelque sorte.

 » Dans d‘autres formes d’art, comme les arts plastiques, il était frappant de voir qu’en peinture, il y avait très peu de production. Celle-ci était principalement limitée aux écoles d’art où la peinture de référence était souvent une peinture zaïroise, d’ailleurs assez bien vendue à Kigali. En sculpture on trouvait une sorte d’imagerie d’Épinal montrant des scènes de personnes portant des pots sur la tête ou en train de puiser de l’eau, stéréotypée. C’était un art où ne transparaissait jamais une quelconque forme de révolte, de violence, de douleur ou d’agressivité. C’était avant tout un art de connivence, fait pour flatter la beauté du monde, sans jamais montrer ce qui peut susciter le désenchantement, le scepticisme, l’agacement, enfin tout sentiment négatif. A nouveau, se retrouvait dans les arts plastiques cette espèce de pesanteur euphorique de bon aloi.

 » A l’époque où j’ai résidé au Rwanda, j’avais simplement limité mon analyse à constater ce que je viens de décrire, sans poursuivre ma réflexion. La reprise de cette interrogation dans mon esprit s’est produite à deux moments-clés. Le premier moment date d’un séjour en 1990 au cours duquel j’ai assisté au retour d’une équipe de football rentrant d’un match qui s’était déroulé à Kigali. Les supporters étaient juchés sur des camionnettes —des voitures avec une benne à l’arrière— scandant des slogans, des cris de victoire, et se livrant à des figures presque chorégraphiques, pendus aux structures des camionnettes ou juchés en équilibre sur des motos-taxis. Ils traversaient la ville en agitant des bannières et des gestes qui pour moi, spectateur de leur passage, me rendaient mal à l’aise. Leurs gestes et leurs attitudes me semblaient exprimer davantage une violence réelle qu’une violence sportive. Avoir vaincu l’adversaire paraissait avoir plus d’importance que le plaisir d’avoir mené un jeu admirable.

 » Le second moment-clé de ma réflexion débuta lors du grand bouleversement qui a eu lieu un peu plus tard, en octobre 1990, lorsqu’après l’attaque du Front patriotique rwandais à la frontière ougandaise, les premières arrestations massives débutèrent à Kigali. J’ai appris par les médias que l’armée rwandaise avait arrêté en quelques jours plusieurs milliers de Tutsis soupçonnés de sympathiser avec le FPR et que ces arrestations avaient été exécutées comme si l’avance du FPR pouvait être entravée en arrêtant systématiquement les Tutsis. Le paroxysme de cette horreur fut atteint en avril 1994 lorsque les massacres des Hutus modérés et des Tutsi ont éclaté. De ma position de spectateur médiatique, puisque j’étais en Belgique et regardais la télévision, écoutais la radio et lisais les journaux, j’ai été frappé, à la fois par l’extraordinaire efficacité de ces massacres et par — c’est horrible à dire— l’ingéniosité, la créativité que les massacreurs semblent avoir mises dans l’exécution de leur projet.

 » Je m’explique. Ce sont des choses très difficiles à formuler : il y a eu dans ces massacres, en tout cas dans la manière dont on a pu les découvrir en Belgique, à travers les médias, d’une part une ténacité et une efficacité incroyables : la vague de mort avançait inexorablement, sans se fatiguer, sans donner l’impression de douter d’elle-même. Et, d’autre part, un raffinement dans la souffrance infligée à autrui, progressant depuis la menace voilée jusqu’à l’exécution par découpage des membres, par humiliations successives et même par des gestes de déshonneur envers le cadavre. Comment comprendre que dans l’œuvre harassante de l’assassinat de ses voisins et connaissances, ait pu exister ce raffinement à la fois insupportable et étonnant dans ce qu’un être humain peut infliger à un autre. D’où vient cette créativité morbide ? Quel est son projet ? De quoi est-elle l’expression ?

 » Ravagé par le sentiment d’être ainsi le témoin lointain de ces choses insupportables, je n’ai pas pu m’empêcher de revenir en pensée au thème de l’art et de la culture. Pourquoi tant d’opiniâtreté et de cruauté chez un peuple connu pour son flegme et son tact et dont, de surcroît, l’art n’exprimait presque jamais la violence ?

 » Peu à peu l’idée s’est forgée en moi que quelque chose de primordial avait peut-être été négligé, à la fois par les spécialistes du développement, qu’ils soient rwandais ou étrangers. Comment se pouvait-il qu’un individu rwandais qui a grandi dans sa culture, qui a été scolarisé ( scolarité très proche, d’ailleurs, de celle que nous pratiquons chez nous ) soit capable —pour certains d’entre eux en tout cas, car il ne faut pas généraliser— de se transformer en bourreau efficace et raffiné ?

 » Je me suis peu à peu demandé quel type de manquement culturel, de carence, devait exister au Rwanda pour offrir si peu de frein au passage à l’acte barbare. L’idée m’est venue qu’il existait peut-être une relation entre ce que j’avais eu l’occasion de constater dans l’art et la production artistique et les comportements horribles en situation de crise grave. Plus précisément, je me demande si le passage à l’acte ultra violent ne trouve pas une de ses motivations dans la difficulté à pratiquer l’art.

 » Cela impliquerait de définir ce que l’on pourrait appeler art. L’art, ici, ne désigne pas exclusivement ce qui produit les grandes oeuvres qu’on pend au musée. L’art serait, ici, au sens large, création d’imaginaire : une capacité de produire des choses (histoires, musiques, sculptures, peintures, sculptures, danses, sports...) qui se présentent comme une sorte de mensonge sublimé. On y trouve selon moi trois attributs essentiels : un élan à désigner un monde réel, une vision personnelle alternative à ce monde réel et quelque chose d’original dans la forme qui appelle l’attention.

 » De ce fait, l’art peut assurer une fonction essentielle —que jamais les experts du développement n’ont voulu envisager— qui serait de permettre à chacun de « créer des mondes dans sa tête », exprimables à travers différents types d’activités culturelles. Ces mondes ne sont ni le monde banal de la vie quotidienne, ni le monde dit objectif, tel que le pouvoir autorise à le représenter.

 » L’art est une pratique de l’imaginaire, de la représentation, sublimée par un effort esthétique, mais il est aussi toujours en rupture, en révolte, en désobéissance par rapport aux styles, aux idées justes, aux bons sentiments. Il y a toujours dans l’art quelque chose de provoquant : une subversion, une transgression de l’ordre, qu’il soit attribué à la réalité matérielle ou au poids d’une idéologie. A ce titre, l’art assure une fonction de recréation, de lieu où, un peu comme dans le rêve, chacun peut tenter de produire des figures du monde tel qu’il pourrait être, tel qu’on pourrait le souhaiter ou tel qu’on le déteste. Cette fonction, l’art l’accomplit dans la société en troquant la violence de sa transgression de l’ordre contre le plaisir esthétique. S’il y parvient, personne n’osera y toucher. Chacun aura senti que malgré ce que l’œuvre a de dérangeant elle contient quelque chose de sacré, d’essentiel.

 » Or ces attributs-là étaient pratiquement inexistants au Rwanda et cette capacité de penser le monde, de le voir à travers des figures subversives, incohérentes, complexes, tendues n’était pas proposée au citoyen. Il devait respecter un silence d’adhésion face à un discours simplificateur par rapport auquel —sauf dans un milieu intellectuel très restreint— aucune contradiction n’était exprimable, ou choisir la colère violente sans aucune forme de médiation. En 1994, un jeune Rwandais sans emploi, sans garantie sur son avenir, éternel concurrent de son semblable, sans capacité de s’exprimer en des termes choisis sur la qualité du monde qui l’entoure, sur ce qu’il souhaiterait, sans formation, sans possibilité de participation au pouvoir, n’avait plus que l’alternative —surtout si l’État lui concédait cette possibilité et l’y invitait— d’exercer une violence totale contre l’ennemi officiellement désigné.

 » En revenant à cette carence artistique que je pense avoir identifiée dans la culture rwandaise, je dirais que la culture dite occidentale a fait de l’art une sorte d’atelier pour penser le monde tel que la société tente de le construire, sous ses différentes formes. On retrouve d’ailleurs dans chaque époque de l’histoire occidentale des parallélismes étonnants entre les figures de l’art et les figures de la science, de la technique, de l’économie et de la politique. De ce point de vue, l’art devient le rêve collectif d’une société lorsqu’elle doit tenter de recomposer l’image qu’elle a d’elle-même pour accomplir sa mutation.

 » Entendons nous. Je ne prétends pas que la culture, et l’art en particulier, soient le rempart contre la barbarie. Notre société en a fait la sinistre expérience. Je pense seulement que, dans la condition postmoderne [5], l’art, au sens où je l’ai défini plus haut, joue un rôle majeur de laboratoire du présent. Si l’art ne peut jouer ce rôle, le citoyen se retrouve condamné à choisir entre l’exercice périlleux de la rationalité pure ou le passage à l’acte.

 » Si la question du développement nous préoccupe, cela pourrait nous suggérer de nous mettre au travail dans la réflexion sur la place de l’art dans le développement, sur l’art comme régulateur ou comme lieu de méditation d’une société sur elle-même. Les mythes, les récits, les images, les musiques, sont des essais de ce que chaque être humain, chaque groupe humain dans une société peut ambitionner. L’horrible exemple rwandais pourrait être une invitation à concevoir des projets de développement visant à susciter des lieux d’art, conçus non comme des conservatoires, c’est-à-dire des endroits où l’homme est à l’abri du monde et le monde à l’abri de l’art, mais comme une enceinte de temps et d’espace dans laquelle chaque citoyen se sent autorisé à produire des figures de sa pensée, du monde, des mondes intérieurs personnels, sans que ces « œuvres » soient menacées par le monde extérieur.

 » Paradoxalement, la liaison qui pourrait exister entre l’art et le monde environnant ne peut exister qu’à la condition que la société matérialise et reconnaisse des frontières, à partir desquelles on entre dans des domaines d’art, c’est-à-dire des domaines où la transgression est nécessaire, où la transgression ne doit pas donner lieu à enquête et condamnation. Parallèlement à ce que les anciens Grecs appelaient l’agora, qui est le lieu du débat sur la place publique, il devrait exister, même dans les pays pauvres, des lieux où chacun peut créer des objets d’art dans lesquels les mondes intérieurs se donnent à contempler dans et sous leur angle provocateur, suggérant même parfois l’odieux, l’insupportable, mais où ces figures pourraient être apprivoisées grâce à leurs qualités esthétiques suffisamment bouleversantes, originales, pour que chacun se sente invité à s’arrêter devant elles pour les apprivoiser.

« Il s’agirait, en matière de développement, d’être plus sensible qu’on ne l’a été jusqu’à présent à cette fonction essentielle que l’art joue dans la capacité d’une société à s’inventer elle-même. Privée de cette capacité, une société devient doublement dépendante. Elle est d’abord dépendante de l’extérieur, des lieux où on a le droit de faire de l’art, parce qu’alors tout art ne peut être qu’un art importé. Et, en même temps, elle est dépendante d’elle-même parce qu’elle est condamnée à vivre sans acheminer à l’expression symbolique sublimée les images inconscientes qui l’animent. A la manière d’un individu privé de sommeil, au bout d’un moment elle hallucine et finalement devient folle ».

[1MRND : Mouvement révolutionnaire national pour le développement, fondé le 5 juillet 1975 par le général major Juvénal Habyarimana après qu’il eût pris le pouvoir par un coup d’état le 5 juillet 1973, mettant fin à la présidence de Grégoire Kayibanda, dont il était le ministre de la défense.

[2A l’inverse du Rwanda, le Burundi était gouverné par un régime militaire à forte dominance tutsi - hima. En 1972, un génocide selectif avait éliminé physiquement ou forcé à l’exil la plupart des intellectuels hutus.

[3Quoique importante, la religion chrétienne n’avait pas éteint la pratique du culte d’un être dénommé Ryangombe, rite désigné par le terme rwandais ukubandwa. Le directeur général de la culture et des beaux-arts, philosophe de formation chrétienne, s’intéressait profondément à l’ukubandwa, au point d’être surnommé ironiquement Imandwa ( adepte de l’ukubandwa ) par ses collègues.

[4Comme partout, les artistes professionnels se retrouvent dans les milieux proches du pouvoir. En effet, seuls ces milieux possèdent assez de ressources pour entretenir des artistes spécialisés. Même si ceux-ci puisent leur inspiration dans la culture populaire, leurs oeuvres doivent correspondre aux représentations du monde en vigueur dans les milieux qui font vivre l’artiste.

[5Je pense aux travaux d’auteurs tels que Jean-François Lyotard, Alain Touraine, Michel Maffesoli et Marc Augé.