Largo, la « world music » façon Bruxelles

Mise en ligne: 6 août 2012

Dans une fête de quartier ou à l’Olympia, à la télé ou dans une prison, Largo
impose sa musique métissée, par Antonio de la Fuente

Boulon, tu es musicien, peintre et illustrateur —l’illustrateur attitré d’Antipodes—. En 1993 tu as formé avec Mustapha Largo et Marc Van Eyck, Largo, un groupe qui rencontre un succès grandissant avec sa musique que tu qualifies de métissée. Comment Largo est-il né ?

— Largo est né d’une rencontre. J’ai travaillé plus de dix ans avec d’autres musiciens, dont Marc, qui est devenu batteur de Largo, dans des projets musicaux qui avaient une orientation plus rock jusqu’à ce que j’ai rencontré Mustapha qui travaillait les percussions africaines. J’étais déjà branché sur la musique orientale et cela me permettait d’aller vers d’autres horizons que ceux du rock basic.

La recherche de Largo ce n’est pas de reproduire de la musique orientale, c’est refaire une musique. Les choses se mélangent. On allume la radio, on est à l’écoute du monde entier. Sur le marché il y a plutôt une tendance vers l’anglo-saxon, mais il y a un peu un ras-le-bol de ce genre de despotisme.

Dans vos chansons, vous racontez des pages de votre histoire ?

— Je crois qu’on est représentatifs de Bruxelles, parce que Largo c’est deux Belges et un Belge d’origine marocaine, et dans la population de Bruxelles il y a à peu près deux tiers de Belges et un tiers d’immigrés. On vit tous dans le même quartier, à Cureghem, qui est un quartier très mélangé. J’ai vécu aussi dans un quartier à majorité turque, cela fait partie de la vie courante de Bruxelles.

Largo, c’est la rencontre de trois personnes avec trois cultures différentes, trois passés et c’est cette confrontation qui fait sa spécificité. Mustapha est né ici et il est marocain d’origine. Au départ ce n’était pas du tout dans son intention de chanter, il n’avait jamais chanté à part dans des mariages, des chants traditionnels. Un chanteur a un rôle important, c’est lui qui est l’image d’un groupe et Mustapha, il a du charisme. Dans les textes de Musta, il y a des références à l’Andalousie, ce qui peut montrer à un jeune Marocain qu’il a aussi en lui des références artistiques, même spirituelles. Il y a des chansons qui parlent du racisme, ce qui nous interpelle. Les textes sont basés sur la vie quotidienne.

Vous jouez dans toutes sortes d’endroits, aussi bien dans des prisons qu’à l’Olympia. Comment cela se passe-t-il d’un côté comme de l’autre ?

— Chaque concert est une rencontre avec les gens. On a déjà fait dix pays différents, ce qui nous permet de voir comment notre musique fonctionne ailleurs qu’en Belgique. Un journaliste au Canada ne nous parlera pas d’intégration. Pour lui, on est des artistes et on représente la Belgique. On propose une musique métissée et les gens apprécient beaucoup, même dans des pays où au départ ils ne sont pas ouverts à ce type de musique. En Hongrie, par exemple, même s’ils n’avaient jamais entendu ce genre de musique, on est parvenu à faire danser les gens. Nous avons envie de donner une notion de fête, de partage, le but c’est que les gens bougent, s’amusent, puissent chanter et même comprendre. Nous n’avons pas besoin de faire des discours, le fait qu’on soit à trois, cela suffit, cela se fait naturellement.

Qu’est ce qui vous fait jouer dans des prisons ?

— Je crois qu’humainement on a besoin d’expériences, d’émotions. Les concerts, c’est chaque fois une émotion, il y a des moments vraiment magiques. Dans les prisons, c’est important de donner un peu d’espoir à des gens qui sont enfermés, qui ont peut-être fait des conneries, on vient dans le but de leur donner un peu de joie. En plus pour nous c’est un contact humain, c’est rencontrer des gens qu’on n’aurait pas eu l’occasion de rencontrer. Quand on va au fin fond de la France jouer en plein milieu d’une cité, c’est intéressant aussi de voir comment les gens travaillent sur place pour essayer d’améliorer la vie quotidienne. La musique permet de faire bouger un peu les frontières, de s’élargir l’esprit, sans autre discours, simplement par le biais du rythme.

Et la télévision, comment la prenez- vous ?

— Elle a un rôle promotionnel. Nous avons été invités à l’émission Les pieds dans le plat sur l’immigration parce qu’on représente quelque chose en Belgique. Deux Belges et un Marocain, de plus un Marocain qui travaille à la STIB [1], c’est déjà une image forte. Mais à la télé on n’a pas de contact avec les gens, on préfère être sur scène, et après parler avec les gens.

Et l’expérience à Forest-National, où vous avez joué le lendemain de la découverte du corps de Loubna Bennaïssa ?

— Cela nous a remués. Dans notre public il y a une part de Maghrébins, c’était normal de faire un geste. On a proposé cette minute de silence, en ne sachant pas si les gens allaient suivre. Il y a eu six mille personnes qui ont gardé le silence, c’était très impressionnant. Je crois que c’est plus fort d’avoir fait le concert que de l’avoir annulé, comme certains le voulaient, car il faut continuer à essayer de faire prendre conscience aux gens, faire une fête d’espoir, de changement.

Vous jouez aussi pour des manifestations de solidarité avec le tiers monde. Comment cela se passe-t-il ?

— Je crois que l’élément social est important, on aime bien être à la rencontre des gens, on a l’esprit critique et si on peut donner des coups de main, on le fait. Maintenant on fait très attention à ne pas faire que ça, parce qu’on a une carrière musicale aussi à mener. Si on fait des actions plus sociales, ce n’est pas par démagogie —on peut tomber là-dedans aussi—, c’est parce qu’on a envie de le faire. On reste quand même prudents, parce qu’on n’a pas envie de se retrouver uniquement dans un domaine socio-culturel et prisonniers de l’image de l’intégration et compagnie. On doit faire attention à ne pas se faire manipuler. Politiquement il y a des gens qui seraient vraiment intéressés d’avoir Mustapha, ça fait toujours très bien pour un parti politique d’avoir « l’intégré » de service. Par ailleurs, cela nous ferme aussi certaines portes, la musique avec un chant arabe ne passe pas encore facilement. Un journaliste à la RTBF [2] disait que quand on passait de la musique arabe ils recevaient des coups de téléphone d’auditeurs dérangés. Mais la musique se mélange, il n’y a pas de frontières, ce qu’on appelle la world music a commencé dans les années quatre- vingt avec la musique noire africaine et petit à petit des gens comme Khaled ont permis d’ouvrir vers le côté un peu plus oriental.

Les jeunes issus de l’immigration peuvent s’identifier à certaines de leurs traditions culturelles, pas seulement dans leur art. Quelle est la musique qu’ils apprécient ?

— Le rap, la culture rap qui vient des États-unis, qu’on retrouve en France et ici. Le rap, c’est une manière de s’exprimer sur la vie qu’ils vivent, la banlieue, la répression policière, la drogue, le chômage, le manque d’argent, de moyens. C’est un discours revendicatif, une révolte par rapport à la situation vécue. Nous, on essaie plutôt de voir le côté positif plutôt que d’aller vers le matraquage et la critique systématique. Il faut critiquer, mais il faut essayer de donner de l’espoir, même si ce n’est pas toujours évident. Il y a des groupes de rap en France qui sont très violents. Cela rend compte d’une certaine réalité sociale, mais il faut essayer aussi de ramener un peu d’espoir.

Le rock est né aux États-unis, dans les banlieues, dans les ghettos, mais c’est une forme qui a été réélaborée ailleurs. Et le rap ?

— Le rap aussi, au début pas, mais maintenant si. Il y a un rap typiquement français. Quand on se balade en France, dans ces banlieues horribles où il y a vraiment un malaise social, le malaise des jeunes qui n’ont pas d’espoir, on n’a pas besoin d’être philosophe pour comprendre pourquoi il y a ce désespoir. Pour nous c’est bien de pouvoir aller jouer là parce qu’on a envie de dire : il y autre chose. Si on veut bouger il y a toujours moyen de faire quelque chose.

Une musique comme la vôtre amène un public européen à s’intéresser à l’étranger qui se trouve ici, ou au tiers monde ?

— Je ne crois pas que la majorité des gens se responsabilisent par rapport aux problèmes du tiers monde en écoutant de la musique. Notre cas est plutôt représentatif de ce qui se passe ici. Les étrangers, ce sont des gens comme nous, qui vivent comme nous, qui ont besoin de manger, de travailler. Ils existent. Je crois que le dialogue est possible, qu’il n’y a pas que l’image du jeune délinquant, parce qu’on a parfois tendance à ne voir que cela comme image chez des jeunes d’origine maghrébine. C’est vrai qu’il y a des endroits où il y a des problèmes, mais je crois que cela concerne une minorité. En général, ils amènent une richesse plutôt que des problèmes.

Pour mettre la réalité du tiers monde à la portée des gens, des groupes sont tentés de prendre appui sur l’expression artistique, culturelle, la peinture, la musique. Comment tu juges cela ?

— Je crois que de toute façon ce sont les gens qui vivent le phénomène qui peuvent en parler le mieux. Si il y a un problème dans tel pays d’Afrique et que musicalement il y a un groupe africain qui en parle, c’est le meilleur moyen de le véhiculer. Si en plus il a la chance de pouvoir sortir du pays et diffuser sa musique ou sa peinture, je pense que c’est un bon moyen.

Ce n’est pas toujours facile pour des artistes du tiers monde de venir en Europe…

— Oui, mais il y a quand même régulièrement des gens qui viennent. Mais on ne comprend pas toujours ce qu’ils racontent. Dans Largo il y a des chants marocains, c’est parce qu’il y a des traductions que je sais de quoi ils parlent. Il faut des médiations, des gens qui expliquent, qui mettent les choses dans un contexte, comme dans tout ce qu’on ne connaît pas. Il y a des gens qui peuvent a priori dire : moi, je ne comprends rien à l’art abstrait. C’est clair qu’il faut une certaine approche pour percevoir toute forme culturelle. Mais, on est parfois les premiers étonnés quand on voit des enfants qui chantent du Largo, qui chantent des phrases en marocain. Cela donne de l’espoir, les enfants sont là, ils aiment bien, ils sont heureux quand ils nous croisent. En Belgique, des groupes comme Zap Mama, qui a développé un travail sur la musique africaine, ou Largo, donnent des idées à des jeunes, qui essaient ainsi de faire des choses. Nous quand on a la possibilité de donner un coup de main on n’hésite pas à le faire. Mustapha donne des cours de percussion africaine à des jeunes. Je crois que c’est par la force des choses que des mélanges se font et qu’il y a une appropriation de la culture locale : je suis né ici, j’ai mes origines, je les revendique aussi mais tout cela fait un tout et à la limite je suis plus Belge qu’un Belge. Je trouve que Largo est plus subversif qu’un groupe de rock traditionnel parce qu’on a une image de mélange qui peut déranger certaines personnes et qui peut aider aussi d’autres.

Il y a une entente à créer entre les gens ici. On pourrait peut-être aller plus loin et intéresser les gens au sort de l’autre qui est lointain, qu’on ne voit qu’à travers le filtre de la télévision. La chanson est quand même un moyen très populaire…

— La chanson est populaire, oui, elle touche les gens, elle peut faire prendre conscience aux gens ou simplement donner du plaisir, mais elle peut déranger aussi. Je prends l’exemple de Khaled qui est quand même en danger parce que c’est un chanteur populaire algérien, il chante les filles, la drague, la vie de tous les jours. C’est incroyable qu’avec des petites chansons on peut en arriver à mettre sa vie en danger. Il y a des gens qui sont beaucoup plus engagés et qui connaissent les risques, car dans un pays totalitaire si on fait de la chanson engagée contre le pouvoir, on sait très bien qu’il y a des risques. Un autre exemple, c’est Cheb Hasni qui s’est fait assassiner en Algérie alors que ses chansons ne dérangeaient personne, il était vraiment une fleur bleue, le Julio Iglesias local, et il s’est fait tuer simplement parce que c’est un chanteur qui prenait du plaisir et donnait du plaisir aux gens.

[1Société de transports intercommunaux bruxellois

[2Radio télévision belge francophone.