Des moyens pour s’approcher de la santé globale

Mise en ligne: 15 décembre 2017

A quelles conditions l’espace de l’accueil peut être émancipateur, tant pour le patient que pour le travailleur ?, par Laurent Bernard

Le 6 octobre 2017 à l’école Galilée, par hasard ou par miracle, alignement des planètes ou guérison des deux aveugles, plus de 350 personnes se sont réunies pour penser ensemble les déclinaisons de l’accueil dans ce qu’il reste d’Etat, ou plutôt son pacemaker, ce qu’on appelle le social-santé.

L’après-midi de cette journée d’étude était composée de dix ateliers ou conférences pédagogiques, la matinée ressemblait plus à un colloque ; une présentation de Roland Gori sur le désenchantement du monde ouvrait la journée, suivie par une table-ronde inter-fédérations sur le commun et les différences de l’accueil chez chacune d’elles avant une conclusion dialogique entre Pascal Kayaert et Philippe de Leener sur les causes des difficultés toujours croissantes de l’accueil, en et en dehors de nos institutions.

S’il y eut victoire, ce n’est pas tant dans le nombre mirobolant de nouveaux alliés ou dans la variété de leur fonction que dans la poursuite des nombreux objectifs que nous (le Comité de pilotage du Groupe accueil fédération) nous sommes fixés, il y a plus de trois ans déjà, après la fameuse bataille des Assises. Ces dernières établirent la polyvalence nécessaire à l’accueil, la pénibilité inhérente à cette fonction, les rôles de bouclier face aux patients, de tampon entre professionnels, entre patients, entre professionnels et patients mais aussi, suivant Monique Formarier, le besoin de différencier « accueil banal » et « accueil professionnel ».

Malgré tous ces apports, la première ligne de la première ligne n’a pas pour autant, depuis, été reconnue à sa juste valeur. Au contraire, elle est plus que jamais malmenée et cherche par conséquent encore des armes pour ne pas tomber dans l’oubli, pour ne pas être remplacée par des machines. Si rappeler le rôle central de l’accueil était assurément le point de départ obligatoire, ce discours semblait adéquat à tout le monde ou presque car les mots ne dérangent jamais les gouvernants. Faire advenir l’accueil comme central sur le terrain, autrement dit dans nos vies est dès lors avant tout une bataille éthique autant que politique ou professionnelle. Une décision contre notre civilisation, ses lois d’efficacité et de gestion rentable, de mesure et d’évaluation ou, pour reprendre les mots de Gori, contre « la curatelle technico-démentielle », contre l’individualisme possessif dépossédé. C’est pourquoi nous dérangeons, le contraire aurait été inquiétant. C’est pourquoi nous avons organisé cette journée d’étude, seul moyen pour transmettre et élargir nos recherches mais aussi nos objectifs, ces derniers pouvant sans doute être résumés en quatre points.

Définir la fonction d’accueillant fut notre premier objectif, autrement dit tout faire pour qu’elle ne soit pas définie en trois lignes ou en quelques indicateurs, en laissant de côté du même coup la dimension œuvrière de nos métiers d’accueil. Nous nous organisons dès lors pour l’écrire à la fois dans ce qu’elle a de spécifique et dans ce qui la relie aux autres secteurs, calmement (bien entendu en faisant attention à l’agenda politique). La table-ronde inter-fédérations, les ateliers sur les valeurs, sur l’accueil des publics les plus vulnérables et sur les spécificités de l’accueil en Flandre furent à ce titre d’une grande aide et nous laissent avec autant de questions que de pistes de recherche. En voici quelques-unes : qu’entend-on par inconditionnalité de l’accueil, ou plutôt l’assume-t-on entièrement ? Peut-on encore parler d’autogestion alors que de plus en plus d’accueillantes ne sont même plus invitées aux réunions de coordination clinique ? Comment concilier nos missions collectives et nos savoirs spécifiques ? Où situer nos responsabilités intersectorielles ? Comment accueillir la non-demande, ou plutôt comment recevoir adéquatement ceux qui ne souhaitent pas être intégrés, réinsérés ? Comment accueillir et donner quelque force à ceux qui ne rentrent dans aucune case ?

Notre deuxième objectif fut et est encore de poser les contenus minimaux (gestes, dispositifs, pratiques et paroles) en vue de la création d’une formation d’accueillant. Créer cette formation est assurément désirable et en même temps extrêmement difficile, non seulement parce qu’il ne faut laisser personne de côté mais aussi parce que nous ne pouvons plus nous soumettre à la logique référentialiste. La construction de celle-ci vaut de manière générale comme tentative de fixer, une fois pour toutes, par des signes et des images ad hoc la dénotation des choses ou des situations et d’en faire système. Pour ce faire, cette logique doit impérativement simplifier les dispositifs en neutralisant les associations d’idées, les symboles et l’imagination de tous les travailleurs sociaux. Une véritable machine qui broie les savoirs vivants et néglige d’innombrables pratiques non évaluables pourtant essentielles : identités professionnelles en acte et donc en évolution, art de l’argumentation dans les situations sociales difficiles, de la juste critique des normes éthiques ou déontologiques ou de tout autre débordement des savoirs refroidis. Pour conclure sur les référentiels, ceux-ci sont nécessairement un arrêt sur image chargé de décrire de manière raisonnée, concise et recevable le métier ou l’activité, de fixer les exigences formelles minimales de l’intervention ou encore de calibrer avec justesse les séquences de formation (Chauvière 2012, 2016). Leur essence est par conséquent de simplifier, synthétiser et par là même masquer des professions complexes, certes pour les rendre « lisibles, efficaces et performantes ». Nous ne nous en plaignons pas, nous nous contentons d’en prendre acte.

« Le sujet vulnérable, c’est celui qui est capable de dispenser le « care » parce qu’il reconnaît lui aussi qu’il en a besoin et qu’il est poussé par ce que j’ai proposé d’appeler une passion pour autrui », disait Elena Pulcini.

Du point de vue théorique et pour se risquer un peu positivement, l’atelier sur le « care » constitue l’un des points névralgiques de cette éventuelle formation et tâche de répondre principalement à la question : faut-il traiter tout le monde de la même manière ou faut-il traiter chacun dans et à partir de ses différences ? Est-ce possible de faire les deux en même temps ? Nous ne savons pas, ne sommes pas d’accord entre nous. Si nous ne cessons d’apprendre, c’est avant tout que le concept de « care » n’a pu naître que dans un monde où la maltraitance est devenue la norme, monde où les hommes ne prennent plus assez soin les uns des autres, même de leurs proches, principalement parce qu’ils considèrent leurs semblables comme des instruments pour se valoriser, et par là même pour s’augmenter eux-mêmes en tant qu’instruments. Au sein de ces rapports sociaux, nous posons que nous sommes tous vulnérables et malades, que nos maladies des nerfs et mentales sont incurables. A partir de là aucun soin n’est absolu, prendre soin c’est aussi soigner, oui les accueillantes soignent aussi, bien entendu pas comme un médecin ou un kinésithérapeute.

D’où notre première conclusion : le geste d’accueillir, en puissance, soigne. Mais qu’entend-on, au juste, par accueillir ? Accueillir désirablement, selon nous, n’est pas seulement recevoir et écouter l’autre, mais l’écouter et le recevoir en tant qu’autre, autrement dit non pas à partir des règles, principes et idéaux de nos institutions mais bien à partir du récit de sa vie. Il n’y a qu’en laissant les patients se raconter en mondes que nous les considérons avec un minimum de dignité, à savoir aussi bien en tant qu’histoire qu’en tant qu’événement. Même si ce geste s’apparente à une disposition et l’est absolument chez quelques miraculés, nous sommes persuadés, pour tous les autres, qu’il s’apprend et par là même qu’il est le cœur de cette formation.

Laisser le temps aux patients de dessiner plusieurs souffrances en mondes auprès d’un non-expert (l’accueillante), ce n’est pas à proprement parler accomplir la santé globale, mais c’est assurément un moyen pour s’en approcher. Ne pas mettre de point final après le dévoilement du premier symptôme, ne pas imposer directement le traitement ou le professionnel adéquats, tout faire pour que « les usagers » décident par eux-mêmes, ce n’est pas faire en sorte qu’ils deviennent autonomes d’un instant à l’autre, c’est les aider à reprendre du pouvoir sur leur vie, leurs projets de monde, leur fragile destinée.

Notre troisième objectif est d’améliorer la pensée, la solidarité, les pratiques des différents secteurs de l’ambulatoire grâce aux rencontres inter-fédérations, plus particulièrement grâce aux partages de récits et de travaux de chaque fédération en matière d’accueil, et ce principalement pour essayer d’avancer sur les deux premiers objectifs.

Notre dernier objectif, le plus important s’il en est, grâce à la journée d’étude et aux trois points précités, est de revaloriser la fonction, plus particulièrement sa dimension collective, la faire reconnaître par les autres professionnels de la santé, leur rappeler leur tâche d’accueil (inhérente à chaque rencontre), en d’autres termes opérer une transformation subjective des travailleurs et de leur équipe, touchés de près ou de loin par ce processus. Comme pour l’objectif précédent, la journée du 6 octobre fut importante mais c’est avant tout au quotidien que cela se passe.

En d’autres termes, nos objectifs sont bien plutôt certains des éléments les plus importants d’un processus infini, toujours déjà partiellement accompli et en même temps toujours déjà à renouveler, pour peu que l’on décide de lutter contre le devenir cybernétique de ce système-monde. Là, et seulement à partir de là, la santé globale, l’accompagnement, l’autonomie redeviennent des valeurs défendables dès la première ligne de la première ligne. Là, et seulement à partir de là, ce geste, cette pratique, cet espace qu’on appelle encore l’accueil peut être émancipateur, tant pour le patient que pour le travailleur. Comme le disait avec justesse Platon : « Une âme si elle veut se connaître, c’est dans une autre âme qu’elle doit se regarder »///.