La bureaucratisation de la culture ou comment passer à côté de la citoyenneté

Mise en ligne: 15 décembre 2017

La participation culturelle locale à l’épreuve de la logique procédurale, propos d’Emmanuel Paÿe recueillis par Olivier de Halleux

Emmanuel Paÿe, vous êtes le directeur du Centre culturel de la Vallée de la Néthen, en Belgique, depuis une vingtaine d’années. Vous gerez une équipe constituée de trois employés et quatre bénévoles et dites devoir jongler entre les tâches administratives et une présence active sur le terrain qui ne sont pas toujours conciliables avec l’objectif premier d’un centre culturel, à savoir la citoyenneté et l’éducation permanente. Un directeur est censé gérer le personnel et réaliser le suivi administratif, est-ce le cas pour vous ?

Le cadre du centre culturel est incomplet et devrait être redéfini. Il ne me permet pas d’assumer le rôle naturel d’un directeur. Il y a une différence entre ce dernier et celui que je tiens réellement. Le rôle premier d’un directeur est de faire de la coordination, de gérer les actes administratifs et d’être responsable de la gestion quotidienne. Dans mon cas, j’arrive à remplir ce rôle mais cela a été très compliqué à mettre en place. Historiquement, l’ancien titre de directeur de centre culturel est celui d’ « animateur-directeur » qui peut, d’une certaine manière, être un « piège ». Car derrière ce mot « animateur », il y a « anima-l’âme », l’idée de force et de création qu’il peut y avoir dans l’âme. Mais on peut aussi imaginer l’animateur d’un club de vacances qui fait danser des gens avec des palmes de plonger sur l’air de la « Danse des canards ». On a deux métiers et on nous paye que pour un.

Cependant, je ne pense pas que ce soit une mauvaise chose que le directeur dépasse le rôle de coordinateur du personnel ou de gestionnaire comptable-administratif. Dans le rôle que j’assume, je participe activement à la programmation des activités culturelles. Je recherche et je choisis celles-ci tout en imaginant le fil rouge ou les lignes de force qui les relient. En fonction de cela, le Centre culturel délègue, partage ou achète une activité qui existe. Parfois, nous réalisons un projet de a à z. Voilà une partie de mon travail qui est stimulante et importante pour la pérennité du Centre culturel. C’est beaucoup de travail qui demande de l’information, de la formation que je ne pourrais réaliser seul. Mais il est indispensable pour répondre aux demandes de la population et du public et nous le faisons en proposant une programmation littéraire, de spectacles, d’art plastique et de conférences. Gestion, administration, programmation et parfois animation et même manutention sont mes tâches principales en tant que directeur.

Plus précisément, quelles sont vos tâches administratives et quelle place prennent-elles dans votre emploi du temps ?

Je vais commencer par le courrier. J’en ai beaucoup trop et j’insiste là-dessus car j’ai bien évidemment connu l’arrivée du courrier électronique qui a multiplié les interactions. Je l’avoue, je ne lis jamais tous les e-mails, ou en tout cas pas dans leur entièreté. J’essaye de répondre le jour même si cela est possible. Cette gestion des e-mails, en plus du courrier papier, prend une bonne partie de la matinée, à savoir deux heures. Par exemple, pour voir qu’un e-mail est sans intérêt, il faut 30 secondes. Si on multiplie ce nombre d’e-mails par 30 je perds déjà pas mal de minutes sur ma matinée. Il peut arriver qu’une journée soit un peu plus remplie ou qu’il y ait plus de courriers que d’habitude et je dois alors le traiter à domicile en soirée. Au-delà du courrier, il y a énormément de tâches administratives qui consistent en demandes de subventions diverses et en rapports d’activités pour lesquels j’ai fait une demande de subsides. Et ces rapports sont aussi des conditions pour la demande suivante. Alors, je suis bien sûr amené à remplir une série de formulaires. Certains sont simples et ne prennent pas plus d’une heure avec le budget et le courrier ficelés. Je peux par exemple faire une demi-saison de programmation sur une journée de travail.

D’un autre côté, et je vais prendre un exemple précis, il y a parfois des dossiers bien plus lourds. La Province du Brabant wallon nous octroie une subvention de 8 mille euros et elle réserve également une enveloppe de 5 mille par saison en rapport avec une thématique. Mais pour obtenir cette enveloppe supplémentaire, il faut répondre à énormément de questions et notamment à certaines pour lesquelles il m’est impossible de donner la réponse. Ou à d’autres questions qui frisent le ridicule : « Qu’est-ce que vous allez faire si nous n’avez pas l’argent ? On répond : On va le faire quand même ! ». Un dossier pareil me prend une semaine. Ensuite, et si j’ai bien eu cette enveloppe, je dois certifier conforme les factures et argumenter quant à l’utilisation ou non d’une partie du subside. Ceci n’est qu’un exemple parmi d’autres.

Finalement, j’ai beaucoup de gestion pour notre propre fonctionnement. J’entends qu’il n’y a pas un virement annuel net nous permettant d’être détachés de ces tâches. Tout cela pèse beaucoup sur le rôle que doit soutenir un Centre culturel et donc sur le mien et celui de mes collaborateurs. Mon équipe et moi sommes à un poil du burnout.

Après, je trouve qu’il est normal qu’on me demande ce que je vais faire, ou ce que j’ai fait, avec l’argent donné. La justification est légitime mais parfois elle est très compliquée, voire insensée, ou au contraire, simplifiée. Ce n’est pas tant l’exercice qui pose problème mais la multiplication de ceux-ci. Je dois répéter le même exercice pour tout ce que le Centre culturel réalise et propose.

Est-ce que les démarches procédurales, qui peuvent paraître démocratiques, sont trop nombreuses et vous obligent à passer à côté de l’exercice démocratique ?

Il est clair que nous n’avons plus beaucoup de temps pour l’action. Alors oui, on nous demande de remplir telle case en disant qu’on fera cela. C’est très bien mais ce n’est pas toujours faisable. Le risque, c’est justement de passer à côté de la citoyenneté et de l’exercice de la démocratie. Pour pouvoir rencontrer les urgences, je vais prendre les décisions alors que le document préconise de faire de la concertation avec mes partenaires pour pouvoir répondre à telle ou telle question et légitimer ma demande. Je suis bien conscient que ce travail de partage et de co-construction est le seul légitime et je ne l’élude pas. Mais il n’est peut-être pas toujours réalisé en profondeur et avec qualité du fait de la paperasse.

Oui, parfois je n’arrive pas à rencontrer toutes les personnes ou à les mettre autour de la table pour un fonctionnement idéal. Tout est dans les règles mais il n’y a pas de rencontres et de relations qui permettent à chacun d’augmenter le désir de faire, de créer ensemble et de partager sur le sens de ce qui est fait ensemble. Pour cela, le Centre culturel passe à côté car les tâches administratives sont prioritaires.

Avez-vous parfois le sentiment de devoir prouver constamment ce que vous faites ou vous voudriez faire ?

Bien sûr. Tout le monde veut ce papier pour être protégé ou cette réponse par courrier pour pouvoir confirmer notre contrat. Je dois tout le temps écrire des demandes ou des justifications. Telle personne ne peut pas vous dire oui car elle n’a pas reçu la confirmation de telle commission en plus de telle organisation. Je trouve ça dingue. Alors, parfois je contourne ce système pour que les choses adviennent. Si je ne fais pas cela, le Centre culturel devient un bureau en tant que structure administrative. Mais nous ne sommes pas cela. Certes, nous sommes là pour aider les citoyens- artistes à organiser mais également pour créer et organiser par nous-mêmes. Malheureusement nous n’arrivons pas pleinement à remplir ce deuxième objectif à cause des dérives administratives et bureaucratiques. Chaque événement que je veux organiser amène son lot de papiers sous lesquels je croule. C’est une paperasse incroyable, je suis étouffé et je ne sais plus remplir tous ces papiers. Et d’un autre côté, j’ai l’impression de trop produire et de ne plus maîtriser.

Pour finir, et c’est une question volontairement orientée : serait-il osé de dire que ce sont aussi « le discours et l’imaginaire de la bureaucratisation » qui rendraient le travail impossible ou masqueraient son sens ?

C’est une question compliquée et intéressante. Quelle est la part de subjectivité ou de partie fantasmée qui augmentent « l’horreur du travail » ? « J’ai peur parce qu’il y a beaucoup de travail, il y a beaucoup de travail parce que j’ai peur ». Je n’ai pas de réponse. Ce qui est stimulant dans mon travail, ce sont simplement les projets que je vois aboutir très concrètement. C’est une dynamique qui donne et me permet de voir le sens. A cette dynamique, on ajoute la paperasse qui est réellement indispensable, et l’autre, que j’appelle « anti-dynamique » qui est un peu tue l’amour. Oui, tout ça crée un environnement qui a sa part de subjectivité. On arrive à des situations où un projet, qui est indéniablement génial pour le citoyen et nous, devient un piège du fait des documents qu’on devra remplir —ou de la peur de ceux-ci que je citais plus haut. Mais voilà, on ne peut pas priver la population de ce projet sous prétexte qu’il y a trop de papiers à compléter. Ce que je regrette, c’est que la confiance doit être prouvée par écrit, et donc par une série de formulaires, alors que cela n’a pas toujours été le cas durant ma carrière. Encore une fois, c’est certainement très bien de le faire par écrit, mais ce sont surtout les dérives de système qui posent questions. On remplit et corrige constamment des documents pour la même chose.

Enfin, j’ai remarqué avec toutes vos questions que j’ai en réalité du mal à exprimer quelque chose. Pourquoi ? Car je suis justement occupé à réfléchir à l’ADN du Centre culturel, et donc à son futur, et cette question de la bureaucratisation est centrale. Un nouveau décret redéfinit les missions des centres culturels et invite à se recentrer sur l’essentiel, la citoyenneté. Avant tout par le mode d’implication du citoyen. Cette législation amène aussi des changements dans le modus operandi, les procédures de définition du projet d’action culturelle pour le territoire. Tout cela engendre des changements importants dans la programmation, donc dans la structure de l’institution, et inévitablement dans la manière d’organiser le travail. Cela pourrait être une opportunité pour tenter de sortir de cette bureaucratisation « phagocyte » ! Mais elle doit être pensée avec la théorie et les réalités de l’équipe et de notre territoire.