La bureaucratisation galopante

Mise en ligne: 15 décembre 2017

L’ingéniosité humaine au service de l’élimination de l’intelligence humaine, par Olivier de Halleux

La réforme de la coopération belge appliquée récemment a été fortement décriée par les acteurs de la société civile. Vincent Stevaux, formateur à ITECO, partageait en septembre 2016 son désarroi quant à l’étiolement des valeurs portées par les ONG dû à une gestion administrative exacerbée. Il précisait que ces dernières « sont jugées à l’aulne d’une usine de production de boites de conserves [...] le travail est sans cesse plus bureaucratique, plus vidé de sens, plus proche du secteur marchand dont nous ne faisons que copier les pratiques que nous critiquons par ailleurs » [1].

Ce constat d’une bureaucratisation et d’une marchandisation pourrait être transposé à de nombreux secteurs du travail. De surcroît, c’est avant tout leur application généralisée et continue qui pose question, surtout dans les domaines de l’éducation [2]. Ce n’est plus un mystère, la bureaucratisation s’immisce de plus en plus dans notre travail et de facto, dans nos vies. Il en découle un contrôle exagéré, ou du moins un sentiment de vérification perpétuel, qui définissent nos relations sociales et, pire, nous empêchent encore de les créer.

Mais comment l’activité bureaucratique s’est-elle immiscée dans le travail ? Quels sont les moments clefs du processus d’institutionnalisation de celle-ci ? Comment la bureaucratisation a-t-elle créé un discours dont la société peine à s’extirper ? Cet article présente succinctement quelques pistes d’analyse afin de nourrir la réflexion sur le monde du travail bureaucratisé mais aussi sur des éventuelles pratiques de résistance.

Le fordisme, tournant de la société bureaucrate

Dans « L’éloge du carburateur » [3], Crawford décrit l’institutionnalisation de la bureaucratisation. Il met particulièrement en exergue le mode de pensée du travail industriel à la chaîne qui a été adapté au secteur tertiaire. Comme une forme de mécanisation de l’esprit, la chaîne de montage de Henry Ford, elle-même basée sur la logique taylorienne, a instaurée dans la société une séparation entre « l’intellectualisation » du travail et « son exécution physique ». C’est donc dès le début du XXe siècle que cette distinction s’est appliquée dans les programmes scolaires et que les enfants ont été éduqués à devenir des « salariés voués à manipuler la paperasse ». Il est certainement stéréotypé de le définir de la sorte, mais il est intriguant de constater le prolongement des procédés similaires du travail d’usine à celui du bureau, « à savoir l’élimination de ses éléments cognitifs ». Par ailleurs, cette séparation a permis de définir une division du travail basée sur la position sociale. Les tâches de la chaîne de montage étaient réservées aux classes ouvrières et celles de planification et de gestion aux classes supérieures. De cette dichotomie du travail sont nés les cols blancs, dits intellectuels, et les cols bleus, dits manuels. C’est sans compter que les tâches des premiers se sont vite vu perdre leur caractère intrinsèquement « intellectuel » puisqu’elles ont été de plus en plus subdivisées en une série d’emplois de simple exécution de taches répétitives. Il en résulte une simplification du travail dit « intellectuel qui mène alors à poser une question centrale : comment redynamiser un travail vidé de ses tâches ?

Le règne de la paperasse

La création d’un travail doit s’accompagner de tâches précises à réaliser. Les employeurs au siècle dernier ont très rapidement compris que l’acceptation d’un travail machinal devait s’accompagner d’une augmentation des salaires. Mais pourquoi donc ? Que ce soit au sein d’une administration publique ou d’une grande entreprise, les tâches administratives ont un rôle à jouer aussi infime soit-il. Les nombreux formulaires et documents à remplir répondent à une vision de la société qui est celle du crédit à la consommation. On comprend alors l’accroissement des salaires. Il est clair, qu’il est primordial de vérifier la répartition des biens dans notre société. Mais le problème n’est pas tant la vérification mais plutôt que notre société, et donc nos relations sociales, soient profondément définies selon cette vérification et ce contrôle induits par les procédures écrites. On peut le signifier vertement que l’agent administratif ou l’employé de banque qui s’emploie à vérifier et contrôler reçoit un salaire pour lui-même répondre, en tant qu’individu, à une série de formulaires. N’y-a-t-il pas d’autres manières de concevoir notre travail ?

La prolifération du « job à la con », emploi ou travail ?

Certes, des alternatives existent mais jamais le travail n’a été autant quantifié et évalué qu’aujourd’hui. Si bien qu’il faudrait plutôt parler d’emploi car ce sont le coût et le taux de chômage qui sont essentiellement valorisés dans notre société au détriment d’une réflexion profonde sur le travail. Actuellement, certains chercheurs, comme l’anthropologue David Graeber, n’hésitent pas à parler de « bullshit jobs » [4] lorsqu’ils décrivent la bureaucratisation moderne du travail et cette surproduction de chiffres. La thèse de Graeber est cinglante et d’autres spécialistes à l’instar de Barbara Garson [5] vont même plus loin, et ce, bien avant que Graeber ne le relève, en déplorant une certaine « ingéniosité humaine au service de l’élimination de l’intelligence humaine ».

En d’autres termes, si récemment d’aucuns estiment que les perturbateurs endocriniens sont responsables de la perte des facultés cognitives, d’autres ont préconisé que c’est notre manière de concevoir le travail qui en est coupable. La critique peut sembler virulente et exagérée, mais il est un fait que les gens se plaignent de plus en plus de devoir réaliser quotidiennement des tâches sans aucun sens qui les excluent du débat démocratique au sein de leur lieu de travail et de la société. Comment alors ne pas se sentir idiot et inutile ? [6] Peut-être serait-il plus judicieux de parler d’une perte d’autonomie et de responsabilité qui ont un impact direct sur l’intégrité de l’individu et sur une vision d’une société plus juste et plus égalitaire.

Au-delà du discours apathique et catastrophiste

La justice et l’égalité ne sont-elles finalement pas les valeurs, parmi d’autres encore, qui sont occultées par un discours sans cesse ressassé ? Sur la thématique des valeurs, Matthieu de Nanteuil [7], professeur et sociologue à l’Université catholique de Louvain, se concentre sur l’importance du conflit. Selon lui, il faut redonner une place centrale au travailleur dans le débat démocratique si on souhaite discuter des valeurs de justice et d’égalité au sein du monde du travail. Il est clair qu’une telle démarche mène au conflit qui est nécessaire si les valeurs actuelles dominantes de la compétition et du gain facile doivent être éludées. Ce conflit témoigne de rapports de force et de pouvoir qui structurent le travail et qui empêchent de justement redéfinir des valeurs d’entente. Matthieu de Nanteuil décrit quatre modèles qui sous-tendent ces rapports, à savoir celui du mutisme, la décision unilatérale, l’incapacité et le mépris. Ceux-ci sont à percevoir comme des situations que les salariés rencontrent dans leurs tâches quotidiennes comme définies précédemment. Dans ce cadre, il est plus aisé de comprendre la bureaucratie et son discours comme un détournement de la pensée dont il serait judicieux de s’extraire si le travailleur et la société souhaitent redéfinir profondément le sens et les valeurs du travail.

Cela nous mènerait-il a un réévaluation du travail ?

L’institutionnalisation de la bureaucratie rondement menée depuis plus d’un siècle a profondément modifié notre rapport au travail. Elle a installé un système qui répond à des objectifs de société dépassés ou du moins qu’il est urgent de revoir. C’est pourquoi l’analyse de Matthieu de Nanteuil est stimulante car elle permet de s’extirper d’un discours qui répond à une certaine réalité. Cela étant, c’est bien sur le plan politique et institutionnel qu’il faut maintenant agir en se concentrant sur les valeurs de justice et d’égalité. Cette action doit être menée autant par les travailleurs salariés que par les décideurs. Sommes-nous alors prêts à redéfinir le rôle du travail ?

[1Vincent Stevaux, « Testament d’un travail du développement en ONG », Antipodes n° 214, 2016.

[2Anne-Emmnuelle Bourgaux, « Professeur(e) d’université : un sport de combat ! », Démocratie, 2017.

[3Matthew B. Crawford (2009), « L’éloge du carburateur Essai sur le sens et la valeur du travail », La Découverte, Paris, 2016.

[5Barbara Garson, « The Electronic Sweatshop : How Computers are transforming the Office of the Future into the Factory of the Past », Penguin, New-York, 1989.

[6Lorraine de Foucher, « Absurdes et vides de sens : ces jobs d’enfer », Le Monde, 2016.