Simplifier « la machine », ce n’est pas simple

Mise en ligne: 15 décembre 2017

La réalité doit-elle s’adapter à « la machine » de la coopération au développement ou l’inverse ?, propos de Jean Bossuyt recueillis par Joris De Beer

Dans « A propos des métiers à la con », publié en 2013 sur le site du magazine Strike, David Graeber, anthropologue américain et activiste, analyse l’absurdité du travail dans la société postindustrielle. Grâce à l’industrialisation on aurait dû travailler beaucoup moins, un maximum de 15h par semaine.

Contrairement à cette prévision, le temps de travail n’a pas diminué. Au cours du temps, les métiers productifs ont pu être largement automatisés, mais cette réduction massive de temps de travail n’a pas pu libérer la population des travailleurs pour qu’elle poursuive ses propres projets, plaisirs, visions et idées. Ce temps est remplacé par ce que David Graeber appelle des « métiers à la con ». C’est comme si quelqu’un inventait des emplois inutiles dont le seul but est de continuer à nous faire travailler. Il en finit pour conclure que la société néo-libérale avec toutes ces procédures est devenue plus bureaucratique que la société communiste ne l’était.

Et qu’en est-il de la bureaucratie dans la coopération au développement ? Y a-t-il aussi des « métiers à la con » ? Existe-t-il des formes de résistance contre cette dérive ainsi que des voies de solution ? La question est posée à Jean Bossuyt, 58 ans et plus de trente ans de carrière dans la coopération, responsable stratégique du European Centre for development policy management (ECDPM) et président du NGO-federatie, la fédération des ONG néerlandophones de Belgique.

Que pensez-vous de la théorie de David Graeber ? Est-elle applicable à la coopération au développement ?

La bureaucratie a énormément augmenté depuis le début de ma carrière. Et ceci à tous les niveaux et dans tous les secteurs. Par exemple, une de mes missions au sein de NGO-federatie est de déplacer le centre des débats (avec les administrations, l’opinion public et entre ONG) des règlements et procédures vers le contenu. On a constaté ces dernières années, que c’est réellement impossible. Je pourrais donner des centaines d’exemples, en Europe aussi. Il y a des partenaires qui ne veulent plus travailler avec la coopération au développement européenne à cause de la bureaucratie qui a même un pseudonyme, « la machine ». J’ai donc beaucoup de sympathie pour l’analyse de David Graeber. « La machine » est très présente, et ceci dans toutes les secteurs de la coopération au développement.

Quelles sont les raisons de cette augmentation de la bureaucratie ?

Quand je sortais de l’université, il fallait, soit disant, avoir une carte de membre d’un parti politique pour obtenir un poste intéressant dans une administration publique. C’était l’époque des nominations politiques. Une des raisons de l’augmentation de la bureaucratie dans les pays occidentaux est une réaction au clientélisme. Il y avait une demande citoyenne de plus en plus puissante depuis les années nonante en vue d’une application des principes de ce qu’on a appelé la « bonne gouvernance ». Il fallait améliorer la transparence des dépenses publiques (attribution des emplois, des marchés, des subventions, des achats) et il fallait que ces dépenses soient justifiées dans le détail.

Un autre phénomène sur lequel je suis plus critique, c’est l’introduction des principes de « bonne gestion », basés sur une idéologie très normative et conservatrice, venant des Etats-Unis mais reproduite par nos institutions et nos écoles de management et qui est devenue très dominante dans la coopération au développement.

On peut citer d’autres raisons de la bureaucratisation, comme l’urbanisation et la globalisation, mais ces deux phénomènes (« bonne gouvernance » et « bonne gestion ») sont selon moi les raisons les plus importantes de la bureaucratisation de la coopération au développement.

Mais la bonne gouvernance et la bonne gestion, c’est quand-même important ?

Oui. Les idées de bonne gouvernance et même certaines idées de bonne gestion sont valables. Et on ne doit surtout pas revenir au système d’il y a quarante ans. Le problème, ce ne sont pas ces principes, c’est la manière dont ils sont appliqués. Sous prétexte de bonne gouvernance et surtout de bonne gestion on a introduit une batterie de méthodologies et de procédures, très souvent des héritages du fordisme, qui ont trouvé un terrain fertile en dehors du secteur privé. Des logiques input-output, adaptées à des processus de fabrication industrielle, comme l’assemblage d’une voiture par exemple. Le changement social, par contre, est complexe, dynamique, à long terme et adapté à un certain contexte ou une culture. Il n’y a donc pas de modèle unique de société développée ni de méthodologie linéaire pour y arriver.

Toute planification en détail des étapes à suivre, des budgets, des analyses de risques, des résultats et des indicateurs est obligatoirement en décalage avec la réalité. Le lendemain de l’écriture d’un projet, on est déjà dans une autre réalité. Il est donc impossible de prévoir ce qu’on fera exactement dans deux ans, comment on dépensera le budget et on ne peut pas anticiper tous les risques. Et pourtant c’est ce qu’on attend de nous. Le « bon » développement, c’est de suivre le plan pas par pas et surtout de dépenser l’argent que comme prévu.

Ce travail de gestion et de planification-suivi demande au professionnel tout son temps et son énergie. Il est plongé dans des documents ou encore dans des réunions et n’a donc plus le temps de bien comprendre et vivre le contexte, ni la souplesse, ni la possibilité d’expérimenter. Le suivi est fait par des bureaucrates qui sont loin du terrain. Résultat de tout cela, ce sont des kilomètres de documents que personne ne lit et des professionnels démotivés. C’est devenu la réalité qui doit s’adapter à « la machine », tant en Europe que partout ailleurs dans la coopération au développement, alors que ce devrait être l’inverse. Je ne pense pas qu’on peut appeler cela bonne gouvernance ou bonne gestion.

Ces méthodologies lourdes, ne sont-elles pas en contradiction avec les principes de la Déclaration de Paris en 2005, comme l’appropriation « ownership » et l’alignement ?

Il y a eu des évolutions positives depuis la Déclaration de Paris, mais au final la coopération au développement est restée un système qui est beaucoup trop « supply-driven » (orienté par la demande). Par exemple, l’appropriation, c’est un beau principe mais qui sont les personnes qui doivent s’approprier du projet ? Et de quoi s’agit-il exactement ? A Paris en 2005, on voulait dire l’appropriation par le gouvernement central, ce qu’on a heureusement corrigé à Busan en 2008.

Maintenant on parle d’appropriation par le pays « country ownership » et d’appropriation nationale « domestic ownership », ce qui est une évolution positive, mais il reste beaucoup de problèmes sur le terrain. Par exemple la question du « déboursement ». Il est important de dépenser l’argent selon le plan et à temps, même si les besoins locaux ont changé. Et si on ne dépense pas ou autrement, on risque de perdre les subventions. Où se trouve alors l’appropriation ?

Que pensez-vous de la théorie du changement, la méthode de suivi utilisé dans la coopération à présent ?

La théorie du changement ouvre certainement des possibilités que d’autres méthodologies comme le cadre logique n’offrent pas. C’est un instrument qui n’oblige pas à planifier en détail et qui permet la souplesse. Une bonne théorie du changement peut nous aider à appréhender adéquatement la complexité sans tomber dans la sursimplification. C’est donc potentiellement une bonne évolution, mais il y a toujours le risque que ça évolue de nouveau vers quelque chose de trop compliqué et pas assez souple. En ce qui concerne les méthodologies, mon avis est de rester simple et de ne jamais oublier « la main qui se trouve derrière l’outil ».

Dans la coopération au développement il y a énormément d’évaluations. Valeur ajoutée ou bureaucratie ?

Une évaluation a deux rôles : apprendre et rendre compte (learning and accountability). Une évaluation est potentiellement un instrument d’apprentissage et même de changement, mais ce ne sera pas le cas si elle se limite au contrôle (souvent trop détaillé) de l’exécution du programme. Malheureusement c’est souvent le cas. Il faut se dire aussi que les évaluations, c’est un marché pour certains. Les évaluateurs ne sont pas toujours intéressés par les apprentissages.

Au niveau européen il n’y avait pas de méthodologie fixe pour les évaluations jusqu’en 1999. La publication d’une méthodologie standard pour les évaluations était une amélioration considérable parce qu’avant tout le monde faisait un peu ce qu’il voulait. Mais là encore « la machine » a pris le dessus. La plupart des évaluations sont exécutées en suivant cette méthodologie jusqu’aux plus petits détails, ce qui a gonflé énormément le volume de papier : des rapports avec des annexes de 300, 400, parfois mille pages ne sont pas exceptionnels. Qui a le temps de lire tout ça ?

Les ONG souffrent aussi énormément de cette bureaucratie et se voient de plus en plus « coordonnées » par le gouvernement. Comment devraient-elles se positionner ?

Les ONG en Belgique sont diverses et morcelées. Il faut admettre qu’il existe aussi une bureaucratie propre aux activités de certains ONG —c’est le cas des ONG qui font l’interface entre les grands bailleurs et des petites organisations, quel est encore la valeur ajoutée d’un tel ONG ? Je peux donc comprendre la demande de transparence, d’harmonisation et de professionnalisation de la part du gouvernement et surtout de l’administration publique qui se voit obligée de gérer de plus en plus de dossiers avec de moins en moins de personnel. Mais il faut que la demande soit claire et, surtout, adaptée à l’activité spécifique de chaque ONG.

Une ONG de plaidoyer ou d’éducation au développement, c’est complètement différent à une ONG avec des projets dans le Sud. Pour l’instant, il y a juste des cadres généraux qui sont interprétés de manière différente par les fonctionnaires, consultants et ONG impliquées, ce qui augmente encore la complexité et la bureaucratie. Personne ne sait exactement ce qu’il faut faire.

Il est important que le gouvernement comprenne bien les différents rôles des ONG et reconnaisse leur rôle important de contre-pouvoir. L’Europe par exemple valorise et subventionne de plus en plus le rôle de la société civile dans des pays en développement, alors que dans certains pays européens, la marge de manoeuvre de la société civile devient de plus en plus étroite. Ce n’est pas une bonne évolution.

Une démocratie saine a besoin d’un contre-pouvoir qui a les moyens pour faire un travail de qualité, en toute indépendance. L’Agenda 2030 est un agenda universel avec un rôle clair pour la société civile, qui doit être respecté partout. Il y a certaines idéologies en Europe et également en Belgique qui ont tendance à faire taire les voix critiques, mais j’espère que nos démocraties sont assez fortes pour faire face à cette évolution. En fait, je suis plutôt optimiste. Je crois en la force du citoyen organisé qui ne se laisse jamais faire.

Quelles sont les solutions pour moins de bureaucratie ? Y a t-il de bonnes pratiques, ou des pratiques de résistance face à la machine bureaucratique ?

Simplifier « la machine », ce n’est pas simple ! Par exemple en Belgique, la réforme Copernicus a eu peu de succès. En 2020 il y aura à échelle européenne une révision de tous ces instruments sous prétexte de souplesse, mais il faut encore voir quelle souplesse les Etats membres vont donner à la Commission... Souvent on a l’impression que c’est la Commission qui est très bureaucratique, mais ce sont les Etats membres qui sont principalement responsables de la machine bureaucratique, pour des raisons de méfiance et de contrôle des moyens.

Pour ma part, je proposerai une approche de retour aux sources. Garder certains aspects de bonne gouvernance et même de bonne gestion et développer des méthodologies et procédures plus simples et adaptées. Il faut abandonner la culture « ex ante ». Planifier en détail le changement social, c’est une illusion. Il faut des systèmes souples et adaptables, moins lourds et, surtout, adaptés aux contextes, aux cultures locales, et aux budgets. Je crois que cette initiative doit venir des ONG elles-mêmes. C’est possible de répondre aux exigences des bailleurs sans se faire imposer des méthodologies qui ne sont pas adaptées, mais il faut prendre l’initiative.

Aussi, face à « la machine » qui existera toujours d’une manière ou d’une autre, il y a deux positionnements différentes parmi les personnes impliquées : d’un côté il y a ceux qui appliquent tout à la règle ; de l’autre côté il y a ceux qui voient « la machine » comme un outil à manier selon la situation. L’ancien commissaire européen Edgar Pisani a écrit un bouquin là-dessus, « La main et l’outil ». Cette deuxième catégorie de personnes, ce sont selon moi les « entrepreneurs de développement » qui appliquent le « changement par effraction ». Je crois énormément en cette deuxième catégorie de personnes. Même dans la machine bureaucratique il y a toujours cette espace de manoeuvre. Mais ce n’est pas simple et on ne peut pas le faire seul. Il faut des alliances et des partenariats.

Dans la coopération au développement il y a beaucoup trop de gestionnaires, spécialisés en techniques de gestion et méthodologies, mais peu intéressés par le développement en soi, le changement social, les alliances et partenariats. Il faut donc une autre politique de recrutement : plus de « développeurs par effraction », moins de gestionnaires.

Pour terminer, un exemple concret de simplification de procédures : aux Pays-Bas des ONG se sont mis ensemble dans un projet de promotion de la société civile dans un pays en développement. Les exigences administratives se limitaient à une théorie de changement et cinq exemples d’influence positive dans des processus de changement social avec une même stratégie. Des exigences minimales dans la planification et le budget pour permettre une grande souplesse pendant la mise en œuvre du projet. Tout cela dans un document de maximum 20 à 25 pages. Cet exercice a permis aux ONG de se focaliser sur l’essentiel. Ce n’était pas évident car on est devenu tellement habitués aux règles de « la machine ». Mais c’est donc possible.