L’imbrication des pratiques traditionnelles et le travail associatif en évolution vers la co-transition, par Khalid Alayoud
La région de Sous Massa Drâa n’est pas renfermée sur elle-même malgré son isolement géographique par rapport au centre des décisions et à la source des changements politiques, sociaux et économiques qui se situe dans l’axe Casablanca - Kenitra au Maroc.
Par conséquent on ne peut parler de l’histoire du mouvement associatif sans aborder les circonstances nationales et les étapes clés de développement de cette dynamique. Selon la majorité des acteurs et de ceux qui ont suivi les mouvements sociaux au Maroc, la dynamique associative a dû passer par cinq phases principales :
C’est cette étape qui nous intéresse principalement. La plupart des associations de développement ont été créées dans la région au cours de cette période. Le choix de l’intervention du mouvement associatif dans cet axe s’explique par le fait que le Maroc depuis les années quatre-vingt a adopté le programme d’ajustement structurel que les institutions internationales (FMI et Banque mondiale) lui ont lui suggéré pour qu’il puisse résoudre ses problèmes de financement de développement. Par conséquent l’Etat marocain s’est désengagé des secteurs sociaux jugés non productifs, comme la santé, l’éducation, et l’infrastructure de base.
Pour la région Souss-Massa-Draâ, cette période a coïncidé avec la succession des années de sécheresse, ce qui a poussé la population à trouver des solutions par leur propres moyens et à prendre des initiatives. Car c’est l’une des régions les plus dynamiques pour le travail solidaire. Cela s’explique par un héritage important, qui datait de plusieurs siècles. Ce travail solidaire qui d’ailleurs continue à cohabiter avec l’apport du mouvement associatif, a préparé le terrain pour la réussite du travail associatif et pour prendre une place privilégiée à l’échelle nationale. Et dans le but d’apporter un éclairage sur le rôle de la « jmaa » comme pièce angulaire dans la construction de cette dynamique à laquelle on assiste aujourd’hui, nous allons décliner quelques exemples et les différents domaines où cette structure a joué un rôle important.
Dans le domaine religieux, les villageois ont toujours pris à leur charge tout ce qui est lié à la mosquée (salaire du « fqih », entretien et construction des mosquées), des collectes d’argent se faisaient régulièrement chaque année. Le salaire du « fqih » dépend du contrat moral qui lie le village avec le « fqih » (la somme que doit la tribu au « fqih » est répartie sur le nombre de foyers). Quant à la nourriture du « fqih », celle-ci est préparée à tour de rôle par les habitants du douar (petit village), de cette façon les villages ont pu assurer le fonctionnement des mosquées et l’éducation de leurs enfants à l’époque où il n’y avait pas d’école.
Dans le domaine de l’agriculture, les villageois ont développé un travail participatif solidaire, à cause du manque de moyens qui les a poussés à développer ces systèmes. Mokhtar Soussi, le célèbre historien, a cité dans son livre « Al Maâssoul » ce système extraordinaire : « Personne n’a le droit de commencer la moisson ni le battage sans qu’il y ait l’appel au lancement des travaux du haut de la mosquée, et si quelqu’un n’arrive pas à terminer sa moisson, les gens du village l’aident et lui ne se charge que de la nourriture. Le battage ne commence qu’après avoir terminé la moisson. Le battage se fait d’une façon organisée et chacun participe avec ses animaux et il en bénéfice une fois que c’est son tour ».
Quant à la construction des maisons, la matière utilisée était la terre (le pisé) ; les jeunes travaillaient ensemble pour construire la maison du futur marié, qui lui ne se contentait que de préparer la matière première ; tous ces travaux nécessitaient un travail solidaire sans rémunération matérielle, sauf de préparer les repas.
Aménagement des « iferdes », des bassins naturels pour le captage de l’eau de pluie et qui servaient pour la lessive et pour abreuver les animaux.
Partage de l’eau : la région Sous-Massa-Draâ est une région semi-aride, ce qui explique la rareté de l’eau. Ce bien naturel incontournable pour toute agriculture a fait que les villageois ont développé des systèmes pour la gestion rationnelle de l’eau, on peut parler de systèmes de « khatarat » système ancien pour l’irrigation qui nécessite un travail colossal pour le creusement des canaux, leur entretien, l’acheminement de l’eau vers les champs. Tout ce travail ne pouvait pas voir le jour sans ce travail collectif. On peut aussi parler de « tanasste » système de partage des eaux de source.
Le passage du travail solidaire traditionnel vers un travail associatif plus structuré a commencé au début des années nonante. Au début (1992-1996), la plupart des bureaux d’associations se composaient de jeunes (associatif) et de personnes âgées (jmaâ) et c’était la phase du mariage entre la gestion traditionnelle et les nouvelles formes de gestion.
Dans les villages, ce passage avait du succès et les jeunes ont assuré par la suite la continuité. Dans d’autres villages, il y eu un conflit de génération et chaque groupe est resté dans son coin sans qu’il y ait de passerelles pour assurer la continuité et ouvrir le chemin vers la modernisation de la jmaâ. « Là où l’association rentre en conflit avec la jmaâ c’est l’échec ».
On peut dire que l’année 1992 a vu la naissance de plusieurs associations de développement local. La plupart des fondateurs d’associations villageoises confirment que leurs motivations au début étaient de contribuer à l’amélioration des conditions de vie de leurs proches dans des villages ou il n’y avait ni eau ni électricité et qui étaient parfois situés dans des zones enclavées, coupées du monde.
Cette prise en charge et cette conscience des acteurs locaux va parfaitement avec la théorie telle que vue par Amartya Sen : « Avancer dans le développement dépend avant tout de la possibilité pour les gens d’exercer leur libre initiative, ce que j’appelle leur fonction d’agent ».
Il est important de signaler aussi qu’en plus de la qualité de la population locale de la région et des liens de solidarité et de convivialité qui la caractérise, l’apport des organismes internationaux et des ONG nationales et internationales a nettement une valeur ajoutée pour le développement des structures associatives dans la région.
Les associations ont trouvé un terrain fertile et vierge et l’Etat aussi avait besoin de ce soutien de la société civile surtout dans les campagnes marocaines tant marginalisées. Michel Kastriel, sociologue expert dans le domaine du développement affirme : « Pour réussir là où l’Etat a échoué, elles vont devoir innover en matière d’intervention et de réalisation tant au plan social qu’économique. Elles vont donc devenir les porte-paroles des populations et leurs catalyseurs. Pour ce faire, elles vont les aider à s’organiser afin de leur donner les moyens et les outils nécessaires pour participer de manière active et volontaire à leur propre développement ».
Après quinze ans de travail dans le domaine de développement on peut dire que les associations de développement local sont passées par trois grandes phases :
Première phase : 1992-1997
La plupart des associations avaient comme objectif de résoudre les problèmes d’infrastructure de base (eau, électricité, routes). La plupart des travaux ont été réalisés grâce à la solidarité connue dans cette région et surtout aussi grâce à l’attachement des villageois à leur douar.
Des collectes d’argent se faisaient dans les villes qui regroupaient les personnes originaires du même village soit au Maroc soit à l’étranger, mais il y avait aussi l’apport de locaux malgré leur pauvreté ; ils ont contribué par le peu d’argent qu’ils avaient, mais ils ont également fourni un travail exceptionnel en participant aux « twiza », contribution aux travaux, dons de lots de terrain.
Avec l’arrivée des programmes nationaux pour l’emploi ; la vitesse a doublé, et des centaines d’associations ont été créées. Après la réalisation de ces grands projets, les associations se sont imposées sur le terrain comme de vrais acteurs de développement durable, et c’est là qu’ils ont eu la reconnaissance de l’Etat. Mais surtout celle des ONG internationales.
A partir de 1996, les grandes ONG se sont installées dans la région et ce fut l’époque des grands programmes (GTZ, Oxfam, Usaid, CTB…). Cette phase a été surtout caractérisée par l’appui technique des ONG plus l’apport financier. Et c’est cette phase qui a vu l’émergence d’une élite associative formée aux nouvelles approches (approche participative, genre, montage de projet, planification stratégique, etc.). Ce qui a ouvert d’autres nouveaux chantiers.
Deuxième phase : 1998-2002
Cette étape a été caractérisée par l’importance donnée par les associations aux problèmes liés à l’éducation, comme l’abondon scolaire, la scolarisation des filles en milieu rural, la lutte contre l’analphabétisme, et c’est là qu’on a vu des projets de transport scolaire, la création de classes préscolaires et l’apparition des premiers centres sociaux culturels dans les villages. Mais en parallèle, il y avait aussi l’implication de cadres issus des villages (ingénieurs, médecins, profs, etc).
Le problème de la santé était aussi parmi les préoccupations, et ce fut l’époque de l’organisation de grandes journées médicales, de caravanes médicales et même la construction de salles de soin dans les villages.
Les problèmes environnementaux étaient aussi à l’ordre du jour surtout la lutte contre la désertification, les grandes campagnes de plantations d’arbres, la sensibilisation, l’organisation des collectes de déchets, etc.
Troisième phase : 2003-2009
C’est l’étape où les associations ont pris place dans le tissu social, et avec le lancement de l’Initiative nationale pour le développement humain, l’Etat a trouvé dans les associations un partenaire stratégique. Ce qui a motivé les concepteurs de l’INDH pour leur donner une place très importante dans la mise en œuvre de l’INDH c’est qu’on trouve surtout les acteurs associatifs dans les différentes structures sur les plans local, provincial et même régional.
Mais cette phase a vu aussi l’émergence des associations de quartiers qui commencent à prendre place et rivalisent avec les associations villageoises.
Leurs champs d’action sont surtout le domaine de la précarité (enfants de la rue, mères célibataires), animation culturelle, sportive, encadrement des jeunes mais aussi les activités génératrices de revenus.
Quant aux associations villageoises, elles sont passées à la vitesse supérieure - surtout les plus structurées d’entre elles - qui, après dix ans de travail, ont acquis du savoir faire et ont développé une certaine expertise dans le domaine de la gestion participative. Cette expérience mais surtout l’ouverture sur les ONG, les associations nationales à travers des partenariats des échanges de visites, leur ont permis d’ouvrir d’autres chantiers et de travailler dans de nouveaux domaines. Voici quelques exemples.
Les activités génératrices de revenus : Notre région connaît différentes expériences qui diffèrent d’une zone à une autre. Dans la région de Zagora et Ouarzazate l’importance est donnée aux palmiers dattiers, aux roses, aux hennés aux plantes médicinales et aromatiques. Ces produits de terroirs sont devenus des sources de revenu pour une population qui vit dans la pauvreté.
Au grand Souss c’est l’arganier qui a attiré le plus d’attention. C’est la ruée vers l’or vert (l’argane) et plus de 110 coopératives de l’huile d’argane ont été créées.
Le mouvement associatif a épaulé et a soutenu les coopératives de femmes. Il y a d’autres expériences dignes d’être citées comme la réhabilitation des anciennes petites fermes, et la reprise des activités agricoles par des centaines de petits agriculteurs.
Le tourisme rural : plusieurs associations ont entamé ce domaine comme levier de développement, surtout dans des zones pauvres enclavées, et où les activités agricoles sont impossibles (les montagnes, le désert).