Que peut-on apprendre en Belgique des expériences populaires au sud du Maroc ? Propos d’Anne-Françoise Nicolay recueillis par Chafik Allal
Anne-Françoise Nicolay est coordinatrice d’un programme de coopération internationale communale pour la commune de Jette. Ce programme, intégré dans un programme fédéral belge, vise un renforcement de compétences de quelques communes marocaines. Anne-Françoise travaille en particulier sur le partenariat entre les communes de Jette, à Bruxelles et Belfaâ, au sud du Maroc.
Vous êtes proche de cette région du sud marocain qui vous connaissez bien...
Je connais la région depuis plus de dix ans, donc j’ai rencontré énormément de personnes ici dans la région, à Sidi-bibi et à Belfaâ en particulier, dans le cadre de nos partenariats communaux.
Vous parlez d’initiatives communautaires et collectives qui vont vers plus de transition.
Depuis que je viens dans cette région de Chtouka-Aït Baha, je rencontre des personnes actives dans des associations qui, au quotidien, s’investissent pour développer la région : c’est elles qui ont pris en charge les problèmes liés à la distribution d’eau, à l’électricité, aux routes, et puis progressivement à des activités de développement humain et des activités génératrices de revenus. C’est la société civile qui prend en charge le développement de la région.
Vous parlez donc d’initiatives de transition.
Ce n’est pas de la transition au sens où nous l’entendons en Europe mais une transition par le fait que la société civile prend en charge des point essentiels : par exemple, de permettre aux jeunes de continuer leur scolarité. Ils ont investi dans des bus scolaires pour permettre aux enfants d’aller au collège et au lycée, ils ont aussi créé des internats comme « Dar Talib » et « Dar Taliba », parce que c’est essentiel de permettre aux jeunes d’être scolarisés et de pouvoir aller à l’université. C’est un des points forts me semble-t-il de la région, cette volonté de faire évoluer les jeunes et leur permettre d’être instruits.
Qu’est ce qu’on peut apprendre en Belgique de ces expériences populaires, communautaires et collectives ?
Ce qui m’a le plus impressionné, c’est cet investissement. C’est un peu culturel aussi car c’est la manière de fonctionner de cette société amazighe qui fait beaucoup de travail communautaire. Par exemple, quand ils creusaient le puits, ils le faisaient ensemble. Maintenant, ce n’est plus possible mais ils peuvent très bien décider de cotiser dans un village pour faire un pompage collectif, parce qu’ils sont obligés de descendre à plus de 150 mètres de profondeur, donc il faut passer par une entreprise, ils ne peuvent plus le creuser à la main comme ils le faisaient auparavant. Cet esprit communautaire reste bien présent et c’est cet investissement où chacun peut apporter quelque chose dans le développement qui me semble essentiel.
Le fait d’observer comme vous le faites qu’il y a plein de groupes autres que ceux qu’on imaginait qui sont dans des initiatives de transition ne vous perturbe pas ?
Je vais citer un autre exemple : la commune de Belfaâ a fait 52 ateliers pour le budget participatif et donc ce sont les habitants qui pouvaient décider de ce qu’ils voulaient en priorité pour leur village et ils choisissent ensemble. Il y a des groupes de réflexion chez les femmes, chez les jeunes, chez les petits de l’école primaire, chez les vieux, chez les hommes, et après on met tout en commun et ils décident ensemble des priorités de développement pour le village. Je pense que, à partir du moment où ils sont dans des processus participatifs, cela a du sens et apporte de la transition politique et sociale.
Qu’est ce qui fait qu’on n’entend pas parler de cette dynamique en Europe ?
Je ne sais pas, mais quand on a des jeunes bruxellois qui viennent ici, la réflexion qu’ils font en priorité c’est : « Waouw ! ces gens, qu’est-ce qu’ils travaillent !, qu’est-ce qu’ils s’investissent ! ». Et ces jeunes réalisent que nous, en tant que Belges, on est toujours en demande par rapport aux institutions, alors qu’ici c’est la société civile qui fait évoluer les institutions, c’est une démarche tout à fait différente qui est plus proche de la transition.
Est-ce que vos séjours au sein de ces groupes vous ont permis de donner du sens à votre engagement ?
Probablement oui, parce que je suis convaincue que le boulot que je fais ici a un impact. Par exemple, j’ai vu avant-hier un jeune que je connais depuis dix ans qui a participé à des dizaines d’ateliers et qui a maintenant créé sa coopérative de gestion de déchets. J’apprécie énormément de voir que tout notre travail a un impact et à court terme, dix ans ce n’est pas si long que cela.
Et ce jeune avait été sensibilisé aux questions environnementales dans le cadre d’ateliers que tu as organisés ?
Au départ on travaillait pas mal la gestion des déchets dans certains ateliers et puis on a eu des cadres de la coopération belges de plus en plus restreints. Maintenant on travaille sur le social, ce qui nous permet de faire beaucoup de participation citoyenne et ça c’est très intéressant, ça nous permet de les encadrer dans les rôles d’animateurs de développement dans les associations.
Peut-on imaginer que se mette en place une nouvelle façon de concevoir le développement durable à partir de cette région en particulier ? Pour être précis, j’ai l’impression qu’il y a beaucoup de dynamiques qui sont insufflés de l’étranger quand même.
Oui, bien sûr, je pense que nous sommes complémentaires, moi en tant que fonctionnaire communale j’apprends énormément ici au Maroc, de même que la société civile d’ici. Les échanges sont intéressants des deux côtés, les discussions, les rencontres et c’est cela qui va permettre d’arriver vers un développement plus durable. Si on croise les points de vue cela peut être très riche.
Et en même temps, ce n’est pas ici que des entreprises comme Monsanto auront des gens mobilisés face à elles
Non, c’est clair, ce sont des multinationales, le capitalisme pur et dur, qui s’installe ici dans l’agroindustrie et l’habitant de la région n’a aucun pouvoir par rapport à cela. Il y a quelques pesticides qui sont interdits mais à part cela et quand on discute avec des techniciens qui font des recherches sur le développement de l’agriculture biologique on se rend compte que toutes les techniques sont au point mais que les gens ne font pas la démarche pour des questions de rentabilité entendue au sens strictement productif et monétaire.
Et probablement, c’est également ici qu’on rencontre et qu’on peut imaginer des techniques agroécologiques qui ramènent plus et qui sont plus productives mais il faut des périodes de transition pour les agriculteurs et les paysans.
Il faut trouver des filières de marché et ce qui marche pour l’instant c’est l’agro-industrie et donc c’est vraiment le business, toute la production part vers nos supermarchés en Europe, ce n’est pas le petit agriculteur ou le paysan qui a la main, malheureusement.