Ce que la transition fait aux forêts d’Afrique centrale

Une analyse critique de la transition universelle et universalisée.

Mise en ligne: 27 janvier 2025

Introduction

Pour assurer la viabilité de sa civilisation, l’humain doit opérer des changements dans son mode de vie : une transition est nécessaire s’il veut se maintenir et prospérer sur le long terme. Tel est le discours à la mode à l’aune des crises liées aux mutations globales auxquelles la Terre fait face. Pour opérer de tels changements, l’humain est amené à adopter une posture réflexive et à consentir à des sacrifices dont la logique voudrait qu’ils soient corolaires à sa responsabilité dans lesdites crises. Cependant, le coût de cette transition standardisée et universelle semble ne pas être supporté par tous de la même manière. Pire encore, la transition semble s’instituer comme instrument de géopolitique dans laquelle l’éternelle Afrique est réifiée à partir des enjeux liés à l’environnement (1).
Cet article est le fruit d’une réflexion en cours dans le cadre de mes travaux doctoraux en zone forestière du Cameroun où j’explore entre autres les changements sociaux induits par la réglementation en matière de mise en valeur du sol et du sous-sol. Je situe mes propos sur le plan local à Ngoyla, commune camerounaise frontalière à la République du Congo qui servira d’illustration. Je m’essaye dans le cadre de cette rédaction à établir un lien entre le contexte politique international et ses effets à un niveau local pour comprendre ce que la transition fait aux forêts d’Afrique centrale. Je fais ainsi une mise en dialogue entre les agendas internationaux de la transition et ses implications à des échelles plus réduites. Je commencerai par parler de la transition et de sa nécessité avant de présenter ses implications pour l’Afrique surtout en ce qui concerne les forêts d’Afrique centrale.

Le contexte de la transition

Passer d’un état durable à un autre qui l’est tout autant est la définition la plus simple qu’on puisse donner à la notion de transition. Les modèles de développement vulgarisés par la société occidentale et basés sur l’extractivisme et la croissance infinie sur une Terre finie ont montré leurs limites. Des cris d’alarme qui se faisaient déjà entendre dans les années 1960-70 n’ont cependant pas empêché la catastrophe qui se profile de plus en plus à l’horizon (2). Hausse de la température moyenne à la surface de la Terre, fonte des glaces et augmentation du niveau des mers, aggravation des événements météorologiques extrêmes sont là quelques éléments qui permettent de se rendre compte de l’étendue et de l’ampleur de cette catastrophe, et de la nécessité d’opérer un virage dans la manière de vivre le monde (3).

La transition dont il est question a pour objet de permettre ce virage dans la perspective d’atteinte aux objectifs du développement durable. (4) situe les origines de la notion de durabilité au 14e siècle même s’il est possible de remonter plus loin. En effet, tant que l’activité humaine était soutenable, c’est-à-dire adaptée à la capacité de production du milieu, la question de sa durabilité n’avait que très peu de sens. Cette question s’est posée avec beaucoup plus d’acuité dès lors que le rythme de cette activité est devenu supérieur à la capacité de renouvellement de la ressource. Ainsi, les premières réflexions sur le développement durable arrivent dans un contexte de constatation du caractère fini des ressources terrestres et de la nécessité de repenser les modèles de développement (2). Il faut donc passer d’une ère à une autre : de celle des énergies carbonées et de la croissance infinie à celle des énergies non carbonées (5), de la production agricole durable et de la justice sociale et écologique. Il s’agit de la transition.

Apportons des précisions à partir du cas de l’énergie. Le système énergétique s’est en effet confronté à une double limite à savoir la raréfaction de sa source et le réchauffement climatique. L’idée de la transition énergétique a été initiée par des pays comme l’Allemagne dans les années 1980-2000 (6) avant de se diffuser dans le reste du monde. Elle passe par une révision du mix dont dispose un pays afin de diminuer la part des énergies fossiles, carbonées, au profit des énergies renouvelables, non carbonées (5). Ses enjeux sont multiples et partent du défi d’un approvisionnement continu sur le temps jusqu’à son coût de commercialisation, en passant par l’autonomie du pays face à la ressource et à la capacité de production d’énergie (5). L’argument de la transition comme un déplacement des dépendances est développé dans les sections suivantes pour mieux rendre compte de la position des forêts d’Afrique centrale dans la transition.

Les besoins de la transition ou le transfert de la dépendance

La dépendance dont il est question se comprend dans deux sens. Le premier sens est celui d’un transfert de la dépendance aux énergies fossiles à la dépendance aux minéraux pour assurer la transition ou minéraux de la transition. Le second est celui du renfoncement de la dépendance des états du Sud aux puissances occidentales. Je me limiterais dans cette section à deux cas parmi tant d’autres auxquels j’ai eu à faire face. Il s’agit de celui des marchés du carbone forestier et de l’exploitation minière.

-* La transition fait des forêts d’Afrique centrale des « jardins de carbone »

L’allégorie de la forêt comme jardin de carbone ne doit pas être interprétée de manière positive ! Au contraire, elle souligne les défis auxquels ces écosystèmes sont confrontés dans le contexte de la lutte contre le changement climatique. Les enjeux de la transition sont asymétriques. Les signataires des accords de Paris s’accordent pour un changement dans les économies afin de limiter le réchauffement climatique au seuil des 1,5 - 2 °C. Cela implique que tous les pays du monde doivent réduire leurs émissions en gaz à effet de serre. Si l’Afrique y contribue à hauteur de seulement 4 %, est-il juste qu’elle souscrive aux mêmes objectifs que les plus grands contributeurs mondiaux ? On peut penser en accord avec (7) que la globalisation a montré ses limites et en ce sens, il serait plus juste de penser à des solutions qui soient contextualisées dans ce qu’il considère comme une « universalité relative ».

J’illustre mes propos à partir du mécanisme de Réduction des Émissions liées à la Dégradation et la Déforestation des forêts (REDD +). Ayant pendant quelques années contribué aux études dans ce sens, l’expérience que j’en tire me permet de développer cette section. Initié en 2005, le mécanisme REDD + a été conçu comme moyen de lutte contre le réchauffement climatique par lequel les pays en voie de développement devraient bénéficier de compensations financières pour les efforts consentis à la conservation et à la préservation des habitats forestiers. Il prévoit une évaluation des stocks de carbone des espaces forestiers en vue d’en déterminer le potentiel de séquestration (différence entre deux évaluations : une au temps t0 de référence, et la deuxième à t0 +1) (8). Cette différence est commercialisée sous forme d’équivalent carbone à des entreprises et institutions occidentales.

Le mécanisme a montré des limites dont j’en présente quelques-unes. D’abord, il ne prend pas en compte les efforts de conservation ou le carbone stocké dans les forêts avant la date de la première évaluation. De plus, il s’aligne comme instrument d’une nouvelle forme d’impérialisme ou colonialisme vert pour emprunter les termes de (9). En effet, pour assurer sa transition, les économies occidentales peuvent ainsi polluer au-delà des limites fixées par le règlement en matière d’émission et acheter des crédits carbone en Afrique ou en Amérique dans le cadre du mécanisme REDD + pour ramener ces niveaux en deçà des limites légales. Ces forêts sont donc des « jardins de carbone » dont disposent ces entreprises pour s’assurer la continuité de leurs activités et prétendre au label de durabilité auquel elles aspirent dans le contexte de la transition. Grâce à ce mécanisme, les pays occidentaux peuvent externaliser les effets négatifs de la transition pour prétendre au « zéro net » sur lequel je reviendrai plus loin.

Une autre limite tient du fait que les espaces forestiers « protégés » imposent des restrictions (d’accès et d’usages) aux communautés locales qui ne sont que très peu concernées par le carbone, sa séquestration et encore moins son émission. Elles paient ainsi le prix pour d’événements auxquels elles n’ont que très peu contribué. Eu égard de ce constat, je suis peu convaincu qu’on puisse parler d’une transition juste qui permettrait l’atteinte des objectifs de durabilité tant attendus. On peut ainsi voir dans l’accommodation de l’Afrique aux instruments internationaux de la gouvernance de l’environnement, un prolongement de sa dépendance compte tenu de sa marginalisation dans le système international (1).

-* La transition a un coût : les métaux de la transition

Après une longue période du tout à la voiture (10), l’Europe et de nombreux pays du monde s’orientent désormais vers le tout à la voiture électrique ou plus largement à l’électrique. L’Europe, par exemple, s’est fixé pour objectif d’atteindre le « zéro net ». Cela passe par une transition-rupture (6) et le développement des secteurs clés comme le solaire photovoltaïque et thermique, les électrolyseurs et piles à combustible, l’énergie éolienne, la biomasse, les batteries et le stockage ou encore les pompes à chaleur et énergie géothermique (11). Les technologies nécessaires pour la transition sont voraces en métaux (12). La transition a donc un coût ! Analysons ce coût en se référant à l’accès et l’utilisation des métaux de la transition.
Dans un contexte international, la société française d’énergie nucléaire (SFEN) analyse la transition comme le passage d’une dépendance (charbon, pétrole, gaz) à une autre (ressources minérales) (12). Par définition, l’exploitation minière n’est pas durable puisqu’elle exploite des ressources non renouvelables. Le défi est de limiter au maximum ses impacts négatifs. Pour assurer les besoins en métaux, on assistera à une intensification de l’activité minière qui est corrélée à une demande croissante de la part des pays riches (13). Les minéraux, majoritairement présents dans les pays en voie de développement, attisent les convoitises et participent à la géopolitique mondiale. Des voies s’élèvent et font un lien entre les multiples crises sécuritaires qui ont cours en Afrique, et la course aux minerais dont ceux pour assurer la transition.

Il est désormais admis que la transition accroit la demande en métaux de la transition. Cette demande permet de passer des forêts « jardin de carbone » à des forêts « jardins de métaux ». Cette demande peut surplomber l’importance des forêts pour favoriser l’installation de mines qui les remplacent. Le projet minier transfrontalier de Mbalam (Ngoyla, Cameroun) – Nabéba (Congo) en est une illustration. Il s’agit d’un projet sur lequel sont fondés de grands espoirs, mais qui aura un impact énorme sur l’écosystème forestier, les communautés locales et leurs capacités à accéder aux ressources vitales et aussi, sur le climat. Il s’agit d’un projet qui entre dans un ensemble de projets « structurants » combinant la construction de voies ferrées et routières à un port en eau profonde pour l’extraction et l’acheminement des métaux comme le fer, le cobalt ou encore l’aluminium des mines créées (ou en création) (14).C’est « sacrifice » que les uns sont prêts à consentir pour s’assurer des revenus et les autres, pour s’assurer un accès à des minéraux.

En marge des grands projets miniers, l’activité minière artisanale participe aussi à cette transition puisque ses produits sont revendus sur les marchés internationaux. Je prends un cas de référence qui est celui du cobalt en RD Congo dont une grande partie est produite par des mineurs artisanaux (15) dans des conditions qui ne respectent très souvent pas les droits de l’homme, mais qui sont tout de même utilisées dans la fabrication des équipements électriques. Les minéraux exploités dans les forêts des Suds servent ainsi à la transition des Nords. Là où des mines s’installent, elles produisent un effet transformateur, pas toujours positif, du milieu, quel que soit le contexte.

-* Les forêts d’Afrique centrale en transition, et dans la transition

À Ngoyla, les habitants ont vu s’installer avec eux des personnes non originaires de la zone et qui travaillent dans les entreprises d’exploitation de bois. Le nombre de personnes qui va arriver est appelé à croître et de manière exponentielle. À l’heure actuelle, le constat de certains habitants est que l’arrivée de ce nombre réduit de personnes qui résident sur place de manière temporaire impulse une dynamique nouvelle à la société. Ainsi, ils me parleront du coût de la vie qui augmente, de la pression sur les ressources biologiques pour approvisionner un marché qui croît considérablement, de l’arrivée de nouvelles maladies, de l’accaparement des terres, de la multiplication des conflits fonciers et aussi, de la transformation de leurs modes de vie. Cette dernière affirmation est intéressante dans le sens ou elle rend compte d’une rupture entre générations et d’un délaissement progressif des traditions. Si l’on se fie au fait que ces traditions sont des réserves auxquelles les habitants font recours pour trouver des solutions face aux perturbations auxquelles ils font face, il est légitime de s’interroger sur leur avenir face aux mutations à venir.

La transition qui a cours dans le monde produit des effets contraires à l’esprit de sa mise en œuvre à Ngoyla ou plus largement en zone forestière du bassin du Congo. La richesse de son sol et aussi de son sous-sol justifie les sollicitations auxquelles elles font face. À l’instar d’un potager où l’on récolterait des tomates, des légumes, des poivrons et autres produits pour son quotidien, les forêts sont devenues des jardins de la transition où l’on « récolte » du carbone et des minéraux. Elles paient un lourd tribut pour soutenir une transition à laquelle elle y contribue déjà. Son rôle de poumon vert [1] ou de support de vie pour de millions de personnes n’est pas toujours suffisant pour faire le poids face aux enjeux de la transition. La demande en métaux accroitra, et avec elle, le nombre d’exploitations minières. Dans ce contexte, les pays riches mènent une guerre dans laquelle s’assurer un accès durable aux minerais de la transition est primordial pour garantir une transition "durable" et ceci au détriment de certains régions et écosystèmes du monde, dont les forêts d’Afrique centrale.

Les idées développées dans cet article n’ont pas pour objectif de s’opposer au bien-fondé de la transition, mais de favoriser une posture réflexive à partir d’une approche empirique. Il est certain que pour assurer sa survie, l’humain doit redéfinir ses rapports d’abord aux autres humains, mais aussi au non humain (16). Pour ce faire, une transition est nécessaire. Cependant, une transition pensée comme moyen de poursuivre les dominations des uns sur les autres (non-humains inclus) n’est ni socialement juste, ni écologiquement acceptable, ni économiquement viable. Elle reproduit et exaspère des situations d’inégalités et d’iniquités en cours dans le modèle dominant de développement actuel. L’article est une contribution au débat qui invite à s’interroger sur la durabilité de la transition. Pour conclure, je fais le postulat que transiter d’un modèle de développement non durable à un modèle durable nécessite une analyse de la durabilité du processus de la transition elle-même.  

Bibliographie

1. Sarr SM. L’Afrique aussi et encore réifiée à partir de l’environnement. NAAJ - Revue africaine sur les changements climatiques et les énergies renouvelables [Internet]. 4 juin 2021 [cité 27 janv 2023] ;2 (1). Disponible sur : L’Afrique aussi et encore réifiée à partir de l’environnement – NAAJ (scienceafrique.org)

2. Meadows D, Meadows D, Randers J. les limites des la croissance (dans un monde infini) (A. El Kaïm, Trad.). The limits of growth. (œuvre originale publiée en 2004. Rue du Moulin, Paris ; 2012. (DD).

3. Merzaux J. Le GIEC, urgence climat. Le rapport incontestable expliqué à tous // Sylvestre Huet, Paris, Tallandier, 2023, 261 p. Revue internationale et stratégique. 2023 ;132 (4):152 3.

4. Jégou A. Les origines du développement durable. L’Information géographique. 1er oct. 2007 ;71 (3):19 28.

5. Collard F. La transition énergétique. Courrier hebdomadaire du CRISP. 2016 ;2321 (36):5 44.

6. Duruisseau K. L’émergence du concept de transition énergétique. Quels apports de la géographie  ? BSGLg. 2014 ;63:21 34.

7. Descola P. Entretien pour un “universalisme relatif”. Revue des deux mondes. :101 8.

8. Wong GY, Luttrell C, Loft L, Yang A, Pham TT, Naito D, et al. Narratives in REDD+ benefit sharing : examining evidence within and beyond the forest sector. Climate Policy. 14 sept 2019 ;19 (8):1038 51.

9. Blanc G. L’invention du colonialisme vert  : pour en finir avec le mythe de l’Éden africain. Paris : Flammarion ; 2022. 356 pages.

10. Braun A. Automobile et transport public. In : CERISY  : prospective d’un siècle à l’autre. L’aube ; 2001. p. 257 9.

11. Commission européenne. Règlement pour une industrie « zéro net » - Commission européenne [Internet]. [cité 19 juill. 2024]. - Commission européenne (europa.eu).

12. Société française d’énergie nucléaire. Les minéraux de la transition énergétique sous tension [Internet]. Sfen. [cité 18 juill. 2024].

13. ONU-Commerce et développement. Boom des minéraux critiques  : la transition énergétique mondiale est porteuse d’opportunités et de risques pour les pays en développement [cité 18 juill. 2024].

14. Amougou G, Bobo Bobo RF. Ambition développementaliste, État stationnaire et extraversion au Cameroun de Paul Biya. Le projet de construction du port autonome de Kribi. Politique africaine. 2018 ;150 (2):29‑51.

15. Banza Lubaba Nkulu C, Casas L, Haufroid V, De Putter T, Saenen ND, Kayembe-Kitenge T, et al. Sustainability of artisanal mining of cobalt in DR Congo. Nat Sustain. 2018 ;1(9):495 504.

16. Laugrand F, Laugrand A. Des voies de l’ombre. Quand les chauves-souris sèment le trouble [Internet]. Publications scientifiques du Muséum. Paris ; 2023. 516 p.

[1La photosynthèse contribue à la séquestration du carbone atmosphérique en absorbant le dioxyde de carbone pour rejeter du dioxygène.