Goma est située à l’Est de la RD Congo au bord du Lac Kivu (réservoir d’eau douce) et possède une pluviométrie abondante. Sa population est estimée à environ un million d’habitants. En juin 2014, le mouvement citoyen LUCHA (Lutte pour le Changement) a déposé une pétition au bureau du Gouverneur de la Province du Nord-Kivu à la suite d’une pénurie permanente d’eau potable dans la ville, par Lucien Ramazani Kalyongo.
L’opération de mobilisation sera renouvelée en 2020 alors que la ville fait face à des contaminations au COVID-19. Comment respecter les mesures barrières (i.e. le lavage des mains) sans eau ? Ces protestations portées par un mouvement citoyen révèlent des problèmes liés à l’accès quotidien à l’eau dans la ville de Goma. Ces protestations nous permettent d’insérer le problème d’accès à l’eau dans une perspective plus large et de longue durée des mobilisations et d’en proposer une lecture par le truchement des paradigmes de justice « hydrique ».
Contexte
Dès sa fondation, la LUCHA (Lutte pour le changement) organise des actions pour des demandes concrètes auprès des autorités locales. Dans ce registre d’action, il y a les sit-in, des lettres ouvertes, des marches et des campagnes. Toutes ces actions s’organisent dans une démarche non-violente et citoyenne. Suivant les actions de la LUCHA on peut se rendre à l’évidence des besoins et aspirations criants des populations vivant à l’Est de la RD Congo. Face à une forte conviction et aspiration du mouvement, la brutalisation ou l’emprisonnement n’ont que peu d’effets sur les membres du mouvement de la LUCHA déterminés à faire entendre leurs voix et à participer au changement de la société. En se focalisant sur des problèmes concrets que traversent les populations de l’Est, la LUCHA se dit déterminé à contribuer au changement politique, au rétablissement de la dignité du congolais et à la construction d’une justice sociale durable.
Lucha et la protestation pour une justice « hydrique »
La revendication d’accès à l’eau potable s’inscrit dans cet objectif. C’est le rassemblement de plus de 3000 personnes, initié par la LUCHA, pour revendiquer l’accès à l’eau potable qui retient notre attention. Notre analyse se fonde sur une approche privilégiant l’« entrée par la crise » (Balandier, 1951) et une observation en situation de conflit (Bierschenk & Olivier de Sardan, 1994) afin de saisir les dynamiques sociales, politiques, économiques dans leurs manifestations symboliques et matériels. Le cas de la revendication pour l’accès à l’eau potable dans la ville de Goma est une étude de cas bien adaptée pour saisir les processus complexes qu’entraîne l’incorporation sociale de l’eau (Mosse, 2008) avec le paradigme de justice « hydrique » inspiré par les paradigmes de justice spatiale et environnementale (Blanchon, Moreau & Veyret, 2009 ; Moreau & Gardin, 2010). Ceci permet de montrer que mener une « ethnographie de la panne » (Gomez-Temesio, 2013) permet de jeter la lumière sur les dynamiques d’interactions entre les citoyens et l’Etat sur les questions de négociations d’accès à une ressource (eau potable) et sur les dynamiques de construction de la citoyenneté « hydraulique » - dans le cas de cette manifestation.
La ville de Goma est coutumière des graves pénuries d’eau. Cette situation n’est pas singulière à la seule ville de Goma. La pénurie d’eau touche toutes les villes de la RD Congo ; chacune est touchée à sa façon. A en croire les chiffres du PNUD, seuls 26% de la population congolaise ont accès à une eau potable (PNUD, 2011). Confrontée à une démographie galopante et au sous investissement de l’Etat dans les infrastructures d’adduction d’eau, la ville fait souvent face aux conséquences sociales et sanitaires de la pénurie d’eau. Il y a un manque criant de politique de l’eau. Frappé par le caractère aléatoire de l’approvisionnement en eau, les membres de la LUCHA ont voulu placer les autorités politiques devant leur responsabilité de garantir une eau potable à tous. Dans cette ville, depuis des années, il y a une relative acceptation d’une eau de mauvaise qualité provoquée par la diversité d’approvisionnement. Protester pour avoir un accès permanent à l’eau potable revêt un caractère inédit dans la ville de Goma. La mobilisation « Goma veut de l’eau » a marqué la scène politique locale par sa démarche non-violente mais radicale. Cette revendication peut être vue comme étant une critique radicale de l’Etat congolais, de ses politiques et de la qualité de ses services envers ses propres citoyens. Les revendications du mouvement citoyen permettent aussi de saisir ses politiques de contestation des politiques de répression de l’Etat.
Les signes précurseurs de la mobilisation contestataire (d’un mouvement citoyen) pour divers besoins de la population à Goma remontent à la création en 2012 du groupe LUCHA. Depuis 2012, le mouvement a organisé plusieurs manifestations dans la ville : soit pour dire qu’il n’y a pas de paix sans démocratie, sans justice et sans une armée républicaine ; soit pour subvertir la célébration de la journée du travail (le 1er mai) comme une « journée nationale du chômage » ; etc. Pour toutes ces journées, le mode opératoire est lié à l’activité planifiée et au sujet de revendication à l’ordre du jour. Les décisions sont prises en groupe. Le mouvement n’a ni coordinateur ni président mais procède de manière collégiale. Comme on peut le voir, les problèmes déclencheurs de mobilisation : il s’agit de dysfonctionnement. Je ne vais pas m’attarder sur le caractère hétérogène des modes de mobilisations ainsi que des répertoires d’action (Tilly, 1993). Je m’arrêterai à montrer comment la mobilisation pour l’eau s’inscrit dans le répertoire d’action du mouvement pour la lutte et le changement qui doit beaucoup à ce qui se faisait et se fait ailleurs par d’autres mouvements citoyens (Landless People’s Movement en Afrique du Sud ; la Coalition contre la vie Chère au Burkinafaso, Y’en a marre au Sénégal).
S’appuyant sur les métaphores du jazz, du langage ou encore du théâtre, Tilly essaie de montrer comment le choix d’agir des membres d’un groupe donné puise sa motivation et sa contrainte dans une structure préexistante de moyens d’actions. Il est important de considérer, comme le fait remarquer Sidney Tarrow (1989), les cycles de mobilisation pour comprendre l’évolution des répertoires de ce mouvement. Pour chaque année, le mouvement choisit ses thèmes de prédilections et organise des activités selon les priorités fixées. La mobilisation pour l’eau a fait partie des priorités de l’année 2014. Lancée au mois de Février 2013, la campagne « Goma veut de l’eau » a connu la participation de plus de 3000 personnes provenant des différents quartiers de la ville. Les manifestations ont eu différentes formes. La campagne a connu la mobilisation des « gomatraciens » (habitant de la ville de Goma), des sit-in au parlement provincial ainsi que devant la REGIDESO (société publique de distribution d’eau). Fin mai 2014, une pétition réunissant plus de 3400 signatures avait été déposée au bureau du gouverneur de province afin d’exiger « un plan de fourniture d’eau à toute la ville » de Goma. Dans le répertoire d’action, l’on peut ajouter un acteur puissant : les réseaux sociaux où se poursuivait la manifestation « #GomaVeutdelEau ». Le slogan des protestataires exprime leurs préoccupations mais aussi et surtout l’objet de leurs mécontentements : « Goma veut de l’eau ». On pouvait aussi lire « Goma a soif » pour souligner le caractère vital de l’eau. Inscrit sur des banderoles, des t-shirts ainsi que sur des récipients d’eau, ces slogans sont révélateurs des conséquences qu’un dysfonctionnement peut occasionner dans une société. Dans ce cas de figure, il s’agit de manque d’eau potable. Ces slogans sont aussi une critique (implicite ou explicite) de ce qu’est l’Etat congolais pour ces citoyens. A la contradiction d’être assoiffé en vivant proche du lac Kivu s’ajoute celle d’avoir des hommes devenus riche par leur fonction politique alors que les citoyens vivent sans eau potable. Cet état de chose forge un caractère : ne compter que sur soi. Dans divers domaines, la population ne compte que sur elle-même. Le manque d’eau, pour la LUCHA est un problème de gouvernance, un manque de sérieux qui ne peut dédouaner l’Etat dans son rôle à jouer dans l’accès des citoyens à l’eau potable. Le problème d’eau est un déclencheur de la mobilisation pour l’eau à Goma. Ce qui a révélé la fragmentation « technique » du système d’adduction d’eau dans la ville par la société publique.
La fragmentation révélée par cette mobilisation n’est pas seulement technique. Elle est aussi sociale. Certains quartiers ont en permanence de l’eau potable de la REGIDESO alors que d’autres doivent s’approvisionner auprès des camions citernes (chez des particuliers qui vendent de l’eau aux citoyens) ou soit puiser l’eau des pluies pour une utilisation quotidienne. D’autres encore, habitant des quartiers populaires ou à proximité de la ville, doivent puiser l’eau du lac avec l’ajout de chlore. Cette mobilisation révèle le caractère injuste de la distribution d’eau dans la ville de Goma et interroge la question de justice. La notion de justice revêt un caractère politique et critique si l’on en vient à considérer les processus socio-économiques. Dans ce cadre, elle m’a permis de me focaliser sur les manifestations locales de l’injustice sociale : être privé injustement à l’accès à l’eau potable. Cette injustice d’un accès inégal à l’eau est liée aux dynamiques de l’urbanisation de la ville de Goma. L’accès à l’eau est un indicateur privilégié qui met en lumière les formes d’injustices ainsi que leurs tracées. Aussi est-il que se focaliser sur la question de l’eau c’est se rendre compte de l’enchâssement (embeddedness) de la question de l’eau dans la complexité des dynamiques urbaines. L’eau est un adjuvant des configurations sociales et des dynamiques de changement dans une société. Les revendications sociales portées par la LUCHA montrent à suffisance la manière dont la mobilisation pour l’eau a donné naissance à une forme de « citoyenneté hydraulique » (Casciarri et Deshayes, 2019). Cette citoyenneté est une forme d’appartenance à la ville de Goma par une mobilisation porteuse d’une revendication vitale : avoir accès à l’eau. Les revendications sociales et matérielles étant des éléments produisant l’avènement d’une telle construction d’interaction entre l’Etat et ses citoyens.
Conclusion
En trente ans, la population de la ville de Goma a explosé avec un accroissement de populations déplacées par les conflits armés, la présence des réfugiés rwandais et burundais depuis 1994. La ville est non seulement meurtrie par les conflits interminables mais aussi par un manque d’eau criant. Les revendications des mouvements citoyens sont menés par une population jeune. La mobilisation pour l’eau menée par le mouvement citoyen LUCHA s’inscrivait dans ce contexte où l’on manque de l’eau potable alors que la ville est construite en bordure du lac Kivu. La grande partie de la population congolaise est jeune et aspire à un avenir meilleur au vu des situations critiques dans lesquelles elles sont nées, elles grandissent. Pour briser la chaîne de malheurs à répétition, l’action (revendication des droits) passe par souvent par une confrontation avec les forces de l’ordre malgré le caractère non-violent des manifestations. Penser à la jeunesse revient à penser à la manière de « faire ville ensemble » dans un espace urbain touché par la guerre sur plus de trente ans. La mobilisation pour l’eau a été précurseur d’autres formes de mobilisation dans la ville de Goma. Les modes de mobilisations et les répertoires d’actions des protestataires dans différents quartiers révèlent le caractère fragmentaire des quartiers de la ville de Goma ainsi que leurs histoires sociales et politiques. Face à l’injustice « hydrique », les protestataires ont mis en lumière le fait que dans la ville de Goma se croise l’injustice socio-spatiale et l’injustice d’un accès inégal à l’eau. Ce qui a donné à une forme de citoyenneté que je qualifie d’« hydraulique » à la suite d’Anand (2011 : 545). Il en résulte que l’eau, comme l’affirment Casciarri et Van Aken, a une nature entièrement politique.
Anand, N. (2011). Pressure : The PoliTechnics of Water Supply in Mumbai. Cultural anthropology, 26(4), 542-564.
Balandier, G. (1951). La situation coloniale : approche théorique. Cahiers internationaux de sociologie, 11, 44-79.
Bierschenk, T., & Olivier de Sardan, J. P. (1994). ECRIS : Enquête Collective Rapide d’Identification des conflits et des groupes Stratégiques. Bulletin de l’APAD, (7).
Blanchon, D., Moreau, S., & Veyret, Y. (2009). Comprendre et construire la justice environnementale. In Annales de géographie (No. 1-2, pp. 35-60). Cairn/Isako.
Casciarri, B., & Deshayes, C. (2019). Nous sommes assoiffés ! Réflexions sur les mouvements de protestation pour l’accès à l’eau à Khartoum (2015–2016). In Casciarri, Barbara & Blanchon, David (eds.), L’accès à l’eau en Afrique : Vulnérabilités, exclusions, résiliences et nouvelles solidarités, 213-234.
Casciarri, B., & Van Aken, M. (2013). Anthropologie et eau (x) affaires globales, eaux locales et flux de cultures. Journal des anthropologues. Association française des anthropologues, (132-133), 15-44.
Gomez-Temesio, V. (2013). Le sourcier du village est cadre à Dakar : la circulation de l’eau au Sénégal entre privatisation et attachement au terroir. Journal des anthropologues, 132(133), 197-218.
Moreau, S., & Gardin, J. (2010). Manifestement, Introduction du dossier thématique « Justice spatiale et environnement ». Justice spatiale/Spatial justice, 2.
Tarrow, S. (1993). Cycles of collective action : Between moments of madness and the repertoire of contention. Social science history, 17(2), 281-307.
Tilly, C. (1993). Contentious repertoires in Great Britain, 1758–1834. Social science history, 17(2), 253-280.