Ma mère a toujours été une paysanne depuis l’âge de 15 ans où elle s’est mariée jusqu’à sa mort à 88 ans. De toute sa vie, elle n’a jamais été à « l’école des Blancs » [1] , même pas pendant une seule seconde. Elle connaissait cependant tous les secrets de la terre, du travail de la terre et des interdépendances entre les vivants non-humains et les vivants humains. De façon empirique, c’est-à-dire à partir de ce qu’on appelle en économie la connaissance acquise par la pratique, ses connaissances sur les écosystèmes de son village étaient largement équivalentes à plusieurs diplômes tant en écologie qu’en soutenabilité sociale et culturelle. Mais elle était sans diplômes de ce type parce qu’experte d’une écologie subalterne, celle des villages africains. Une écologie populaire sans considération dans la nomenclature des savoirs écologiques en vigueur à l’échelle internationale. Les savoirs écologiques qui comptent, contrairement à ceux des paysannes et des paysans africains, sont ceux issus de la modernité capitaliste parce que définis par le Nord et sa conception technico-scientifique de la nature, des rapports entre les humains, et entre les humains et la biosphère.
Ma mère, d’autres paysannes et tous les paysans africains ont cependant des tonnes de savoirs et de pratiques qui définissent une capacité de construire des projets de vie et de décider efficacement d’une écologie compatible avec leurs contextes. Comptent-ils et sont sont-ils écoutés dans la prise de décisions de politiques agricoles et/ou de révolution verte mise en place dans les pays africains ou à travers le monde ? Non, tant s’en faut ! C’est là le grand défi à surmonter si on veut diriger le monde vers une diversité de modes de vie en dialogue afin de le sortir de l’écologie coloniale du capitalisme.
Alors que j’étais à Messok, mon village natal dans la zone forestière du Cameroun, j’eus, dans les années 2000, une conversation avec ma mère. Celle-ci portait sur de nouveaux épis de maïs que les unités de recherche agronomiques du Cameroun, en collaboration avec des chercheurs français, proposaient pour remplacer le maïs traditionnel. Le maïs traditionnel est celui que les paysannes et les paysans de cette région du Cameroun plantaient et mangeaient depuis toujours. Il a très bon goût, est très juteux et disponible gratuitement dans les greniers. Il reste tendre pendant longtemps après la cueillette et permet d’autres mets comme des gâteaux de maïs, des beignets de maïs, la bouillie de maïs et le « sanga » (plat camerounais constitué d’un mélange de maïs rappé, de feuilles de manioc écrasés et de jus de noix de palme). La solidarité du modèle de production et de développement paysan fait que les épis de ce maïs traditionnel circulent librement d’un paysanne/paysan à un autre sans aucune contrepartie financière. Cela renforce la solidarité mécanique entre les paysannes/paysans et assure l’approvisionnement du village en maïs en toute autonomie via une polyculture traditionnelle non spécialisée sur des terres dont la propriété est privée mais collective et communautaire.
Un maïs que ne mangent pas les insectes peut-il être bon pour les Hommes ?
Dans les années 2000, le gouvernement camerounais, les chercheurs camerounais en agronomie et leurs homologues français trouvèrent un nouveau maïs plus performant car génétiquement modifié. Il donnait des épis plus gros, des récoltes abondantes, était moins tendre, et avait un moins bon goût que le maïs traditionnel. Le nouveau maïs se conservait mieux et, surtout, n’était pas attaqué par les insectes et autres êtres vivants non-humains. Dans son souci de mettre en place un modèle agricole de production intensive, les paysannes et les paysans ont été incités à adopter ce nouveau maïs et à abandonner le maïs traditionnel. Les premières semences du nouveau maïs ont été distribuées gratuitement aux paysannes et aux paysans dans de nombreux villages camerounais à tel point que les épis du maïs traditionnel se faisaient rares quelques années plus tard à cause de l’arrêt de leur reproduction. Devant son insatisfaction par rapport au nouveau maïs, ma mère m’entretint un matin ainsi qu’il suit :
« Ce nouveau maïs a des épis plus gros et produit plus. Il se conserve aussi mieux que notre maïs habituel car les insectes et autres charançons ne l’attaquent pas mais je me demande si un maïs que ne mangent pas les insectes est bon pour les êtres humains que nous sommes ».
Alors que j’étais étudiant en thèse d’économie à l’UClouvain en Belgique, cette femme qui n’avait jamais été à « l’école des blancs » [2] de toute sa vie, mais uniquement à celle de ses coutumes paysannes, venait, par ce raisonnement, de me faire redescendre sur terre. Par son évaluation aussi imparable que logique du maïs transgénique, ma mère, inculte aux yeux de l’écologie capitaliste, me montra qu’elle était parfaitement au courant, tant des interdépendances entre vivants humains et vivants non-humains, que du fait que la qualité de la reproduction de la vie au sens large se fait dans une écologie soutenable lorsque les êtres vivants humains et les êtres vivant non-humains se disputent le même maïs parce que celui-ci est bon pour la vie au sens large. Ce n’est donc pas la productivité élevée d’une variété de maïs qui est l’indice et le gage de ses bienfaits pour le bien-être des humains, mais le fait que les êtres vivants non-humains se le disputent avec les êtres vivants humains au cœur d’une chaîne alimentaire garantissant leurs interdépendances. La séparation des vivants humains et des vivants non-humains s’avère, comme le montre le remplacement du maïs traditionnel par le maïs transgénique, être une des principales caractéristiques de l’écologie coloniale. Il s’ensuit un déclassement des cultures et des modes de vie de ceux qui sont colonisés par le capitalisme autant que leur écologie. Cela a été le cas de ma mère, des paysannes et des paysans de ce village dans les années 2000 où le maïs moderne chassa le maïs traditionnel parce que moins productif.
Le paradigme « Beyond Ujama »
L’introduction de ce nouveau maïs se voulait un acte de modernisation agricole. Elle obéissait à la révolution verte censée modifier le modèle écologique paysan et toute sa dimension humaine, solidaire et anthropologique vers un modèle écologique plus capitalistique et plus scientifique. « Ujama », la grande famille africaine en swahili, est le cœur de ce paradigme dont la modernité capitaliste et son écologie veulaient faire sortir l’Afrique. Il fallait aller « Beyond Ujama ».
En effet, les conséquences du maïs transgénique ne s’arrêtaient pas à la perturbation de la chaîne alimentaire entre êtres vivants humains et êtres vivants non-humains. Elles concernaient aussi la conception de la terre étant donné que, réputée souveraine car n’appartenant qu’à lui-même [3], la terre est inaliénable dans les cosmogonies des peuples africains de la forêt. Cela ne fut plus le cas avec le nouveau maïs car, devant acquérir les semences du maïs transgénique qui, désormais, étaient mises en vente, contrairement aux semences communautaires du paradigme paysan traditionnel, les paysans ont été obligés de vendre des portions de leur terre pour avoir des revenus leur permettant de s’acheter des semences. Cela fit apparaître une écologie marchande qui ne faisait plus de le terre un liant communautaire inaliénable dont on prenait soin comme d’un commun, mais une marchandise. Elle devenait un capital foncier que chaque paysan cherchait à fructifier individuellement, étant donné les modalités capitalistes de l’appropriation privée individuelle de la terre contre les modalités traditionnelles de son appropriation privée mais collective [4] . L’écologie marchande en sous-main de cette évolution verte capitaliste aliène la terre en en faisant une marchandise comme les autres puis fait dépendre les paysans des marchés fonciers, des marchés financiers et des marchés des semences transgéniques. Le déracinement puis la dépendance sont d’autres conséquences de l’écologie coloniale du capitalisme [5].
Un endroit où cette révolution verte capitaliste est très poussée est le Rwanda où une modernisation autoritaire de l’agriculture est en marche à coup de financements internationaux. Elle ne tombe pas du ciel car elle est soutenue par les modèles de développement de la Banque mondiale et du FMI autant que par des théoriciens du développement au sens de modernisation capitaliste. Un auteur comme Göran Hyden, explique, dans son ouvrage Beyond Ujama in Tanzania [6] , que le modèle écologique paysan basé sur l’agriculture familiale retarde le développement des sociétés africaines à causes des solidarités, de la parentèle, de la propriété collective de la terre et de l’autonomie paysanne dans laquelle ces paramètres maintiennent une paysannerie africaine qui, ainsi, peut vivre en dehors de l’Etat et de la modernisation capitaliste. La clé du développement africain est donc de casser l’autonomie et la sécurité des paysans africains comme cela s’est passé en Europe avec les paysans anglais via le mouvement des enclosures [7] , afin de les pousser à devenir modernes en privatisant leurs terres et en en faisant des ouvriers dans le secteur capitaliste moderne qui peut ainsi les « capturer ». Ainsi vont s’enclencher une différenciation sociale et une modernisation favorables à la modernisation capitaliste de ce continent. La terre passera ainsi de sa gestion traditionnelle par les généalogies familiales et les rites pour une titrisation censée clarifier les droits privés de propriétés plus lisibles pour les investissements privés et l’agro-industrie.
Le Rwanda est devenu le bon élève des institutions financières internationales parce qu’il s’est résolument inscrit dans le paradigme « Beyond Ujama ». Dès lors, le paradigme « Ujama » et son écologie solidaire qui ont toujours assuré l’autosuffisance alimentaire de toute l’Afrique depuis les indépendances et avant celles-ci, a fait place au Rwanda, à une agriculture spécialisée basée sur l’interdiction de la polyculture, le remembrement des terres, l’utilisation d’engrais et le regroupement des paysans en coopératives censées réaliser des économies d’échelles dans la production agricole. Les résultats ne sont pourtant pas au rendez-vous car les terres se dégradent avec l’usage intensif d’engrais, la vie des paysans ne s’est pas améliorée suite à la perte de leur autonomie, la production n’est pas plus élevée que celle du paradigme « Ujama » et des cas de famine réapparaissent dans des villages Rwandais désormais incapables de maintenir leur autosuffisance alimentaire après avoir abandonné la polyculture paysanne dont l’agriculture familiale était le socle [8] . On retrouve ici l’absence de soutenabilité sociale de l’écologie coloniale du capitalisme agraire.
Le pari d’ensemble n’a pas donné de bons résultats non plus. Il consistait, via la spécialisation et la mise en place de coopératives agricoles, à renforcer les économies d’échelles afin de soutenir la croissance économique. Celle-ci devait ensuite être profitable à tous suivant la théorie du ruissellement de la richesse abondante des « premiers de cordées » vers les seconds et ainsi de suite. Rien ne s’est passé ainsi car les paysans rwandais sont de plus en plus pauvres depuis cette expérience de modernisation autoritaire. L’appauvrissement généralisé de ceux dont les cultures et les capacités autonomes de reproduction du mode de vie sont mises au rebus, est donc une autre caractéristique de l’écologie coloniale du capitalisme.
Anthropisation, Anthropocène et reproduction de l’écologie coloniale
Dans le village du Sud Cameroun dont je vous parle à travers ma mère, les paysans et les paysannes vivent dans un modèle écologique paysan qui prend grand soin de la terre et qui a sa propre agentivité. C’est cette capacité de savoir ce qui est bon pour eux qui a poussé les paysans et les paysannes à revenir petit à petit à l’ancien maïs traditionnel qu’ils jugent meilleur par rapport au maïs transgénique. Le soin que l’écologie paysanne africaine porte à la terre est de ne pas utiliser d’engrais autres que l’humus et de pratiquer la jachère dans la planification agricole paysanne. Ce principe consiste à laisser les terres se reposer pendant trois à quatre ans avant de refaire une plantation. Cette rotation de la mise en plantation de la terre permet la reconstitution et le réenchâssement des sols dans les équilibres naturels reconstructrices de leurs éléments nutritifs et des vies non-humaines qu’ils hébergent. Une autre pratique écologique est de n’utiliser que ce que la nature donne comme terre cultivables en ce sens que les paysans ne détournent pas les fleuves, ils n’assèchent pas les ruisseaux, les rivières, les marais, les mangroves ou les marécages pour faire leurs plantations mais cultivent la terre uniquement là où elle est disponible et cultivable. Il en est de même du respect des saisons et de la préservation des vivants non-humains à travers un catalogue de pratiques interdites et autorisées. Pour ce qui est des saisons, les paysans africains savent qu’ils ont par exemple des mangues à une certaine période de l’année et pas à d’autres parce que hors saison. Ils ne font donc pas des innovations transgéniques qui permettent d’avoir des mangues tout le temps y compris en dehors des saisons des mangues, et, ainsi de perturber les cycles écologiques naturels et le temps y afférent. Ce catalogue de choses autorisées et interdites par l’écologie paysanne, explique pourquoi les villages et les forêts africaines, ici ceux du sud du Cameroun, regorgent d’espèces végétales d’une utilité sociale, thérapeutique, symbolique et spirituelle reconnue. C’est que, en tout temps, et pas seulement en Afrique mais partout ailleurs à travers le monde, les sociétés ont transformé la nature en favorisant les espèces qui leur sont utiles quand, en retour, la nature a aussi transformé les Hommes et les sociétés. Il s’agit d’une coévolution entre les Hommes et la nature. Les anthropologues de la nature appellent ce processus l’anthropisation [9] qui continue de nos jours.
Le monde va cependant, de façon concomitante à l’anthropisation, entrer dans une autre phase historique avec la naissance de ce que les historiens Fernand Braudel et Immanuel Wallerstein nomment le système-monde né à la fin au XVè siècle [10] . Il s’agit, d’après ces deux auteurs, d’une division du travail à grande échelle (échelle mondiale) qui va considérer l’Europe comme le centre (le cœur) d’une économie-monde dont l’approvisionnement en débouchés, en énergies, matières premières et main-d’œuvre sera assuré par l’ensemble des pays dits de nos jours du Sud. La dimension raciale de de l’économie-monde européenne est un aspect central de son écologie. Elle va s’opérationnaliser par la conquête du nouveau monde et le génocide des Amérindiens, puis, via le commerce triangulaire qui fit naître un marché mondial aux esclaves pendant 5 siècles. Les esclaves nègres venus d’Afrique furent donc considérés comme des richesses (l’esclave est un capital), des sources d’énergie (l’esclave est une force de travail servile) et des marchandises (l’esclave se vend comme marchandise) dans cette phase de l’accumulation transnationale que Karl Marx nomme l’accumulation primitive. L’ancêtre de l’agro-industrie que promeut la révolution verte capitaliste en Afrique de nos jours fut donc « la plantation » du sud des Etats-Unis qui employa des exclaves nègres pendant 500 ans pour la production du tabac, de la canne à sucre et du coton qu’achetèrent les Européens pour l’industrie manufacturière.
À la division raciale du travail qui découla du marché mondial aux esclaves, suivit la division coloniale du travail avec la révolution industrielle qui renforça tous azimuts le procès de colonisation de la terre, des Hommes, des cultures, des civilisations et de leurs écologies par la civilisation capitaliste et son écologie marchande. Racisme, domination, exploitation, séparation et discrimination vont continuer à travers des comptoirs commerciaux, des postes scientifiques, l’école, le prosélytisme religieux, les compagnies à chartes et les administrations coloniales qui institutionalisèrent l’écologie coloniale sous couvert de la puritaine mission civilisatrice de l’Occident. Cette deuxième phase du système-monde renforça l’extractivisme et le productivisme basés à la fois sur la croyance en un progrès infini (flèche du temps de Condorcet) et une réification du système-terre rendu intelligible par la science et mis au service de l’accumulation capitaliste désormais industrielle.
Une troisième phase du systèmes-monde va se construire après la Deuxième Guerre mondiale. C’est la naissance du développement dont la nouvelle division inégalitaire du travail remplaça la division coloniale du travail. Mais, en conservant les mêmes hiérarchies politiques, économiques et culturelles, la dynamique du développement s’est révélée être un ethnocide bienveillant [11] pour les pays du Sud. La coopération au développement y a gardé l’impérium colonial à travers le néocolonialisme sous forme d’interventions intempestives des anciennes puissances coloniales dans la conduite des nouveaux pays indépendants. La division développementaliste du travail gardait une division hiérarchique du travail (les offreurs de développement au Nord et les demandeurs de développement au Sud) et une division fonctionnelle des rôles (les pays du Nord qui savent ce que c’est que le développement, le conçoivent et les pays du Sud qui ne savent pas ce que c’est et appliquent les politiques conçues par le Nord).
Puis, plus contemporaine, une quatrième phase du système-monde qu’est la globalisation du capitalisme a surgi. Elle correspond à un entêtement du système-monde et de ses centres à continuer une accumulation éternelle en ignorant les avertissements du rapport Meadows depuis les années 1970 sur les limites de la croissance économique. Au lieu de ralentir et de changer de cap, le système-monde a accéléré la réification de la terre et des Hommes par la mise en place du néolibéralisme dès les années 1980 dans un objectif d’harmonisation des conditions mondiales de l’accumulation, de l’extraction et du productivisme.
Le résultat global et contemporain de ce système-monde est l’anthropocène à la fois comme époque-problème où les actions de l’Hommes perturbent les équilibres naturels, une réaction violente de la terre à l’aliénation qu’elle a subie de la part du capitalisme, et un espoir étant donné que l’anthropocène est aussi l’Homme qui porte l’espoir de sortie de la civilisation coloniale du système-monde et de son écologie. Il y a en effet l’hypothèse d’un bon anthropocène, celui qui peut sortir le monde de la crise climatique actuelle. Dans cette veine, les efforts que font les paysans et les luttes qu’ils mènent dans les Suds pour préserver leurs écosystèmes des avancées du capitalisme sont peu considérés par rapports aux positionnements de l’agro-industrie mondiale et du capitalisme agraire.
Quelques enjeux liés à la permanence de l’écologie coloniale
Le capitalisme a colonisé le monde et a installé son écologie productiviste, raciste et ethnocidaire depuis le XVème siècle. Le climat comme problème, l’appauvrissement de la biodiversité et la dégradation de l’environnement en sont les résultats authentiques desquels il faut sortir le système-terre. L’anthropocène comme époque-problème, comme Homme désormais responsable des bouleversements climatiques ou comme Homme-solution au sens où c’est aussi lui qui doit faire des réformes pour sortir de cette situation, est une continuation de la civilisation coloniale. Cela pour plusieurs raisons. Il perpétue la rationalité en surplomb d’un Occident qui, après avoir été central dans le productivisme du modèle industriel, est aujourd’hui central dans la construction du discours sur la soutenabilité sans tenir compte des savoirs et des connaissances sur la nature de plusieurs sociétés des Suds. Comment ceux qui ont tout détruit peuvent-ils prétendre donner des leçons de soutenabilité à certains peuples des Suds qui, avec des modes de vie différents, n’ont causé aucun dégât majeur à la terre ? Est-ce que la sensibilité technico-scientifique des sociétés européennes est plus adaptée à la recherche des solutions de soutenabilité que la sensibilité préindustrielle et préscientifiques de plusieurs modes de vie à travers la terre ? L’occident n’est-il pas en train de négocier une réforme du capitalisme et de la continuité de sa prospérité sur le dos des sociétés des Sud qui, après avoir été les combustibles du capitalisme mercantiliste et industriel, doivent se mobiliser pour sauver un capitalisme qui se veut désormais vert ?
Ces questions sont très importantes car ce sont toujours les mêmes qui gagnent (industrialisation du Nord, concepteur des politiques de soutenabilité et contrôleur de leur application) et ce sont aussi toujours les mêmes qui paient (les peuples des Suds qui ont moins gagné dans le capitalisme industriel, ont été esclaves, ont été exploités, ont vu leurs sociétés complètement déstructurées par la colonisation et reçoivent aujourd’hui des leçons de soutenabilité du Nord). Cela montre le caractère crucial du récit et /ou du narratif de ce qui est arrivé au monde. Il n’est pas possible d’arriver à des transitions justes si le récit/le narratif de ce qui est arrivé écologiquement au monde n’est pas véridique afin de savoir quels ont été les rôles des uns et des autres dans la catastrophe actuelle. L’anthropocène n’est pas uniforme à travers le monde. Il ne peut avoir ni la même responsabilité ni la même priorité partout ! Sans un récit véridique, on ne peut rendre justice car on construira une justice climatique, écologique et environnementale sur des bases fausses qui vont en annuler la crédibilité des résolutions aux yeux des sociétés des Sud qui savent très bien quel a été leur rôle dans l’écologie coloniale du capitalisme.
Si le Nord construit à la fois le discours sur le climat comme problème et le discours climato-sceptique comme doute de la véracité de ce problème et les attitudes politiques qui en découlent, comment, en étant juge et partie, prendra-t-il en compte les asymétries historiques et contemporaines qui pénalisent aujourd’hui de nombreux pays des Sud (esclaves/esclavagistes, colonisés/colonisateurs, absence d’énergie/sur usage d’énergie, économie agricole/économie industrielle, biens essentiels/biens post-matérialistes…) ? Comment combattra-t-il le racisme et la division inégalitaire du travail entre le Nord et le Sud ? Comment construira-t-il l’obligation de solidarité qui, avec le réchauffement climatique, cesse d’être une option des politiques de coopération au développement ? Comment la coopération au développement deviendra-t-elle enfin une école d’apprentissages réciproques entre des mondes et des styles de vie différents ?
Sans trouver des réponses justes et équitables à ce questions et à bien d’autres, il sera très difficile de progresser vers des transitions justes et de permettre au maïs traditionnel du village de ma mère de ne pas être phagocyté par le maïs transgénique du productivisme capitaliste, sachant que c’est le style de vie capitaliste qui mène le monde droit au mur. N’est-ce donc pas le monde comme « Ujama » une des sources d’inspirations crédibles pour l’invention de la soutenabilité de nos écosystèmes ?
(Cet Article est publié conjointement par ANTIPODES et par IMAG revue éditée par le CBAI.
[1] Cheikh Hamidou Kane, 1962, L’aventure ambiguë, Paris, 10/18.
[2] Cheikh Hamidou Kane, 1962, op.cit.
[3] Danouta Libertski-Bagnoud, 2023, La souveraineté de la terre. Une leçon africaine sur l’habiter, Paris, Seuil.
[4] Göran Hyden, 1981, Beyong Ujama in Tanzania. Undervelopment and Uncaptured peaysantry, Presses de l’Université de Californie
[5] Simone Weil, 2021, L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Paris, Payot.
[6] Göran Hyden, 1981, op.cit.
[7] Karl Polanyi, 1989, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris Gallimard.
[8] Thierry Amougou, 2021, Rwanda : Ombres et lumières d’un leadership vert, AOC.
[9] Philippe Descola, 2018, « Humain, trop humain », Esprit, n° 420, pp.8-22.
[10] Immanuel Wallerstein, 2009, Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde, Paris, la découverte ; Fernand Braudel, 1979, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècles.
[11] Thierry Amougou, 2018, Qu’est-ce que la raison développementaliste ? Paris, Academia/Harmattan.