Ce que la Darologie doit à l’écologie et à l’économie.
Pour comprendre l’écologie, la science, il faut forcément s’intéresser à son histoire. On lui redécouvrira ainsi des liens de parenté oubliés avec l’économie. En effet, pour parler d’écologie, Carl Von Linné et Charles Darwin, pour ne citer qu’eux, utilisaient l’expression « économie de la nature » afin de désigner ce qu’Ernst Haeckel définira plus tard par le néologisme « Œcologie ».
Des économistes comme François Quesnay, Adam Smith et Herber Spencer ont à la même époque expliqué le Marché comme un organisme vivant et le comprenaient comme un écosystème, bien que ce terme n’apparait qu’en 1935. Marx, lui aussi, analyse l’économie tel qu’ un écologue aborderait la nature, c’est-à-dire comme un système.
Quand Ernst Haeckel impose en 1866 le terme « Ecologie » pour définir une science qui existait déjà, il aspire à rappeler justement cette relation intime avec l’économie. Alors que l’économie moderne aspirait à s’isoler dans un domaine qu’Aristote avait relégué au rang de mauvaise pratique : la Chrématistique, l’acquisition de la richesse pour elle-même. Pour lui, d’ailleurs, l’Oïkonomia était d’abord domestique, l’organisation d’une maison et devient politique dès lors qu’elle concerne la Cité.
Economie et écologie ont donc pour racine commune l’Oïkos qui, chez les grecs, signifie “la maison”, mais aussi la famille étendue. Cet Oïkos définit à bien des égards ce que Dar signifie pour les nord africains : un environnement, une économie, une famille, un « système maison » (écosystème).
Un concept pour algérianiser l’écologie...
La Darologie, ou plus littéralement Darologiya est un néologisme construit sur la même morphologie qu’ « écologie ». Mais elle est par contre ici inversée. Le choix d’un préfixe nord africain et d’un suffixe franco-latin plaide pour une modernité algérienne ouverte au projet universel de transition écologique tout en veillant à préserver son identité profonde. En remplaçant éco par Dar, il permet de comprendre ce que l’écologie est avant tout : une science de l’habitat et des interactions qui s’y déroulent. Dar suggère les notions de communauté, d’intimité et de responsabilité. Il crée une proximité avec une écologie généralement perçue en Algérie comme importée.
Si Dar est un mot arabe, sa signification qui confond le foyer et la famille est une particularité propre aux cultures “médiantales” d’Afrique du Nord. Médianes avec l’identité africaine, berbère, méditerranéenne et orientale, au sens large du terme. La Darologie peut donc s’appeler aussi Axxamologie, car Axxam signifie exactement la même chose dans une autre langue algérienne, le Tamazight.
Parce que la confusion entre écologie et écologisme est la norme, Darologie affiche son parti pris pour une écologie politique anthropocentrée. Puisque l’être humain est au cœur du problème écologique, il fait forcément aussi partie de la solution. Du point de vue de la Darologie, cela passe tout d’abord par une réflexion ainsi que des actions autour de la manière de récréer une intimité entre le peuple algérien et son environnement, de lui redonner les moyens politiques et culturels de se sentir à nouveau responsable et solidaire, non pas seulement de sa maison, de son foyer ou de sa propre famille, mais aussi de l’espace publique ainsi que de la nature qui l’entourent.
Quant au suffixe « iya », de Darologiya, il fait référence à la « voie », au sens spirituel et éthique. Cette terminaison est utilisée notamment en Afrique du nord pour nommer la « tariqa » (voie) d’une confrérie soufie (zawiya). Elle donne ainsi à la Darologie une dimension spirituelle incontournable pour aborder sereinement le sujet de l’écologie politique dans le contexte algérien.
Cependant, tandis que l’on associe généralement ce suffixe avec le nom d’un fondateur, comme la Tidjaniya est la voie qui fut inspirée par le Cheikh Ahmed Tidjani, la Darologiya est la voie non pas de quelqu’un, mais de quelque chose, s’imprègne avant tout de l’esprit de la maison, du foyer, de la famille. Une voie est une direction, un ensemble de préceptes, de comportements et de pratiques qui mènent vers un progrès individuel et collectif. Ce n’est pas un programme d’objectifs à atteindre, mais un chemin balisé par des principes fondateurs vers la bonne direction. En Algérie, l’écologie profonde n’est pas près de devenir un jour une religion de substitution. Les Algériens n’ont pas de vide spirituel à combler, mais plutôt, à mon humble avis, une spiritualité à repenser à l’aulne des enjeux du Siècle et l’écologie en est un des plus cruciaux.
La vraie modernité n’est pas celle qui renie le passé, mais plutôt celle qui le relie au futur
Dès lors que l’on considère la transition écologique comme un nouveau paradigme de modernité, la Darologiya devient une voie possible vers la modernité algérienne. Elle la rappelle constamment au concept de « juste milieu » (modération et conciliation), primordial aussi bien dans la pratique de l’Islam que dans les traditions algériennes et nord-africaines. Le déclin en Algérie de cette valeur est à l’origine de biens des maux écologiques et économiques. Jadis, on savait faire ce qu’il faut avec peu de moyens tandis qu’à présent, on consomme pour produire un point de P.I.B cinq fois l’énergie qu’un pays de l’OCDE mobilise pour cela !
Comment avoir un discours convaincant en Algérie sur l’efficacité hydrique ou la sobriété énergétique, contre le gaspillage, pour l’adaptation ou la résilience au changement climatique, sans rappeler à la rescousse le passé pour infirmer un présent qui bafoue tout cela au nom de la « modernité » ? Tous ces principes ont été appliqués avec une certaine efficience par les communautés qui ont peuplé depuis des millénaires l’actuelle Algérie. Il n’est pas question d’idéaliser le passé et encore moins de prétendre que les moyens d’hier sont les capacités d’aujourd’hui, mais de convaincre que cette transition n’est pas contre nature.
Dans un territoire naturellement marqué par de grands contrastes climatiques et géographiques, cultiver ce « wassat » (juste milieu) a permis de créer des modèles d’habitats traditionnels très résilients. L’Oasis, le Taddart (village kabyle) ou le Ksar (village fortifié des zones arides), cette tradition de sobriété créative et de solidarité sociale a permis d’installer durablement la vie dans des milieux aussi difficiles que le désert, la steppe, ou bien encore la montagne.
La biodiversité algérienne avec son taux d’endémisme de plus de 12% n’est pas non plus en reste, et nombre d’espèces sauvages ou domestiques locales ont développé des stratégies d’adaptation et de résilience à ces contrastes qui doivent inspirer la Darologie algérienne.
Pourquoi autant insister sur la notion de maison et d’habitat ?
Pour expliquer l’écologie aux Algériens et impliquer l’Algérie dans une transition écologique dont elle ne sera pas seulement l’objet mais aussi le sujet.
Quand on habite un espace, il nous habille en retour, comme une enveloppe matérielle et immatérielle, un habit tissé par des liens, des relations et des interactions entre tous ses habitants. Habitat, habit et habitudes tirent tous les trois leur racine du même mot latin « habitare » qui signifie en substance « avoir souvent, demeurer », ce qui implique la notion de durée et qui est une des conditions premières de la durabilité.
La Darologie est donc une éthique qui considère qu’il faut habiller les lieux que l’on habite de bonnes habitudes. Afin qu’elles les habitent à leur tour comme l’âme d’une maison rayonne sur ses habitants. Pour cela, il faudrait que cette transition fasse sens en Algérie et, à ce propos, il est essentiel d’opter pour un discours et des actes qui prennent en considération la « tradition d’habiter » des Algériens.
La maison introvertie algérienne
D’une manière générale, ce qui caractérise la plupart des habitats traditionnels algériens, c’est le modèle de la maison introvertie, et cela pour des raisons climatiques, historiques, sociologiques et religieuses que je n’ai pas le temps de développer dans cet article.
Quasiment toutes sont construites avec cette idée de se réserver une espace tampon entre la sphère extérieure et intérieure. La Squifa, le plus souvent un vestibule ou une petite cour intérieure réservés à la réception des étrangers, en est la parfaite incarnation architecturale. C’est une pratique que l’on retrouve encore en Algérie, comme un peu partout en Afrique du nord.
A l’échelle d’un pays, cette tendance naturelle à l’introversion ne doit pas être entretenue comme un repli sur soi, mais plutôt cultivée tel un « enveloppement ». Cette enveloppe doit rester perméable à l’universalité écologique, tout en demeurant un filtre contre les excès environnementaux et l’aliénation culturelle d’un modèle de développement éco suicidaire et globalisant.
Repenser l’espace public comme une collectivité intime.
En Algérie, comme dans beaucoup de pays où la transition entre communauté et société n’a pas encore été totalement consommée, la famille et la maison sont au centre des préoccupations et des attentions. Certains espaces publiques, comme les restaurants, contiennent souvent un espace réservé exclusivement aux familles. Cette introversion, poussée à son paroxysme a tendance à cloîtrer les individus dans cette seule sphère d’intimité ; la Squifa s’exporte à présent en dehors de la maison.
Malheureusement, durant la décennie noire, l’espace public et l’espace naturel sont devenus dans l’imaginaire collectif des espaces d’hostilité, désincarnés, territoires privilégiés du terrorisme. Alors que le maquis et les rues étroites des Casbah, Médinas et Dachras furent jadis les meilleurs refuges et avantages du peuple Algérien face à l’oppresseur colonial. Cette inversion de perception du monde extérieur a eu un impact majeur sur le comportement actuel des Algériens vis-à-vis de la nature aussi bien que dans la rue. Pendant longtemps, on ne s’y sentait plus chez soi. L’Algérie se relève à peine de ce traumatisme et on voit heureusement la société algérienne peu à peu renouer avec les sorties en pleine nature et la redécouverte du territoire national.
Le formidable élan d’écocitoyenneté qui a vu le jour dans le sillage du Hirak, quand les Algériens ont justement repris possession de la rue et ont ainsi élargit l’horizon de leurs possibles au-delà du pas de leur porte, illustre très bien cette nécessité viscérale d’intimité et de propriété collective. Alors que la place publique a longtemps été jonchée de déchets et si peu considérée par les citoyens, après le défilé hebdomadaire de milliers de personnes, elle ressort à chaque vendredi encore plus propre qu’elle ne l’était avant le début de la manifestation. En prenant soin de ne pas salir ou de nettoyer les rues après leur passage, les Algériens voulaient ainsi envoyer un message fort à leurs gouvernants.
Beaucoup de citoyens conçoivent l’espace public comme une propriété de l’Etat et non pas un bien commun, comme un « beylik », c’est-à-dire la propriété d’une caste dominante. Ils ont besoin d’espaces de collectivité intime pour se sentir concernés par le respect et l’amélioration de leur environnement. Non pas seulement comme des gouvernés, mais avant tout comme des « mou lel Dar », c’est-à-dire tels les « membres ou propriétaires de la maison ».
Pendant longtemps, ce que nous appelons aujourd’hui “espace public” et qui est censé appartenir collectivement au peuple algérien, a été plutôt une collectivité intime qui s’organisait en grande partie en Tajmaat ou Djemaa locaux, c’est-à-dire en conseil de village ou de quartier. D’ailleurs, dans la plupart des régions où cette culture est toujours présente, l’environnement est généralement mieux organisé et plus agréable à vivre. Cependant, si la Darologiya s’appuie sur cette tradition, elle n’en demeure pas moins aussi critique à son égard et propose la Tajmaacratiya, c’est-à-dire une approche plus inclusive, où les femmes et les jeunes participeraient plus activement à cette organisation domestique de l’espace public. Mais, pour cela, il faut aussi renouer avec l’art et la pratique du débat, rompre les liens de tribalisme et clientélisme, le patriarcat et considérer l’Algérie comme une seule et même grande Maison. C’est pour cela que la Darologie est d’abord une voie pédagogique qui s’intéresse à traiter surtout une maladie politique (de politis,“qui a trait à la vie de la Cité”) et non pas seulement ses symptômes environnementaux...
La voie de l’enveloppement face au dévorement durable
Le mot « développement » signifie littéralement « l’action dé-envelopper ». Le terme croissance est quant à lui inspiré de la biologie du végétal qui se « dé-enveloppe » de sa graine et suit des étapes bien distinctes vers sa maturité. Le modèle de croissance par étape de Rostow, sa théorie du développement, est une parfaite illustration de cette parenté entre économie et biologie. Si bien que beaucoup perçoivent encore le sous-développement comme une dégénérescence et non pas la conséquence du « dévorement durable » d’un pays par des économies plus développées ou bien encore la voracité des élites locales corrompues.
Tant que développement signifie sortir coute que coute une société de son enveloppe primordiale, pour l’habiller de l’habitude de croître indéfiniment, alors il ne sera durable que pour dévorer le Monde. La Darologiya ne se positionne donc pas comme une alternative au sous-développement, mais plutôt aux antipodes du « dévorement durable ». Si la maîtrise technicienne reste la solution ultime et l’intelligence collective, renouer avec les « émotions de la Terre » (pour reprendre l’expression de Glenn Albrecht) de simples options cosmétiques, alors le développement durable n’offrira que les conditions d’un sous-développement durable pour des pays comme l’Algérie.
L’Oasis, enveloppée dans son microclimat crée de toute pièce par l’être humain, préservée ainsi des agressions du désert, n’est pas isolée pour autant du reste du monde. Puisqu’elle est aussi connectée avec l’extérieur par le biais des caravanes. Voilà un modèle symbolique très puissant pour expliquer aux Algériens en quoi la Darologie est la voie d’un enveloppement où faire intelligence avec la nature et son prochain et le reste du monde permet d’installer un climat paisible même dans un désert. Si l’on hybride au passage le mot « environnement » avec « développement », cela donne le terme « enveloppement ».
C’est pourquoi la question centrale à laquelle propose de répondre la Darologie est « Ckhoun mou lel Dar ? », (qui est le propriétaire ou le responsable des lieux ?). Mou lel Dar se traduit aussi par « le membre de la famille ». Quand on dit à un « Barani » (celui qui est en dehors du cercle familial), « Rak Mou lel Dar » (Tu es de la maison), on lui signifie ainsi qu’il a prouvé son respect des lieux et de ses habitants et qu’il est considéré de ce fait comme un membre à part entière de la Maison.
Cette question rappelle aussi l’importance de la femme dans la société algérienne, parce beaucoup d’Algériens vous avoueront qu’ils ne sont que les « mou lel bayt » (le propriétaire des murs) et que c’est leur épouse qui est la véritable « Moulet el Dar » (la maîtresse ou l’âme de la maison). Etendue à l’échelle de la nation, cette responsabilité domestique devient légitimité politique, c’est-à-dire qu’elle concerne toutes les sphères d’activités de la Cité.
Le développement durable algérien
La Darologie est finalement la proposition d’une relecture plus vernaculaire du développement durable. Vernaculaire, ici est à prendre au sens étymologique, c’est-à-dire « qui vient de la maison ». Elle se veut une interprétation locale d’un concept plus global, sous le prisme et non pas la lorgnette de l’identité algérienne. Elle se construit autant avec des « matériaux » locaux qu’elle propose de tirer profit de ressources intellectuelles et techniques venus d’autres horizons. Pour penser la modernité algérienne autrement qu’un ersatz inachevé d’un modernisme qui a fait son temps. Elle fait écho au principe de « self reliance » proposé par Ignacy Sachs dans son concept « d’écodéveloppement », précurseur du développement durable.
“Ni dictature du présent, ni dictature du futur”
Si le développement durable accorde aux générations futures une attention toute particulière, inspiré par l’éthique de la responsabilité de Hans Jonas, il me semble important de ne pas rompre pour autant le lien avec les générations passées.
En Algérie, ce sentiment de responsabilité, pour ne pas dire de redevabilité, envers nos aînés a même été institutionnalisé par le récit de la guerre de Libération. « Ni dictature du présent, ni dictature du futur » est un des slogans phare du rapport Brundtland, texte fondateur du développement durable et j’aimerai lui ajouter ce sens tout en émettant la réserve que cela ne doit pas impliquer non plus une dictature du passé...
A l’instar du développement durable, la Darologie a aussi ses piliers, ou plutôt ses trois dimensions, ses « trois D » : Dar, Douar et Dénia. Cependant ces trois « D » ne définissent pas des sphères antagonistes, mais plutôt les contours d’un même cercle qui ne fait que s’élargir. C’est une croissance des vues de l’esprit et non pas des appétits. Dar, c’est la maison, Douar, le cercle, inspiré de celui de la disposition des tentes dans les camps des nomades, mais aussi de l’unité administrative coloniale qui avait pour but de fragmenter les tribus. Ici, Douar incarne une ambition contraire, celle de fonder la Tribu Nationale et se définit en premier lieu comme la sphère de l’espace collectif intime. Dénia, c’est le mouvement de la Vie, du Monde, le Destin, et « Dénia rahi t’dour » (le monde tourne), comme disent les Algériens pour rappeler que les choses ne sont jamais figées...
La Darologie est le cercle de « familiarité » d’un sentiment d’intimité et de responsabilité, personnel et collectif, qui s’étend de l’individu vers le « grand tout ». Pour le dire plus simplement, plus le cercle de ma Dar est étendu, et plus mon sentiment d’intimité et de responsabilité avec mon environnement est renforcé. Douar, la communauté et Dénia, le Monde, sont des extensions d’une même Dar el Kbira (maison mère), d’un même foyer, d’une même famille, locale, nationale mais aussi internationale…