Au Lac Edouard, c’est le Cauchemard de Darwin tous les jours

Mise en ligne: 16 mars 2010

La faillite pointe à l’horizon pour ceux qui tentent de continuer à vivre de la pêche, par Mamadou Bineta

Les soldats congolais installés, depuis un an, à Vitshumbi, dans l’est du Congo protègent les pêcheurs clandestins qui ont accéléré la baisse des stocks de poisson. Tous ceux qui vivaient de la pêche désespèrent, la malnutrition gagne, les élèves abandonnent l’école…

En ce début de matinée, la plage de Vitshumbi au bord du lac Édouard à 130 km au nord de Goma semble désertée. Une pirogue vient d’accoster. La seule. A l’intérieur, à peine une vingtaine de poissons. Une maigre prise qui désole Kambale Takehya. Pêcheur armateur pendant 17 ans, il a cessé son activité il y a deux mois en raison de la diminution des stocks de poissons dans le lac. Depuis, il achète les poissons aux vendeuses de la place. De plus en plus rares, ils sont chers : Kambale Takehya n’a pu en acheter que cinq, qui lui serviront de monnaie d’échange. « Je ne vais pas les consommer, mais les expédier à l’intérieur du territoire pour obtenir d’autres produits en échange », explique-t-il.

Le troc est devenu une pratique courante pour les habitants de Vitshumbi, qui avant ne vivaient que de la pêche. « Quand j’ai la chance d’attraper deux ou trois poissons, je les expédie au village en échange de haricots et autres produits », raconte un homme, l’air triste, avant de préciser qu’une partie de sa famille a quitté Vitshumbi pour aller cultiver dans le village de Kanyabayonga, situé entre le territoire de Rutshuru et Lubero.

Pourtant, il y a quelques années, des centaines de pirogues débarquaient, le matin, avec chacune près de 1500 poissons, se rappelle Josué Katsuva, président du comité des pêcheurs de Vitshumbi depuis moins d’un mois. Une seule embarcation pouvait nourrir sept familles. « En plaçant un filet de 300 mètres sur le lac, on pouvait attraper près de 3 mille poissons. Et cela, tous les jours », insiste le pasteur Rumoka Musaliya, qui est né à Visthumbi. « C’était une fierté d’habiter ce village. Plusieurs villes du Nord-Kivu venaient s’approvisionner ici en poissons. Tout semblait facile », ajoute-t-il. Aujourd’hui, la moyenne est de un à dix poissons par pirogue, selon un agent du service de pêche et élevage de Vitshumbi.

La cause de ce changement : la pêche illégale qui s’est développée ces dernières années. Fin janvier 2009, la situation s’est aggravée avec l’arrivée des Forces armées de la République démocratique du Congo qui ont repris le village. Les militaires s’installent alors jusque dans les frayères (les zones côtières de reproduction des poissons), en plein parc des Virunga, précise le président. Motif avancé : sécuriser ces zones et les protéger des attaques de combattants hutus rwandais actifs dans le parc. Ces militaires soutiennent les pêcheurs clandestins, au nombre de 10 mille, selon le président de la société civile (soit les trois quarts de l’effectif total des pêcheurs dans cette zone). « Ils ont même construit de petits villages », confirme Patrick Muhindo Nyaroba, administrateur assistant de Vitshumbi. « La pêche illégale est à la mode et pour être protégés, ces pêcheurs payent aux militaires. Le prix dépend du type de filet et de la méthode de pêche utilisés », précise un membre de la Coopérative des pêcheurs de Virunga.

Officiellement, trois pêcheries sont reconnues, mais des dizaines d’autres opèrent illégalement, rapporte un chef coutumier. « Ce trafic rapporte gros aux autorités militaires. Nos patrouilles sont repoussées par des tirs nourris dès que nous approchons de ces lieux », regrette un officier principal de garde à l’Institut congolais de la conservation de la nature qui ajoute qu’en décembre dernier une patrouille de la force navale a échappé de peu à un tir de roquette lancée par les militaires.

Au petit port de Vitshumbi, la matinée avance, d’autres pirogues arrivent enfin. Elles viennent de Buholu, sur la côte ouest du lac Édouard, en territoire de Lubero. Elles ne transportent pas du poisson, mais des sacs de cossettes de manioc, du riz et des régimes de bananes. Des jeunes gens, anciens pêcheurs reconvertis, déchargent les sacs dans un camion qui ira ravitailler les centres urbains.

La faillite pointe à l’horizon pour ceux qui tentent de continuer à vivre de la pêche. Assise à l’ombre d’une paillote, au petit marché près de la plage, Yalala Sekanabo, présidente de l’Union des épouses de pêcheurs pour le développement intégré du paysan, confie : « Je viens de gaspiller mon argent en achat de glace pour bien conserver le poisson. C’est l’avenir de mes enfants qui est compromis », regrette-t-elle. Face à cette situation aux multiples conséquences, certains habitants menacent de cultiver dans le parc si aucune mesure n’est envisagée pour contrer la pêche illicite. Les centres de santé de Vitshumbi enregistrent des cas de maladies, surtout infantiles, liées à la malnutrition, rapporte le Docteur Augustino Ya Kasserd.

Les élèves eux, désertent les écoles à cause du manque d’argent de leurs parents. « Sur les 60 candidats par classe en début d’année, ils ne sont plus qu’une vingtaine à venir », témoigne M. Alpha Machozi, enseignant à Visthumbi et président de la société civile. Certaines boutiques ont déjà fermé leurs portes.Le village en plein essor qu’était Vitshumbi n’est plus aujourd’hui que l’ombre de lui-même.