Avant, c’était les adultes qui protégeaient les enfants. A présent, ce sont les enfants qui devraient protéger les adultes..., propos de Murhabazi Namegabe recueillis par Violaine Jadoul
Murhabazi Namegabe : Avant que les conflits ne rongent la société congolaise, c’était les adultes qui protégeaient les enfants. Aujourd’hui, ce sont les enfants qui sont invités à protéger les adultes qui devraient les protéger.
Une des stratégies utilisées par les groupes armés est de regrouper des enfants d’une province ou d’une zone et de les amener ailleurs. Ils perdent ainsi toute idée d’appartenance à une famille ou à une communauté. Nous avons des enfants qui, à huit ans, ont été séparés de leur communauté et amenés à plusieurs milliers de km où les infrastructures n’existent pas ou ont été détruites. Certains enfants qui ont passé cinq ans dans les groupes ne se rappellent même plus de leur village. Avec les conflits transfrontaliers, il y en a qui ont traversé les frontières du Rwanda ou du Burundi et sont utilisés par ces groupes armés. Enfin, d’autres ont perdu leur famille. En effet, pendant la guerre, environ 5 à 6 millions de Congolais sont morts. Essentiellement à l’Est du pays. Certains enfants sont dans nos centres depuis plus d’un an et il faut trouver une solution. Mais quand nous retrouvons les familles, dans 90% des cas celles-ci veulent revoir leurs enfants. C’est encourageant de voir que malgré la pauvreté et tout ce qui s’est passé, elles acceptent encore de les accueillir dans la joie.
Nous essayons d’aider les communautés à favoriser la création de noyaux communautaires pour la protection des droits des enfants. Nous négocions avec les officiers de l’armée congolaise et les autres groupes non intégrés à l’armée officielle pour qu’ils appliquent les textes juridiques nationaux et internationaux qui consistent à ne pas recruter les enfants et à libérer officiellement les moins de 18 ans qui se trouvent dans l’armée officielle.
Une fois sortis, les enfants intègrent des centres de transit où ils reçoivent une assistance humanitaire de premier plan et un accompagnement psychosocial contre les traumatismes qu’ils ont reçus. Nous tentons ensuite de localiser les familles pour réintégrer les enfants. Nous travaillons aussi à leur réinsertion scolaire ou professionnelle selon l’âge des enfants. Enfin, nous nous sommes rendus compte qu’il ne suffit pas de soigner une maladie mais qu’il faut également s’attaquer aux facteurs qui sont à la base de celle-ci. C’est pourquoi nous menons des plaidoyers pour l’instauration de lois protégeant les enfants durant les conflits armés. Nous avons déjà obtenus des résultats importants, comme la loi de janvier 2009 qui relève la majorité des enfants à 18 ans alors qu’elle était abusivement fixée à 13 ans pour les filles et à 14 pour les garçons depuis le régime dictatorial de Mobutu.
Enfin, nous nous occupons d’autres groupes cibles d’enfants, très vulnérables vis-à-vis du recrutement : les enfants de la rue, les enfants non accompagnés, réfugiés ou congolais et les filles victimes de proxénétisme et d’exploitation sexuelle.
D’ailleurs, je n’accepte pas qu’on dise que certains s’enrôlent volontairement parce que, vous savez, dans les forces armées, il y a des enfants de 8 à 17 ans. Les enfants n’ont pas encore la maturité psychique et les adultes en profitent. Il y a toujours une influence, une corruption mentale. Donc je dirais que dans tous les cas, il s’agit d’un recrutement forcé. Quand nous allons négocier la sortie des enfants, au fur et à mesure que l’information leur parvient, certains s’échappent d’eux-mêmes pour rejoindre nos centres. Après, nous avons la voie de sortie officielle : ces enfants que l’on nous donne après une négociation.
Nous parlons de sortie plutôt que de démobilisation de la même façon qu’on ne parle plus d’enfants-soldats. Avec les experts, nous avons résolu qu’il ne fallait pas continuer à utiliser le terme parce que ce serait lui donner un sens alors que les lois disent que les enfants ne peuvent pas être soldats. Ce serait aussi contradictoire comme message vis-à-vis des groupes armés et des militaires. Nous les qualifions donc d’enfants associés aux forces et groupes armés.
Depuis 2002, environ 40 mille enfants sont sortis des groupes armés. 10% d’entre eux sont passés directement par notre centre. A l’heure où je vous parle, il y a encore des négociations dans les brousses pour voir si plusieurs centaines d’enfants peuvent encore sortir grâce à notre modeste force.
Les filles représentent malheureusement 3% des effectifs dans nos centres parce qu’il n’est pas très facile d’obtenir leur libération. Les petites filles sont souvent mariées à l’âge de 12, 13 ou 14 ans. Elles ont été domptées comme si elles étaient des épouses de ces seigneurs de guerre. Lorsque nous arrivons, les filles sont cachées ou alors les commandants et les combattants disent : ce sont nos femmes, où voulez-vous les emmener ?
Au début, on nous présentait toujours des garçons. Après un temps, nous nous sommes demandés ou étaient parties toutes les filles qui avaient été enlevées. Certaines ont dû mourir parce que non seulement les filles sont utilisées comme combattantes mais elles sont aussi destinées à l’esclavagisme sexuel dans les brousses, dans les forêts. Plusieurs d’entre elles tombent enceinte et doivent accoucher dans des conditions très difficiles.
Pour faire sortir celles qui sont encore dans les camps, nous avons décidé d’emmener des femmes pour négocier avec nous. On a vu beaucoup de filles devenir comme folles et dire : moi je dois sortir, ne me cachez pas, je dois rentrer chez moi. Au fur et à mesure que nous évoluons dans les négociations, le nombre de filles qui sortent des groupes armés augmente.
Heureusement, il y a une évolution grâce aux alliances que nous créons et grâce au soutien technique et financier que nous recevons. Chaque année nous avons des gens qui viennent appuyer notre travail. Tout cela nous permet d’améliorer nos conditions de travail mais aussi de faire des progrès dans la réhabilitation physique, psychologique, économique de ces enfants qui ont été victimes de la violation de leurs droits. Mais les besoins restent énormes. Je donne toujours cet exemple : les enfants qu’on nous remet sont comme des bébés qui viennent de naître. Certains groupes armés déshabillent entièrement les enfants qu’ils nous livrent parce qu’ils disent qu’ils ont payé les uniformes militaires, les bottines. Nous allons donc devoir les vêtir de la tête aux pieds, les héberger… Ensuite ces enfants seront réintégrés dans une communauté terriblement appauvrie depuis les années de dictature et de guerre qui ont pillé les petits élevages et l’agriculture vivrière.
Il est très difficile de décrire ce travail si vous ne venez pas passer une journée ou une nuit dans nos centres. Les enfants proviennent de plusieurs milices qui se sont opposées sur les fronts. Il y en a qui se demandent comment ils vont cohabiter dans le centre avec leurs ennemis.
Les sept premiers jours quand les enfants arrivent, nous devons travailler d’arrachepied-pied parce qu’ils sont dans un état d’animosité incroyable. A ce moment-là, vous vous dites que ce sont de petits léopards blessés, enragés. Il faut travailler pour les adoucir, les rendre encore humain et les amener à cohabiter à nouveau ensemble. On leur dit qu’aucun d’entre eux n’a jamais demandé à la nature ou à Dieu de se retrouver dans tel ou tel camp. C’est une erreur des adultes. On leur apprend qu’ils ont des droits mais que les autres en ont aussi. On leur explique que c’est à cause du manque de cohabitation pacifique qu’ils sont devenus des enfants associés aux groupes armés. Ils doivent bâtir un avenir meilleur, différent de celui des adultes qui les ont utilisés.
Le recrutement et l’utilisation d’enfants soldats est l’une des violations les plus cruelles des droits de l’homme au siècle actuel à laquelle tous les pays libres devraient s’intéresser parce que, même si on voit des histoires d’enfants soldats à la télévision, on ignore à quel point ces groupes armés constituent de véritables mouroirs dans lesquels les enfants sont décimés. Ceux qui luttent contre l’utilisation des enfants doivent aussi s’intéresser à la mauvaise gouvernance, à la pauvreté et à l’exploitation illégale des ressources parce que les guerres au Congo sont toujours enracinées dans ces causes profondes. Si la coopération internationale prête attention à la bonne gouvernance et au processus de démocratisation qui est en cours depuis 2006, nous pouvons arriver à créer un environnement protecteur pour les enfants et les épargner de la guerre. C’est vraiment un appel que je lance à toutes les nations civilisées d’aider le Congo à sortir de la situation actuelle et d’aborder le problème des enfants soldats sous un angle plus global.