A quoi sert un clown dans une manifestation ?

Mise en ligne: 20 juin 2014

L’artivisme, contraction d’art et d’activisme, propose l’humour comme arme de dérision massive, propos d’Amaury Ghijselings recueillis par Cécile Imberechts, avec la collaboration d’Adrien Pham

Amaury Ghijselings, vous êtes membre du collectif Artivist. Quelles sont les formes de « l’artivisme » ?

Au sein d’Artivist, qui n’est pas le seul collectif en Belgique, nous avons créé plusieurs branches : les artivistes, qui utilisent le théâtre comme forme de mobilisation dans l’espace public, et aussi une brigade de clowns et un groupe de samba. D’autres formes existent : des actions autour de l’environnement et de la récupération de l’espace public, comme remettre du vert dans les villes à travers le guérilla gardening, les parking days (à la place d’une voiture, installer un potager portatif ou des transats pour jouer une partie d’échecs) ou le seeds bombing (faire des boulettes de terre et de semences et les lancer dans les espaces verts). Le graff s’est aussi développé : comme à travers le travail de Banksy, qui se situe aux confins de l’art et de l’activisme. Artivist n’a fait que suivre un mouvement qui s’est développé aux Etats-Unis à partir de Seattle au sommet de l’OMC, en 1999. Les militants y utilisaient déjà certaines formes d’expression artistiques dans les mobilisations sociales et innovaient par rapport aux formes de mobilisation traditionnelles comme les manifestations ou les grèves. Certaines techniques artivistes étaient à la base plutôt anecdotiques mais elles ont été réappropriées par de collectifs partout dans le monde, comme l’usurpation d’identité, qui a été popularisée par les Yes Men et qui consiste à se faire passer pour quelqu’un qu’on n’est pas pour être invité dans un événement et le perturber de manière subversive. Nous nous en sommes inspirés pour chahuter la Greenweek organisée par l’Union européenne en 2011. D’autres utilisent la danse, la peinture, le théâtre ou le chant : le but étant de se mobiliser dans l’espace public en utilisant des formes d’expression poétiques, artistiques et créatives.

Concrètement, à quoi sert un clown dans une manifestation ?

Au départ, les brigades de clowns ont été créées en Angleterre par John Jordan : elles allaient singer les militaires dans les défilés lors des fêtes nationales pour dénoncer la hiérarchisation de la société, le patriarcat, l’impérialiste et le côté belliqueux de l’Occident. Depuis, les clowns ont pris un autre rôle dans les manifestations : ils y jouent un rôle de tampon, lorsqu’ils se placent entre les cordons de police et les manifestants. Dans ces no man’s land, normalement interdits, il est assez remarquable de voir que les clowns, parce qu’ils ont un nez rouge, sont souvent tolérés par les policiers, moins indulgents par rapport aux manifestants. Les clowns, tout en se moquant des forces de l’ordre, parviennent à faire baisser les tensions et à endiguer souvent l’escalade de la violence. C’est un élément important, car lorsqu’on rentre dans le conflit, s’est souvent au détriment des messages qu’on souhaite faire passer : ce sont en effet les incidents qui font les gros titres dans la presse. Au-delà de cet aspect « soupape », en intervenant de manière comique et théâtrale, le clown permet de donner dans les médias une image moins rébarbative des mobilisations sociales et de lutter contre la criminalisation par l’image des mouvements sociaux. Ce faisant, il favorise aussi l’adhésion, voire la mobilisation des citoyens. Ce qui permet de lutter contre les communiqués de la police qui font presque toujours passer les manifestants pour des casseurs. C’est un moyen de montrer aux citoyens que nous sommes déterminés, mais qu’on peut aussi faire rimer mobilisation citoyenne avec humour, créativité, plaisir et non-violence.

Observe-t-on un engouement pour ces nouvelles formes d’engagement ?

L’artivisme a su redynamiser les mouvements sociaux traditionnels sans forcément s’y opposer : c’est une nouvelle arme entre les mains des militants qui leur permet de mieux se faire entendre. Il suscite l’engouement car il permet aux personnes qui ne se reconnaissent pas dans les luttes sociales traditionnelles d’arriver à se mobiliser à travers une autre forme d’expression et de contestation. Ainsi, beaucoup de personnes qui n’étaient pas investies dans les luttes sociales, ont, grâce à l’artivisme, trouvé une opportunité de faire entendre leur voix de façon non violente et créative, sans aller à contre-courant de ce qu’ils sont et sans se sentir mal à l’aise du fait de se retrouver dans des actions qui utilisent plus les rapports de force. Parallèlement, cet engouement pour l’artivisme est très perceptible aussi de la part des mouvements de lutte traditionnels eux-mêmes ! On les voit de plus en plus s’inspirer des artivistes, et collaborer avec eux. Au sein du collectif, nous avons été contactés par des syndicats comme la CSC avec qui nous avons mis en place une action pour dénoncer les Mobibs ainsi que les portails dans le métro, et pour défendre les droits sociaux des travailleurs de la STIB. On a également vu la CNE utiliser des techniques qui s’inspirent de l’artivisme pour se faire entendre. L’artivisme propose de nouvelles techniques qui inspirent à la fois les citoyens et les mouvements sociaux traditionnels. Une troisième justification de cet engouement est le fait que l’artivisme a fait ses preuves. En effet, si le but des personnes qui se mobilisent est de faire passer un message dans les médias et auprès des dirigeants, utiliser l’art et des méthodes originales comme hameçon permet d’attirer l’attention et de faire entendre une voix plus facilement. Dans cette perspective, l’artivisme ne s’oppose pas aux autres formes de plaidoyer politique : ce sont des moyens qui se renforcent pour faire passer un message auprès de l’opinion publique et des décideurs.

Que réponds-tu à ceux qui vous prennent pour des petits comiques et à ceux qui utilisent des formes plus dures de contestation ?

L’artivisme n’est pas une fin en soi. On est peut-être des rigolos, mais on ne prétend pas non plus qu’on va changer les choses ou obtenir de grandes victoires politiques tout seuls. Simplement, nous mettons à disposition de tous un outil pour servir les luttes sociales. Il ne sert donc à rien d’opposer les rigolos d’un côté et les gens sérieux de l’autre. C’est vrai qu’il est déjà arrivé que certains acteurs sociaux nous reprochent de faire reculer les luttes sociales en leur faisant perdre de la crédibilité, et en faisant passer les militants pour des clowns : c’est un vrai débat à avoir car le recours à l’art et à l’humour dans les mobilisations sociales est pour beaucoup une nécessité. Les personnes qui utilisent l’humour le font parce qu’elles ont besoin de le faire sous cette forme-là, et que, sinon, elles ne se mobiliseraient probablement pas. L’artivisme est avant tout pour nous un cri, une manière de se faire entendre, de libérer la parole et de marquer notre indignation. C’est souvent une étape dans la vie d’un militant ou une des dimensions que peut prendre son engagement. D’autres personnes qui pourraient nous taxer de rigolos sont les mouvements qui veulent utiliser la violence. A ce propos, je crois qu’opposer le clown au black block est un faux débat. Quand on regarde les luttes sociales traditionnelles, qui peut vraiment dire à qui on peut attribuer les succès en termes de luttes pour les droits civiques aux Etats-Unis ? Les doit-on aux luttes pacifiques incarnées par Martin Luther King ou aux Black Panthers qui utilisaient des méthodes beaucoup plus musclées et qui n’avaient pas peur d’employer la violence ? Je pense que c’est un cocktail des deux : le pouvoir politique a dû gérer en même temps deux formes de pression qui se complémentaient et qui ont réussi ensemble à provoquer du changement.

Qu’est-ce que l’humour permet, en quoi est-il subversif ?

L’humour est essentiel car il répond à une nécessité d’obtenir des résultats en termes de médiatisation, et d’autre part il permet de politiser les enjeux en les mettant différemment en lumière. Nous avons d’abord essayé de nous faire entendre en utilisant les voies traditionnelles et on a bien souvent constaté qu’on dépensait beaucoup d’énergie pour très peu de résultats : les médias ne relayaient que les problèmes de trafic occasionnés par les manifestations, ou ne mettaient l’accent que sur les 40 personnes qui avaient décidé d’aller briser des vitrines alors que 80 mille étaient descendues dans la rue. Nous avons donc décidé d’innover, et nous avons réussi à faire passer nos messages, comme lors de la campagne Bomb spotting de Vredesactie, avec laquelle on a réussi à faire reconnaître par le gouvernement le fait qu’il y a bien des bombes nucléaires sur le sol belge, ou lorsqu’on a interrompu de façon théâtrale un salon de l’auto en 2009 pour dénoncer l’hypocrisie des voitures « vertes ». L’humour sert cet objectif-là : jouer le jeu du système médiatique pour lui donner des images originales qui « passent » bien dans les médias, mais qui délivrent un message de fond. L’humour n’est cependant pas qu’une stratégie de communication : il permet aussi de politiser les enjeux de société, car son usage est plus subversif parfois qu’un communiqué de presse ou qu’une analyse rédigée par des économistes hétérodoxes. Il permet d’égratigner de manière efficace le système, de caricaturer et de décrédibiliser ses fondements, ses valeurs et ses mythes, surtout auprès des personnes qui ne sont pas forcément habituées au langage des luttes sociales. Quelqu’un qui va utiliser l’art et un nez rouge pour s’attaquer aux fondements de l’idéologie néolibérale, va aussi se faire entendre par des personnes qui sont moins informées ou qui s’intéressent peu à la politique.

Un bel exemples de l’artivisme, ce sont les manifs de droite ou les manifs anti-écologistes, qui consistent à descendre dans la rue, ce que la droite ne fait normalement pas, et à traduire l’idéologie néolibérale en slogans. C’est un bon moyen d’interpeller les gens sur le côté absurde, mythologique et incohérent de l’idéologie néolibérale. Dire tout haut ce que la droite pense tout bas est une belle manière de la dénoncer. Ceci dit, il faut bien avouer qu’aujourd’hui, depuis les manifs pour tous en France, nos manifs de droite sont nettement moins subversives : la droite est vraiment descendue dans la rue cette fois, et y a exprimé des idées parfois bien plus créatives que les nôtres ou que nous n’aurions même pas osé !

Les succès attribués à l’artivisme ne se situent pas tant dans le résultats des actions mais bien dans l’apprentissage des personnes qui rejoignent ces collectifs…

Ces nouvelles formes de contestation ont créé de nouvelles formes d’apprentissage. Nous avons par exemple créé une pièce de théâtre pour expliquer la crise économique : on l’a jouée dans des banques. Parvenir à traduire les enjeux de la crise financière en pièce de théâtre implique de sérieusement se former sur la question et de se l’approprier pour pouvoir la mettre en scène. Il s’agit d’éducation populaire, parfois plus que certaines organisations qui le revendiquent. Nous construisons les savoirs dans le but de traduire nos aspirations et préoccupations en action directe. On relie en permanence théorie et pratique car l’action concrète qu’on organise dans l’espace public est source d’apprentissages : nous apprenons en permanence de nos succès comme de nos erreurs, pour mieux continuer. En outre, l’éducation populaire ne vise pas le fait que les gens soient plus cultivés ou plus éduqués, mais bien une transformation réelle de la société. Nous espérons y contribuer d’une part en réalisant des actions qui visent la transformation, mais aussi on invente de nouvelles formes d’organisation collective, de démocratie participative, on interroge les relations de genre, de classe… Il y a des gens de tous bords et de tous les milieux sociaux dans le collectif : des gens multi-diplômés, des personnes qui n’ont pas terminé le secondaire, des eurocrates (oui, il y en a !), des chômeurs… Pour nous, cette recherche de cohérence avec nos valeurs est aussi importante que les résultats : on ne peut pas espérer changer la société si on ne change pas nous aussi ! On ne peut pas espérer avoir un jour des institutions démocratiques, si, à l’échelle de nos groupes, on n’est pas capable de mettre cela en place.

Connais-tu des initiatives similaires portées par des mouvements sociaux du Sud ?

Je ne peux pas parler des pays du Sud en général, mais plutôt de ma propre expérience. J’ai travaillé un an au Guatemala en utilisant les arts du cirque comme outil pour fédérer les jeunes de la rue. Le cirque permettait de travailler des valeurs complètement opposées à celle de la société dans laquelle ils vivaient, comme la confiance en soi, en l’autre, la collaboration… J’en retiens qu’on y utilise beaucoup l’art en général, pas seulement à des fins subversives ou contestataires, mais plutôt dans la mobilisation et l’organisation des gens. Cela correspond à une des caractéristiques de l’artivisme en général : il donne envie aux gens de se mobiliser et leur permet de se sentir plus à l’aise grâce à ces formes d’expression qu’à travers d’autres formes de discours. Il permet la défense d’enjeux non seulement socio-politiques, mais aussi culturels. J’ai le sentiment que l’art est un élément qui a été beaucoup plus mobilisé dans les pays du Sud pour ces raisons là…. Aussi parce que l’analphabétisme y est plus présent. Ce n’est pas pour rien que le Théâtre de l’opprimé s’est fort développé en Amérique latine : si on ne sait pas s’exprimer par écrit ou en utilisant le discours dominant, on peut le faire avec le théâtre ! En Afrique de l’Ouest, on utilise aussi beaucoup le théâtre-forum, qui a une incidence politique réelle, et qui, bien souvent, mobilise l’humour et la caricature.

Un autre exemple me vient des zapatistes, qui utilisent l’art et l’humour comme forme de résistance, et ce depuis le début de leur mobilisation de 1994, qui a marqué l’an 1 du mouvement altermondialiste. Les zapatistes ont fait preuve d’originalité, non seulement dans leur façon de concevoir et de réinventer les luttes sociales ou dans leurs propositions de changement, mais aussi dans le domaine de la manifestation. Le fait de porter une cagoule, c’est déjà de l’artivisme car en disant « je suis là » mais « je ne suis personne », on dit en fait « je suis tout le monde » : il n’y a pas de visage, pas de leader, mais chacun peut se reconnaître. Le nom du sous-commandant Marcos aussi, il s’agissait au départ d’une blague qui visait à se moquer de la hiérarchie et des militaires : comme il n’y avait pas de commandant, on ne pouvait trouver que des sous-commandants… C’était une façon de faire un pied de nez non seulement à l’establishment mais aussi aux mouvements sociaux eux-mêmes, souvent très hiérarchisés. Un autre exemple de leur humour : bien avant le premier Forum social mondial, les zapatistes avaient convié des mouvements sociaux de partout dans le monde afin d’échanger les savoirs et des pratiques de résistances face au néolibéralisme : ces rencontres ont été nommées les rencontres intergalactiques ! Une façon de tourner un peu en dérision les grands rassemblements internationaux, mais aussi de permettre à quiconque de s’y sentir bienvenu. Il y a aussi cette phrase de Marcos : « Si on ne danse pas dans ta révolution, ne m’invite pas… ». Elle illustre l’esprit de ce mouvement qui est toujours en lutte aujourd’hui, qui doit faire face à une très sérieuse répression, mais qui prend le temps de s’exprimer en peinture, en poésie et en chansons. Pour les zapatistes, il n’y a pas de distinction entre mobilisation sociale et expression culturelle : les deux sont liés.

Peut-on dire, en guise de conclusion, que l’artivisme ne changera pas le monde, mais qu’il le change déjà ?

Oui, l’artivisme change les choses de l’intérieur, il apporte un second souffle, il permet de se concentrer sur le changement ici et maintenant et pas seulement sur les résultats ou les impacts d’une action. Il nous permet bien sûr de plaider pour le changement, mais surtout de l’incarner. Quand on crée une action quelque part, on crée de la justice sociale, on crée de la convivialité et un peu de bonheur. L’artivisme n’a jamais eu la prétention de renverser le grand capital, il s’articule avec d’autres luttes et plaidoyers mais, à sa façon, il change le monde chaque fois qu’il se manifeste.