Coopération au développement, stop ou encore ?

Mise en ligne: 20 juin 2014

Table ronde avec Marc Poncelet, Jacques Bastin, Guy Bajoit, Oumou Zé, François Polet, Karen Bahr, Daniel Van der Steen, Fouad Lahssaini et Michel Elias, dans le cadre de la célébration des 50 ans d’ITECO, en décembre 2013

Michel Elias : Je remercie les intervenants de cette table ronde : Marc Poncelet, de l’Université de Liège ; Jacques Bastin, qui a travaillé à ITECO, à Solidarité socialiste et est à présent consultant ; Guy Bajoit, de l’UCL ; Oumou Zé, du CNCD ; et François Polet, du Centre Tricontinental. Il devait y avoir une deuxième femme à cette table, Christine Kulakowski, du Centre bruxellois d’action interculturelle, mais elle a un empêchement et s’en est excusée. La question qui nous réunit est bien celle-ci : Coopération au développement, stop ou encore ?

Guy Bajoit : Moi, je suis prof, alors j’ai l’habitude de donner des leçons et je m’étais dit que j’allais vous proposer trois idées fondamentales sur lesquelles après vous pouvez broder. Le premier c’est que, depuis que le monde est monde, les pays les plus hégémoniques ont toujours trouvé et ont toujours cherché à se donner une bonne raison d’aller s’occuper des affaires intérieures des pays les moins hégémoniques. Je pense que cela se vérifie depuis les Grecs jusqu’aujourd’hui et ce n’est pas seulement vrai en Europe occidentale.

La deuxième idée c’est que cette bonne raison d’aller s’occuper des affaires des autres, ils la trouvent généralement dans leur modèle culturel. Par exemple, quand l’Espagne et le Portugal dominaient le monde, ils voulaient christianiser. Ils avaient en tête que c’était normal de christianiser les infidèles, ceux qui n’avaient pas découvert la parole, la vraie vérité. Quand c’est devenu la Grande-Bretagne et la France qui dominaient le monde, ils ont voulu civiliser les barbares. Puis quand ce furent les USA et l’URSS qui ont dominé le monde, ils ont voulu développer le tiers monde, le troisième de ces trois mondes.

Aujourd’hui, il me semble que les choses ont encore changé même sur ce plan là : les états hégémoniques, avec leurs organisations internationales, veulent sécuriser le monde. Ils veulent lutter contre la pauvreté, contre les situations d’urgence et fournir une aide humanitaire pour contrôler les foyers de terrorisme et surtout l’invasion du Nord par les immigrés du Sud.

Troisième idée : les politiques hégémoniques quels que soient leurs buts ont toujours au moins deux faces. D’un côté, ils font de la coopération, et en même temps, ils font de l’impérialisme. Ils font de la coopération pour s’installer, pour chasser le concurrent qui était là avant eux, et ils font ensuite de l’impérialisme une fois qu’ils sont installés, ce qui ne les empêche pas de continuer à faire de la coopération. Le principe de base des politiques internationales est l’ami d’aujourd’hui est l’ennemi de demain. La coopération et l’impérialisme sont donc les deux faces d’une même médaille. Ils font une contradiction, c’est-à-dire une politique entre deux termes qui sont à la fois opposés et complémentaires. (Avec ces trois principes fondamentaux, les pays les plus hégémoniques se donnent toujours une bonne raison d’aller s’occuper des pays du Sud. Cette bonne raison, ils la trouvent dans leur culture et ils légitiment leur politique de manière différente et en même temps qu’ils font de la coopération, ils font de l’impérialisme et les deux sont mêlés.

Quand on me dit : la coopération, stop ou encore ?, je dis qu’on n’a pas le choix ! Nous vivons dans des pays hégémoniques, ils pratiquent à la fois de la coopération et de l’impérialisme, donc en tant que citoyens de ces pays nous ne pouvons pas ne rien faire, nous devons lutter contre l’impérialisme au nom de la coopération. Si j’ai bien raisonné, la question est mal posée. Il aurait fallu poser comme question « comment est-ce qu’on peut faire aujourd’hui ici et maintenant de la bonne coopération ? Comment concevoir une coopération qui combatte l’impérialisme tel qu’il existe dans le monde dans lequel nous vivons ?

François Polet : Je rebondis sur ce que Guy Bajoit a dit : pourquoi ne pas imaginer une coopération qui soutienne des initiatives locales à caractère anti-impérialiste ou bien qui peuvent constituer des forces vives pour limiter l’influence de l’impérialisme ? Je voudrais mettre en avant une dimension problématique de la coopération au développement qui ne recoupe pas précisément celle-là, c’est que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Je crois que même une coopération qui ait pour but de soutenir les acteurs qui luttent contre l’impérialisme, la tendance qu’on risque de retrouver dans ces actions de coopération c’est celle de savoir mieux que celui que j’aide ce qui est bon pour lui et pour sa population. On retrouve cela dans l’ensemble des modèles de coopération, que ce soit une coopération de droite ou une coopération de gauche. Je ne dis pas que toutes les actions de coopération suivent cette logique-là nécessairement mais les tendances sont très fortes pour non pas imposer mais suggérer au partenaire les stratégies, les méthodes, les outils.

Après une quarantaine d’années de coopération massive, aujourd’hui, dans beaucoup de pays dans lesquels l’aide a été particulièrement présente, on a eu une forme de décapitalisation des acteurs locaux. C’est ce qu’on a appelé la dépendance de l’aide. Malheureusement, la thématique de la dépendance à l’aide est beaucoup mobilisée par les néo-libéraux pour dire il y a dépendance à l’aide comme il y a dépendance au chômage.

Donc, il faut arrêter cela parce qu’idéologiquement, ils sont opposés à la restitution. Les secteurs plus progressistes de la coopération ne se sont jamais intéressés à cela, sur les effets pervers de la coopération sur les acteurs locaux. C’est une erreur parce que lorsque l’on voit localement la façon dont les dynamiques se mettent en place, aussi bien au niveau des Etats que des ONG, les acteurs autonomes qui représentent des acteurs sociaux doivent travailler dans des cadres et des formats qui sont ceux de notre coopération. En termes d’ancrage social et d’une autonomie politique, c’est vraiment problématique.

Oumou Zé  : Je vais aussi repartir de ce qu’a proposé Guy Bajoit, soit trois pistes sur la coopération. Le troisième me parle particulièrement. C’est celui qui met en évidence un paradoxe fondamental dans la coopération mais de façon plus générale les relations entre les différents pays dans ce monde. Il y a d’une part la générosité, la coopération et d’autre part les intérêts hégémoniques, les intérêts des pays qui cherchent à garantir des ressources naturelles, des matières premières. Ce troisième principe est le plus important parce qu’il permet d’aborder le fait qu’il n’y a pas de win-win, c’est une complète illusion.

Il faut bien garder à l’esprit qu’on est en train de parler d’intérêts, de jeux de pouvoir. Pour la coopération aujourd’hui, au lieu de se demander si on arrête ou on continue, il faut se demander comment est-ce qu’on fait de la coopération. On ne peut pas faire de la coopération au développement dans un silo, avoir son projet et ses partenaires et ne pas s’occuper des autres questions alentours qui sont beaucoup plus problématiques. Pour moi les questions de comment est-ce qu’on fait au niveau financier, au niveau des relations commerciales, au niveau des migrations… On parlait d’échange et l’une des forces de la coopération c’est qu’elle met les gens en lien.

Aujourd’hui, pour être en lien c’est beaucoup plus facile de descendre du Nord pour aller au Sud. Prendre en question la mobilité des gens, il faut que les gens du Sud puissent venir également, venir faire des séjours, pouvoir s’exprimer aussi comment est-ce qu’on fonctionne en Europe. C’est absolument salvateur. Il faut prendre à bras le corps ces questions-là, celles de la migration, les questions environnementales, comment est-ce qu’on peut consommer de l’énergie et donc produire des gaz à effet de serre et avoir des implications dans d’autres pays, on ne pourra pas continuer à faire juste de la coopération avec beaucoup de bonnes intentions.

Jacques Bastin : J’ajouterais à cela que quelque chose a changé depuis cinquante ans quand on parle de développement. Aujourd’hui on peut dire qu’il y a un modèle de développement qui s’est globalisé, la coopération y a joué son rôle sans doute, mais ce n’est pas elle qui a non plus le rôle déterminant. Ce modèle globalisé aujourd’hui est en crise. Il crée une pauvreté, une inégalité, des tensions un peu partout.

On peut voir la coopération de deux points de vue : du point de vue des Etats et du point de vue de la société civile. Dans des ensembles d’Etats, même s’il y en a des hégémoniques et d’autres moins, il y a toujours un mécanisme qui se met en place pour essayer de réduire des inégalités de développement. Les pays européens, par exemple, se sont dotés d’un fonds européen des régions qui est censé contribuer à l’égale convergence de développement des différentes régions. On pourrait imaginer d’aller à un niveau plus global vers des mécanismes de ce type-là, de redistribution entre régions du globe, plutôt que de rester à des mécanismes de coopération bilatérale où la notion d’aide prend le dessus par rapport à la notion de solidarité.

Du côté des sociétés civiles, la question est de savoir comment on contribue à un rapport de forces pour changer et aller vers un modèle de développement qui sont plus juste, plus durable. Des solidarités doivent se mettre en place entre des organisations de la société civile, des mouvements sociaux, des mouvements d’éducation permanente qui, chacun dans sa réalité, son contexte et ses spécificités, font face à des défis comparables et qui ont donc intérêt à se renforcer les uns les autres et exercer cette solidarité au plan international. On quitte des modèles d’aide vers des modèles de solidarité.

Marc Poncelet  : Je ne suis pas un inconditionnel de la coopération et j’ai l’habitude d’être assez provocateur donc par rapport à la question : coopération stop ou encore ?, j’aurais presque dit oui on peut laisser tomber. Mais je prends un peu de recul et je me dis qu’on va laisser tomber aussi toute une série de choses qui sont autour et qui ne sont pas mal puisque c’est tout de même une tradition culturelle et la Belgique est assez bien placée dans cette idée d’associer la réflexion des sciences sociales autour de l’idée du développement, cela ne se fait pas partout.

L’autre chose, c’est qu’est-ce qu’on va mettre à la place si on laisse tomber. Je suis toujours sorti de toutes les séances de formation, que ce soit à ITECO ou ailleurs, avec un sentiment très ambivalent. Qu’est-ce qu’on fait à ces jeunes ? Dans quoi on les envoie ? On ne va pas se débarrasser de cette ambivalence parce que cela touche un rapport fait de domination et de compassion. N’est-ce pas finalement un phénomène socio-politique propre aux sociétés occidentales, ce rapport ambivalent par rapport au Sud ? Il n’est pas satisfaisant, il fait même un peu peur parfois, on ne sait pas ce qu’on peut mettre à la place. Au-delà de cette inquiétude personnelle, en cinquante ans les choses ont bien changé. A la fin du 20ème siècle, je croyais que la coopération allait disparaitre, que ces idées allaient être absorbées par le libéralisme général.

Finalement, elles ont été sauvées autour de la notion d’Objectif du millenium pour le développement, de manière très pragmatique et dans une recomposition complètement professionnelle de la coopération, à mesure que se développaient dans les sociétés civiles des initiatives. La planète du développement a coopté les ONG et elles sont devenues les acteurs de ce mega sytème qui va de plus en plus vers la professionnalisation, vers une sorte de pilotage de bonne gouvernance à distance. On va vérifier la bonne qualité de nos relations avec des organisations du Sud à travers une série d’indicateurs qui viennent du management. Aujourd’hui, la coopération survit à travers une sorte de pilotage à distance.

La mondialisation est une idée nouvelle. Dans les années quatre-vingt, on était très critique sur le développement, sur l’Occident. Aujourd’hui, l’Occident n’est plus le centre du monde. Y aura 3.5 milliard d’asiatiques qui auront le centre nerveux du capitalisme dans leurs mains, et nous, on aura notre nostalgie de la grandeur passée et peut-être notre tristesse par rapport à la coopération. Le déclin de l’Occident me parait être une question importante dans le paysage. Même si le néo-libéralisme est assez partagé, qu’il y a une compétition stratégique, la professionnalisation du développement, dans les relations entre l’Occident et le reste du monde, est réelle.

Mais il y a toute cette autre partie du monde pour laquelle on ne sait pas bien comment elle pense sur ces thématiques, les relations entre les pays d’inégale puissance. On parle de coopération Sud-Sud mais ce n’est pas la même chose, c’est de l’investissement des pays émergents dans des pays non-émergent. On déguise ça en coopération mais au fond c’est un investissement productif.

Au sujet des ONG, je suis un peu inquiet parce qu’elles sont passées dans le malaise de la solidarité par le bas, toute cette expérience un peu compliquée du rapport partenariat, de la domination qui ne se dit pas à aujourd’hui l’illusion de l’advocacy par le haut, les ONG se complaisent dans leur forme d’association à participer à de grands forum et se complaisent à parler de discours de grands technocrates mondiaux.

Je ne vois plus très bien où sont les ONG aujourd’hui, talonnées par les petites initiatives civiles qui font un peu de tout, un peu de tourisme sauvage dans le tiers monde. Par ailleurs, avec les grands centres de pouvoir, qu’ils soient étatiques ou de marché, elles jouent un peu leur rôle de faire-valoir. C’est un peu inquiétant de voir les ONG qui passent leur temps à répéter les mots clé de la planète développement dans l’industrie de l’aide : l’alignement, la cohérence c’est très bien mais qu’on laisse les experts de ces choses en parler et dans les ONG essayer d’aborder d’autres thématiques plutôt que de s’aligner sur celles centrales de la gouvernance.

Michel Elias : C’est à ce moment-là que l’animateur trouve la question qui relance le débat. Mais l’animateur ne sait pas comment faire, alors généralement il relance le débat dans la salle et il demande « est-ce que quelqu’un a quelque chose à dire ? ». Parce que vous vous rendez bien compte en entendant nos cinq intervenants qu’ils ont tous des tas de choses à dire derrière ce qu’ils ont dit. On n’a vu que le partie submergée de l’iceberg et il y a plein de questions passionnantes qui ont été soulevées par chacun d’entre eux... Y a-t-il quelqu’un dans la salle qui ai une question à poser à la table ?

Karen Bahr, chercheuse à l’UCL : Après ce premier tableau qui va dans le sens de ce qu’ITECO fait dans ses formations, je voudrais poser une question d’une autre perspective. Le changement dans le Sud ne dépend pas ni du modèle de coopération ni même du discours dominant de coopération, il dépend aussi des pratiques des acteurs sur place et des interactions entre différents acteurs y compris ceux du Sud et ceux du Nord. Ce modèle de développement que vous critiquez très justement, il ne se réalise pas dans le Sud. Dans le Sud, on parle d’obstacles, de résistances. Qu’en est-il de cette autre perspective et comment progressons-nous ici au Nord par rapport à cette interaction avec les acteurs du Sud ?

François Polet  : En effet, il y a les discours et puis sur place l’influence que ces modèles ont sur la pratiques concrètes. Il y a des acteurs très divers de droite, de gauche, athées, religieux mais nous on va les voir à travers notre modèle culturel. Un grand enjeu est de mettre en œuvre un soutien de ces acteurs qui ne les transforme pas en sous-traitants de ce que nous estimons être le modèle idéal. Cette tendance est très forte. Au niveau des Etats n’en parlons même pas, c’est impensable avec la conditionnalité qui recouvre tous les aspects de la vie publique. Quand on regarde les matrices de performance que doivent suivre les Etats qui profitent de l’aide budgétaire, comme cela a été le cas du Nicaragua en 2006, c’est complètement hallucinant : tout est l’objet d’indicateurs et d’objectifs qui ont été négociés avec les bailleurs de fonds dans un rapport tout à fait inégal.

Même si on dit maintenant qu’il faut en sortir et que la conditionnalité doit être alignée sur les stratégies nationales, c’est faux. Ce sont les stratégies nationales qui doivent s’aligner sur les conditions des bailleurs de fond et pas le contraire malheureusement. Au sein des sociétés civiles également, il y a cette tendance à vouloir bien faire, à vouloir aller plus vite, à vouloir que le partenaire soit performant. On lui dit quelle stratégie choisir, avec qui s’associer.
Il y a cette tendance, mais nous avons aussi une série de techniques à utiliser avec des résultats qui sont de plus en plus exigeants et que nous transmettons à nos partenaires. En faisant cela, on fait le tri dans la société civile locale entre ceux qui ont une gestion axée sur les résultats professionnels et ceux qui ne le savent pas. C’est lourd de conséquences parce qu’on recompose les sociétés civiles locales en fonction de schémas que nous-mêmes on véhicule mais qui ne sont pas nous.

A côté de cela, quand bien même certaines organisations intéressantes arrivent à utiliser ces outils à quel prix est-ce que cela se fait ? Aujourd’hui, travailler avec un cadre logique axé sur les résultats, si on veut être un acteur du changement social branché sur ce qui se passe dans les quartiers populaires c’est pas possible. Soit on trahit le cadre logique, soit on trahit les gens, ou en tout cas on fausse complètement les dynamiques locales.

Marc Poncelet  : Ce qui est devenu caractéristique du 21ème siècle, c’est que les mots ne vont plus nécessairement ensemble. Coopération au développement cela formait un ensemble pour tout le monde. Aujourd’hui on coopère sans développement et on développe sans coopération. Les Chinois se développent, tous les critères qu’on a pu inventer pour décrire le développement le confirment, sans coopération. On peut dire qu’il est bon ou mauvais, cela reste du développement. Par ailleurs, on fait des tas de coopérations qui n’ont plus pour objectif de faire du développement dans les pays du Sud : des échanges interculturels, des échanges d’expériences, de partage de relations interculturelles.

Au-delà de cela, j’ai vu comment fonctionnaient des grosses agences de coopération dans un milieu rural dans l’Afrique de l’Ouest et c’était effarant de voir le côté délirant des ambitions. On vous explique qu’avec quelques millions d’euros on va avoir un impact sur une zone aussi grande que la Belgique. Cela tient au fait qu’il faut définir des objectifs, des cadres. Et quand on voit le résultat après vingt ans de présence des Hollandais, des Allemands, des Belges, des ONG, on se dit mais quel gag : entre les résultats de terrain, ce qui est capitalisé sur le terrain en vingt ans de programme participatif répété, diversifié, critique, intelligent, piloté par les cadres logiques, et puis on regarde cela avec les sociologues locaux, qu’on fait des enquêtes qualitatives approfondies, on se dit : quel gag, il n’y a presque rien.

C’est hallucinant, d’autant plus qu’on a voulu construire du capital social. Par contre à côté de cela, il y a beaucoup de dynamiques locales dont on ne sait pas très bien quel rapport elles entretiennent avec le programme et les expériences passées. C’est frappant de lire le rapport de ces grands programmes de coopération et de découvrir la réalité. Les rapports sont dans un langage extrêmement sophistiqués pour l’analyse de savoir si on a fait un bon alignement, de la bonne participation et sur le terrain concrètement, on compte les choses, on cherche et on se dit où sont les réalisations. Il faut reconnaitre parfois au marché ses avantages, c’est qu’il suffit d’une petite conjoncture commerciale favorable pour vous faire un développement dont on n’a pas fait le dixième du quart avec vingt ans d’ONG.

Oumou Zé : On arrive dans un projet de coopération avec une vision, un modèle de développement. C’est celui-là qui va d’entrée déterminer là où on va, avec quel type d’acteurs, quelles alliances. Aujourd’hui, en tant que mouvement de la société civile du Nord, nous sommes confrontés à l’échec du modèle du Nord. Entrer dans une relations de coopération et de dialogue avec les partenaires dans le Sud, on ne peut pas le faire sans remettre en question ce modèle-là. Et on doit se reposer la question de quel type de développement on veut, et pas seulement à propos du Sud, comment est-ce que l’ensemble de la planète peut continuer à se développer, et encore pour les générations qui suivent ?

Aujourd’hui, une difficulté pour le monde de la coopération est d’être conscient qu’on arrive avec une vision et qu’on doit la remettre en question. On est dans une phase de transition où on ne peut plus continuer avec celle qu’on avait au sortir des années nonante où c’était le rattrapage du retard par l’industrialisation et un certain modèle de croissance économique. La société civile doit oser se dire oui on a une vision du monde, est-ce qu’elle est adaptée, et oser ouvrir cette vision dans un dialogue avec les partenaires.

Daniel Van der Steen, chargé de projets au Collectif stratégies alimentaires : Je pense qu’ITECO se saborde un peu par provocation mais je me dis en vous écoutant que ce n’est pas vraiment une bonne chose à faire parce qu’en fait la vision avec laquelle on arrive devient de plus en plus uniformisée. Il y a des gens qui vous aident à faire cela, je pense à l’administration de la DGD. Quelle sera encore la diversité des ONG demain ? Est-ce qu’on n’aura pas une vision très stéréotypée qu’on nous a inculquée ? Je crois qu’ITECO doit rester très critique par rapport au monde de la coopération, comme il l’a toujours été.

Jacques Bastin  : Les histoires de cadre logique, je crains que cela ne soit que des fausses excuses. Ce sont des outils de l’administration pour que des organisations aient accès à des financements. Ces outils, c’est à nous de les utiliser pour avoir accès à ces ressources. Je pense qu’il y a moyen d’évacuer cela sans s’imposer des modèles, des avis, et moins d’appuis aux partenaires dans le Sud, d’autant plus que les ONG peuvent très bien jouer le rôle d’intermédiaire et de mettre les affaires dans le cadre logique pour satisfaire l’administration. Je crois que le problème est plus profond que cela. Par rapport à ce qui a été dit avant concernant les résistances et alternatives, il y a aussi en Belgique des gens qui résistent et qui mettent des alternatives en place. Là où il y a peut-être des faiblesses du côté des organisations de coopération, c’est de faire le lien entre ceux qui résistent ici et là-bas. Ce modèle ne pose pas problème que dans le Sud ou ailleurs, il pose problème ici aussi et dans le Nord.

Guy Bajoit  : Deux points complémentaires : si faire de la coopération c’est combattre l’impérialisme, alors il faut combattre les méthodes de l’impérialisme d’aujourd’hui qui ne sont pas celles d’hier, même s’il y a continuité. Des ONG dont le but est de combattre ces méthodes, sont des ONG utiles au développement des pays du Sud. Ces méthodes me paraissent être : endetter pour créer de la dépendance, méthode formidable qui marche très bien ; investir pour exploiter, les multinationales paient ce qu’elles veulent et font ce qu’elles veulent dans les pays du Sud ; privatiser pour élargir les créneaux de conflit ; corrompre les gouvernants ; endoctriner les populations ; profiter des échanges inégaux dans la division du travail entre le Nord et le Sud. Ces méthodes marchent toutes très bien encore aujourd’hui.
Et puis François Polet m’a fait penser à une nouvelle chose : bureaucratiser pour décourager les gens. Les organisations internationales et les Etats qui sont obligés de suivre. La première idée : combattre l’impérialisme, c’est combattre ses méthodes.

L’autre idée est une réaction par rapport à ce que disait Marc Poncelet qui me parait très juste : la Chine se développe sans coopération, et nous aussi nous nous sommes développés sans coopération. On n’a jamais eu de coopération pour développer l’Europe occidentale. La Wallonie s’est développée sans la coopération de personne, on n’a jamais eu de coopérants venus de n’importe où. Pas de Turc par exemple venu développer la Wallonie.
Une question que je me pose depuis quarante ans et à laquelle je ne trouve pas vraiment de réponse : stimuler le développement dans un pays, pour qu’il y ai du développement dans un pays, comment est-ce que cela se passe historiquement ? Du développement de la Grèce antique en passant par l’empire romain en continuant par celle de la modernité, comment est-ce que cela se passe ? Il me semble qu’un pays se développe quant en son intérieur on arrive à faire coïncider l’intérêt particulier d’une classe dirigeante avec l’intérêt général.
Un exemple, la bourgeoisie capitaliste wallonne avec l’intérêt général de la Wallonie, on a une dynamique qui se crée qui fait qu’à un moment le parti communiste chinois et la population chinoise se trouvent dans la même logique dans le même créneau et à ce moment-là, cela se débloque. En plus, on a une légitimité du projet de développement d’une classe dirigeante appuyé par une classe populaire et des syndicats. La coopération doit chercher des endroits où cela se passe et aider ces endroits-là, donc soutenir en définitive des mouvements sociaux.

Marc Poncelet : Je pensais à la célébration des cinquante ans d’ITECO, qui ne fait pas des projets de développement, mais de l’éducation au développement, aux relations interculturelles. C’est un des aspects périphériques que l’on risquerait de jeter avec le modèle. Je me suis posé la question à partir de deux exemples concrets.

Je reçois beaucoup d’étudiants africains. Je suis très frappé par le fait qu’ils sont moins ouverts et moins soucieux de découverte que les jeunes d’il y a 25 ans ou trente ans qui venaient du monde arabe ou africain. Je ne sais pas si c’est internet qui fait qu’ils ne sortent plus, internet qui donne l’impression qu’on est partout chez soi. Je me demandais s’il n’y avait pas là un public pour ITECO.

Est-ce qu’on fait de l’éducation au développement avec ces gens ? J’ai des doctorants qui font des thèses sur le développement mais qui n’ont jamais eu le moindre contact avec quoi que ce soit en termes d’interculturalité, de réflexion sur les modèles culturels. Ils sont enfermés dans des mondes communautaires délocalisés, dans leur mosquée, ils « skypent » à la maison tous les soirs. Il y a beaucoup de jeunes en Belgique et ils discutent moins avec les belges, ils ne vivent que dans un environnement matériel belge.

Autre exemple, j’avais été en Roumanie et j’avais demandé à Guy Bajoit son livre sur l’Amérique latine et j’en ai parlé puis je me suis rendu compte qu’il n’y a pas non plus de tradition dans ces pays, mais aucune dans ce type de savoir particulier qu’on appelle l’éducation au développement. Les gens sont totalement dans le modèle de développement classique, dominant, ils écoutent l’Europe et veulent y être bien intégrés. Ils ont moins de préjugés sur le Sud mais ils ne se posent aucune question. Au niveau des réseaux dans lesquels ITECO travaille, par rapport aux sociétés d’Europe de l’Est, est-ce qu’il n’y a pas une série de pistes à travailler avec les organisations locales qui peut-être commencent à faire quelque chose dans ce sens-là ?

Michel Elias : Merci, Marc, d’avoir rappelé qu’ITECO a encore du travail pour toucher de nouveaux publics et continuer à se poser ces questions pendant les cinquante prochaines années. Ne comptez pas sur moi dans cinquante ans pour animer la table ronde, j’ai déjà un engagement ! Le mot de la fin par notre président, Fouad Lahssaini.

Fouad Lahssaini, président d’ITECO : Merci à tous les participants de cette table ronde. Je crois qu’elle reflète parfaitement ce qu’est ITECO. Une fois à la fin du débat on ne sait plus très bien quelle était la question du départ ! Cela semble toujours beaucoup plus compliqué à la fin qu’au début.
Je me demande si la question « stop ou encore ? » doit se poser ici. Je pense que le centre du pouvoir se déplace et peut-être que la bureaucratisation qui s’installe ici n’est que la partie visible de la fin de ce modèle dominant occidental. Peut-être que c’est d’autres pays, la Chine, le Brésil, l’Inde, l’Afrique, qui naitra quelque chose qui redonnera une dignité nouvelle et peut-être un nouvel équilibre via des nouvelles hégémonies qui vont apparaître. La question reste ouverte.

Transcription de Catherine Bruyère