Edito

Mise en ligne: 2 décembre 2021

Suite à la publication de notre précédent numéro, quelques proches, et d’autres lecteurs et lectrices qui me sont inconnu.e.s, m’ont gentiment interpelé au sujet d’une prétendue « définition » du décolonial, je comptais commencer par prendre ce chemin pour ce numéro. Mais, la vie étant ce qu’elle est, deux évènements sont venus se mettre sur mon chemin : d’abord, les gesticulations et déclarations intempestives de Mr Emmanuel Macron au sujet d’une limitation d’octroi de visas pour des personnes originaires des 3 pays du Maghreb - Maroc, Algérie et Tunisie, en même temps que l’organisation d’une prétendue rencontre du même Président avec des citoyens « Africains » à Montpellier. Confondant, sans doute, liberté de changer les formes, « dépoussiérer » comme on dit, avec « paternalisme », il s’est permis le luxe de convoquer, organiser, mettre sur pied une rencontre avec des « jeunes » du continent africain pour débattre de solutions pour sortir l’Afrique de l’impasse dans laquelle elle serait. On frôle toutes les fautes de goûts et les court-circuits diplomatiques d’usage, mais faisons avec. Nous ne saurons rien de l’origine « sociale » de ces personnes présentes, ni de ce qui a guidé le choix qui les a amenées dans cette position comme ambassadrices d’un continent, ni les enjeux derrière la mise en valeur excessive de certains propos. De même, nous ignorons tout des motivations autres que celles qui sont avouées et reconnues et qui sont bien mièvres. Là, à ce moment, il y a du plus profond de moi, un cri, que dis-je un hurlement, qui a envie de sortir pour dire « Dé-co-lo-ni-se ». Comment expliquer qu’un président, autant en difficulté et aussi impopulaire puisse se permettre de se présenter comme levier du changement dans un continent aussi grand que l’Afrique ? ou, tout au moins, qui va permettre de lancer une dynamique, créer des synergies ou faire se rencontrer des gens de pays différents.

Et depuis, les compte-rendus de commissions parlementaires ou universitaires (pour certaines universités belges qui viennent renforcer le malentendu) : de certains côtés, il y a une compréhension visiblement « étriquée » de ce que pourrait être le décolonial ; les uns le circonscrivent à une époque (en Belgique, ce serait l’époque de la colonisation du Congo), les autres (parfois les mêmes) à un groupe restreint (les Congolais – éventuellement les Burundais et les Rwandais également - en Belgique). Ainsi, si un Algérien, un Camerounais ou un Mapuche voulait parler de décoloniser, il serait vite limité en « légitimité » et si on voulait parler du néo-colonial présent en Belgique ou en Europe, on nous enverrait à un autre chapitre des interactions sociales. Qu’on s’entende bien : le décolonial est, à nos yeux, ce qui « empêche » ; dû ou en conséquence d’appartenances en lien avec l’histoire des colonisations « modernes ». Ainsi, quand on est Mapuche en Belgique (et, aux nuances et exceptions près), on n’est pas regardé comme potentiel « égal », ni comme potentiel « intelligent » ni comme potentiel « frère/soeur » de lutte ; on est « autre », jeté dans l’altérité « subalternisée », celle à laquelle on doit expliquer, montrer, parfois celle qu’on doit surveiller et punir. C’est quand nos frères et soeurs de luttes nous infériorisent que nous sommes choqués ; c’est quand nos frères et soeurs de luttes nous excluent que nous sommes abasourdis ; c’est quand nos frères et soeurs de lutte nous subalternisent que nous sommes déçus. Parce que nous voyons, sentons et vivons les exclusions qu’ont vécu nos pères et nos mères. Certes la violence est bien moindre aujourd’hui qu’à certaines époques sombres, mais nous retrouvons des ressorts d’exclusion similaires ou comparables ; sous couvert de fausse sympathie, ou « pour ridiculiser leur usage », nous retrouvons également les mêmes appellations insultantes (il serait fastidieux de tout citer ici mais les appellations « macaques » et « bougnoules » ont encore de beaux jours devant eux…), les mêmes blagues ou paroles amicales sur la forme mais infériorisantes dans le fond (les « arrête de m’embrouiller, vous les arabes vous ne faites que ça » ou bien « c’est sympa un noir, ça sait danser et courir »). Ces gros clichés et stéréotypes, sont pour des descendants de colonisés, liés au colonial.

Nous voulons continuer nos luttes décoloniales, ne serait-ce que pour pouvoir dire nos malaises et inviter les gens de bonne volonté politique, nos frères et soeurs, à reconnaître la force chez nous. Car, en définitive, il nous semble que décoloniser commence par reconnaître la force de l’Autre, historiquement infériorisé, et, construire avec lui ou avec elle la fraternité et la sororité politiques.

Beaucoup de nos amis semblent régulièrement « bloqués » par nos discours qui ne visent rien d’autre que l’égalité ; ils ont parfois l’impression qu’ils sont virulents ou bien que les contenus de nos discours tentent d’« exclure » : tentons de remettre l’église au milieu du village. En quoi le fait de vouloir rétablir l’équilibre dans une relation peut être excluant ? Comme si on devait demander aux femmes qui luttent pour l’égalité de se taire face à l’injustice de l’inégalité de salaire, pour ne pas froisser ou exclure des hommes.

De même que les dominants « hommes » - dont je fais partie - doivent prendre part et accepter de se placer en alliés des femmes dans leurs luttes, ceux parmi les dominants post-coloniaux (descendants et faisant partie de groupes ayant colonisé) soucieux d’égalité, devraient se placer comme alliés dans les luttes décoloniales que nous menons. Et pour commencer une bonne alliance, il nous semble toujours important de nous inviter à une posture d’humilité et de non innocence ; en particulier, nous en avons marre des donneurs de leçons du groupe dominant qui viennent nous expliquer vers quoi nos luttes devraient se diriger. Ainsi en est-il, par exemple, du sympathique syndrome du « Yeah, but China ! » qui prend de l’importance, ou un descendant de groupes ex-colonisateurs nous explique qu’aujourd’hui nous devrions nous préoccuper plutôt de la colonisation chinoise (et toutes sortes de whitesplaining de ce genre). Nous en avons également marre de ceux et celles qui nous accusent d’être responsables de tous les problèmes de communautarisme dans le Monde, mais qui n’ont aucun problème à se taire face aux communautarismes des dominants.

Car, plus que jamais, aujourd’hui les luttes à mener sont politiques, conjointes, et nous concernent tou.te.s. Les alliances à construire sont de la responsabilité de tout le monde. Si échec il y aura, ce sera l’échec pour tous. La loi Universelle de la Nature nous le rappelle si bien : le puissant peut anéantir le Monde, mais le faible aussi.

Bonne Lecture !

Chafik Allal

Ps. Il serait temps de regarder vers les alliances décoloniales historiques pour voir que les luttes décoloniales ont toujours été politiques, et que ceux et celles qui voulaient les affaiblir, les attaquaient toujours avec les mêmes arguments de « luttes communautaires ». J’écris tout ça en étant à Alger, dans une chambre d’un hôtel, situé à 100 mètres du Boulevard Che Guevara, de la rue Hassiba Ben Bouali, pas loin de la rue Patrice Lumumba, de la Place Maurice Audin et du Boulevard Frantz Fanon.

Si vous avez trouvé une coquille ou une typo, veuillez nous en informer en sélectionnant le texte en question et en nous l’envoyant.