Le Comte et le Professeur

Mise en ligne: 2 décembre 2021

Après le succès de la première émission consacrée à l’avenir monarchique ou républicain de la Belgique, les « Tournois de l’Académie » (ndlr Royale) ont organisé en décembre 2017 ce qu’elles appellent de nouvelles joutes oratoires.

Cette émission télévisée proposée par l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique et La Trois (RTBF) met en présence deux équipes d’orateurs composées chacune d’un(e) étudiant(e), d’une personnalité de la société civile et d’un(e) expert(e). L’arbitrage est assuré par Florence Hainaut, Bruno Coppens et un membre de l’Académie, et le public a la possibilité de voter à plusieurs reprises pour l’équipe qui défend le mieux sa position.

Cette nouvelle émission a vu deux équipes : l’une emmenée par le comte Étienne Davignon, académicien et ancien commissaire européen, et l’autre emmenée par le professeur Isidore Ndaywel (Kinshasa), sur le thème : « Le Congo belge : assumer ou s’excuser ? ». Voici la retranscription de ces joutes, pour l’archive et la mémoire.

Etienne Davignon

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, nous avons à faire à un exercice extrêmement difficile puisque nous avons un sujet d’histoire avec un regard d’aujourd’hui. Est-ce que nous aurions fait avec ce que nous savons aujourd’hui, ce qui s’est passé hier ? La réponse est évidemment non !

Mais alors comment juger ?

La première chose qu’il faut savoir, c’est que le Congo existe avant l’E.I.C. Il y a eu un royaume du Congo, internationalement connu, avec des représentants en Europe. Il y a eu un royaume chez les Lulua aussi, mais qui n’avait pas le même destin international, et ce royaume a été détruit par les violences des esclavagistes avec toutes les horreurs que cela signifie. Un des mérites du Roi Léopold II a été de mettre fin et de créer des conditions pour mettre fin à cet esclavagisme, ce qui était un élément important.

Avec l’orateur qui m’a précédé, il a indiqué que quand l’E.I.C. est devenu le Congo Belge, la Belgique s’est réjouie. Si on veut bien consulter l’histoire, la Belgique est devenue puissance coloniale à reculons, mais carrément à reculons, en hésitant, très inquiète de ce que cela impliquait, quels étaient les problèmes et donc elle a mis en place une structure. Je pense qu’il était très intéressant de regarder quelle était la mission des administrateurs de territoires.

Les administrateurs de territoires avaient comme première mission de s’assurer de la protection du territoire dont ils avaient la responsabilité, et cela à l’égard de toute autorité, qu’elle soit une autorité coutumière qui a continué à être reconnue, ou que ce soit une autorité économique qui exagérait ses exigences.
C’est un élément extrêmement important.

Sur la question qui s’est créée, il y a eu un problème important, très important, portant sur la santé, et les épidémies se sont renforcées sur cette période et dans cette même période on a essayé de les contrecarrer. La maladie du sommeil, le sida qui ne s’appelait pas le sida parce qu’on ne savait pas que cela existait, ont été des éléments majeurs. Et dans le même temps, il serait vain de croire que des choses qui n’auraient pas dû se passer se sont passées et ce serait stupide de ne pas reconnaître que des choses importantes positives se sont passées.

Dans toutes sociétés, il y a à la fois des choses dont on est fier et des choses que l’on aimerait mieux oublier. Notre histoire du Congo belge, c’est la même chose. À la différence que ce soir avec mes amis, nous n’oublions pas, mais nous constatons que des choses qui ne devaient pas se passer se sont passées, nous le regrettons, mais elles tiennent compte de ce qui est la contextualité. Est-ce que l’ensemble des pays dits « développés » à l’époque sont devenus des colonisateurs, la réponse est oui.

Ce n’est pas la Belgique qui a été le seul pays colonisateur ? Est-ce que sa colonie a été considérée comme tellement négative, que la Société des nations lui a confié la tutelle du Ruanda- Urundi qui avait été une colonie allemande, qu’on avait retirée aux Allemands à la suite de la guerre de 1914 et qui a été confirmé par les Nations Unies.

Il reste donc à constater qu’il y a eu des bonnes choses et de moins bonne chose. S’il y a une chose dont je serais prêt à m’excuser c’est la manière dont on a négocié l’indépendance et la rapidité de l’indépendance. Pour le reste il y a des bonnes choses, des choses dont j’ai honte, des choses dont je suis fier, mais la manière accélérée dont on a fait l’indépendance, j’ai des regrets.

Prof Isidore Ndaywel è Nziem

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs,

Cela valait vraiment la peine de traverser le Sahara et la Méditerranée pour prendre part à cet intéressant débat. Je n’ai qu’un seul regret, c’est que cela se passe en ce moment précis, où les Congolais sont confrontés à une somme de défis, défis majeurs, urgents et existentiels qui ne leur laisseront pas le temps ni le loisir de se passionner pour cet exercice d’éloquence.

Mais qu’à cela ne tienne : Mesdames et Messieurs, avec ce qui a été dit, bien dit par ceux qui m’ont précédé, logiquement la Belgique ne pourrait présenter que ses regrets et donc faire amende honorable.

Car ses réalisations ne compensent en rien les torts et les crimes commis, surtout si on ne perd pas de vue, contrairement aux autres pays africains, le Congo Belge avait financé lui-même sa propre colonisation suivant le principe sacro-sacré de la charge coloniale.

Évoquer tout cela, croyez-le bien c’est confirmer que le deuil colonial belgo-congolais n’est pas encore terminé, même si à cause des difficultés présentes on arrive à idéaliser le passé et le passé colonial.

On ne met pas fin à un deuil par décret, mais on peut aider à y mettre un terme.
Voilà pourquoi, s’excuser signifierait bien des choses, s’excuser emprunte aussi le langage des faits et des comportements dans la perspective du futur.

Parlons d’abord des Belges d’origine africaine et congolaise : qu’il s’agisse des afro-descendants, ceux que l’on qualifiait naguère de mulâtres, ou de ces africains « pur jus » comme on dirait à Québec qui ont choisi d’être Belges, ils ont beau être d’origine lointaine, avec aucune chance de filiation avec Vercingétorix, ils ne sont pas moins Belges. Pourtant ils ressentent et vivent une grande marginalisation mémorielle. Les noms des rues et des places publiques sont étrangement muets à leur sujet.

Le spectacle des monuments rend compte exclusivement des prétendus vainqueurs au détriment des soi-disant vaincus.

La mémoire nationale belge tarde à immortaliser des grands noms africains pourtant de notoriété internationale, comme Simon Kimbangu, Joseph Malula, Patrice Lumumba, Joseph Kasavubu, Panda Farnana et bien d’autres. Quelle place réserve-t-on finalement à l’enseignement de cette histoire que nous avons en partage ? La mémoire du Congo, notre patrimoine commun, a-t-elle encore un avenir ici auprès des jeunes ?

Un autre chapitre est celui du pillage des ressources naturelles du Congo, il n’a cessé de s’étendre dans le temps et dans l’espace, et il se pratique désormais impunément et publiquement avec des méthodes autrement plus efficaces et plus prédatrices.

Le Congo c’est le paradis des multinationales qui se comportent en terrain conquis escortés de leurs intermédiaires locaux, intermédiaires qui se recrutent hier comme aujourd’hui même parmi les dirigeants du pays.

Mais rien d’étonnant à cela, n’auraient-ils pas appris à la bonne école, puisqu’ils ne se gênent pas de reproduire le modèle colonial qui veut que le Congo soit et demeure la propriété privée de quelques privilégiés et que la population n’aurait droit qu’à des miettes.

La conscience d’une histoire contemporaine en partage, ne peut-elle pas nous conduire à la constitution d’un front commun, comme à la table ronde en 1960, mais cette fois-ci un front commun belgo-congolais pour lutter contre ce vandalisme à ciel ouvert.

Mais ici se pose une question préalable, la Belgique n’est-elle pas elle aussi, complice pour ne pas dire actrice de ce complot économique à la base de tant de violence au Congo ?

Mesdames et Messieurs, s’excuser, reviendrait donc à inventer de nouvelles solidarités, tisser de nouveaux liens, je pense et je suis convaincu que c’est possible. C’est pour ça que je me suis permis de me déplacer et je vous en remercie.

Etienne Davignon

Je suis comme vous tous évidemment, sensible à la dignité avec lequel l’historien a présenté les choses.

Je voudrais pour ma part, rappeler qu’au moment de l’indépendance,
l’alphabétisation au Congo était supérieure à celle de la Grèce, donc qu’on ne vienne pas dire que c’était secondaire et lié à des considérations locales. Deuxième considération extrêmement importante, il est évident que ce qui s’est passé après le 30 juin 1960 a fait en sorte qu’aujourd’hui, la situation congolaise est plus mauvaise que celle qui existait au 30 juin 1960.

C’est une constatation que je fais avec tristesse. J’ai eu le privilège de servir des grands ministres, dont la préoccupation fondamentale a été de voir comment nous pouvions aider la République Indépendante du Congo, en fonction de ses propres choix de se développer et de trouver véritablement sur son pays, parce que c’est de ça qu’il s’agit, le pouvoir sur son pays, et parmi les choses que nous ne sommes pas parvenus à faire, ce sont celles-là. Par moments cela a marché, mais cela n’a pas marché dans la continuité.

Lorsque j’étais à Léopoldville, parce que cela s’appelait encore Léopoldville, il n’y a donc là aucun manque de respect, à Léopoldville, j’étais là pour préparer avec le gouvernement congolais le traité d’amitié entre la Belgique et le Congo, dont le premier principe était fondé sur l’égalité des peuples et l’égalité des Etats. De manière à déterminer comment faire en sorte que l’œuvre inachevée que nous avions laissée, pouvait s’achever dans le succès des populations et de l’État.

Parmi les regrets, c’est malgré des efforts continus, nous ne sommes pas parvenus à créer ce lien durable, dans lequel le passé, avec ce qu’il avait de bon, nous encourageait à réussir l’avenir, et avec ce qu’il avait de moins bon, nous amenait à corriger le tir.

Et maintenant, s’excuser, tout à l’heure l’étudiant dont je respecte les opinions a dit : quand j’étais petit on me demandait de m’excuser...

Je me rappelle encore de quand j’étais petit, ce qui est un bel effort de mémoire, mais je m’en rappelle encore. Et pourquoi je m’excusais, parce qu’avec ça, après, j’avais la paix...

Oui, oui, je m’excuse ! Je ne le ferai plus ! Tourner la page, tranquillement, la vie continue.

S’excuser est la chose facile, alors qu’assumer c’est essayer de définir ensemble l’avenir et c’est la chose difficile, mais c’est celle à laquelle je crois.

Prof Isidore Ndaywel è Nziem

Monsieur le Président, chers amis, Monsieur le Comte,

Il est possible d’aborder des relations dans la durée, des bonnes relations entre la Belgique et le Congo, mais commençons par ne pas défendre l’indéfendable.

Léopold II, vous avez dit tout à l’heure, a mis fin à l’esclavagisme, mais c’était aussi pour conquérir l’espace, chasser les concurrents, et surtout confisquer l’ivoire qui était détenu par les autres.

Léopold II a combattu les épidémies, mais dans ces épidémies ont été introduites par ses propres auxiliaires, les zanzibarites, les ouest-africains qu’il a fait venir au Congo. Sans son intervention on n’aurait pas eu ces épidémies, on n’aurait pas eu des maladies vénériennes que l’on a eues à ce moment-là et qui ont créé énormément de dégâts à l’Équateur.

Si on a pu remettre le territoire sous mandats du Rwanda et du Burundi actuel à la Belgique, fort heureusement grâce aux victoires de la F.P., son intervention pour la grande victoire de Tabora, sous le commandement du Général Tombeur avec des troupes congolaises et des porteurs nombreux, congolais, qui sont morts.

Je pense qu’il serait significatif qu’il y ait des excuses, et ces excuses éventuelles pourraient s’accompagner d’un signal fort, qui puisse s’inscrire dans la durée, dans la mémoire des générations montantes comme le symbole de la clôture du deuil colonial, comme le symbole de la rupture avec le passé controversé et comme symbole de son dépassement.

Enjamber de manière volontariste la distance qui sépare l’ancienne métropole et son ancienne colonie, plus d’un siècle après la rupture d’indépendance, c’est parfaitement possible et j’y ai foi.

Je vous remercie.

par ITECO

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