On compte environ trois-cents mémoriaux tout le long du pays, propos de Ricardo Brodsky, directeur du Musée de la mémoire et des droits de l’homme à Santiago, recueillis par Antonio de la Fuente
D’où vient l’idée de créer un musée de la mémoire au Chili ?
L’idée de créer un musée servant d’instance de réparation symbolique aux victimes de violations des droits de l’homme et comme projet éducatif pour les nouvelles générations, vient originellement du Rapport de la commission de vérité et de réconciliation (Rapport Rettig) en 1991. Pendant longtemps, tous types de mémoriaux ont été créés (plus de 300 dans le pays), jusqu’à ce que la présidente Bachelet ait l’idée du musée en 2007 et annonce sa création, qui s’est matérialisée en 2010. Il est intéressant de mettre en avant le fait que cette idée véhicule les termes de mémoire et droits de l’homme dans un seul projet, ce qui représente une certaine innovation conceptuelle. Comme nous le savons, il peut y avoir beaucoup de types de mémoire, mais en la reliant aux droits de l’homme, on cherche à lui donner un sens, un pourquoi, qui n’est pas arbitraire, mais qui se base sur ce qu’était la lutte du peuple chilien durant la dictature, qui a été en grande partie une lutte pour le respect des droits de l’homme.
Racontez-nous un ou deux moments significatifs de la vie du musée durant ces années.
En ces cinq ans de vie du musée, on a vécu beaucoup de moments significatifs. L’un de ces moments a été le débat public en 2011, dans lequel sont intervenus des hommes politiques, des historiens, des académiciens, des intellectuels, des victimes et des bourreaux, en questionnant ou en soutenant l’existence du musée, débat qui à mon avis a été marqué par le fait très éminent que tous les présidents de la république l’ont visité, en le considérant comme un projet démocratique, de caractère publique et en réaffirmant l’engagement de l’État avec le musée.
La présence de grands penseurs ayant soutenu ce projet a été très importante pour ce musée. Je me réfère aux personnes comme Tzvetan Todorov, Alain Touraine, Luis Camnitzer, Michel Weviorka, Elizabeth Roudinesco, Elizabeth Jelin, qui, couplé au succès des audiences (près de 200 mille par an), ont fait du musée une référence pour des projets en Colombie, au Pérou, au Brésil et en Argentine.
Je tiens également à mettre en évidence le fait que des élèves de l’école des officiers de la gendarmerie du Chili viennent régulièrement nous rendre visite, et que l’année passée nous avons formé une équipe de guides du propre corps de gendarmerie, ce qui a été une expérience enrichissante pour les deux institutions.
Le musée présente des expositions d’artistes contemporains. Quel est le critère de sélection de ces travaux ?
La première chose qu’il faut dire, c’est que nous sommes très fiers d’avoir dans l’exposition permanente du musée l’œuvre d’Alfredo Jaar Géométrie de la conscience, qui est une référence dans l’art contemporain latinoaméricain. Cette œuvre forme partie du projet originel du musée et représente d’une certaine manière la proximité du musée à l’art contemporain.
Nous avons reçu beaucoup de propositions de commissaires d’exposition et d’artistes, tant chiliens qu’étrangers. Nous recherchons également des projets qui nous intéressent particulièrement. Evidemment, il y a un critère de base : il faut que le thème soit en lien avec la mission du musée et la thématique des droits humains en général. Un critère central est que les œuvres permettent une réflexion nouvelle sur le traumatisme, abordant avec de nouveaux langages une question qui a été toujours présente dans l’histoire humaine et l’histoire de l’art, et qui a beaucoup de force dans l’art contemporain depuis l’holocauste, dont l’ombre, comme le dit Andreas Huyssen, se projette sur notre continent avec l’expérience des dictatures lors des années septante et quatre-vingt.
Dans certains cas, nous nous sommes intéressés à présenter à nouveau des expositions emblématiques que les générations actuelles n’ont pas connues, comme l’œuvre Lonquén de Gonzalo Díaz, ou à récupérer des archives d’expositions qui ont eu lieu lors de l’exil, comme le cas de l’exposition Artist for democracy, El archivo de Cecilia Vicuña.
Nous avons également apporté des expositions d’artistes contemporains qui travaillent sur des expériences traumatisantes, comme Mónica Weiss, Kaarina Kaikkonen, Fernando Botero, Eduardo Gómez Ballesteros. En outre, nous avons ouvert un espace pour des jeunes artistes chiliens : je mets spécialement en avant Enrique Ramírez et Máximo Corvalán, en plus des expositions collectives.
Au-delà du stimulus que représente l’action du musée, croyez-vous que la question de la mémoire historique est suffisamment présente dans l’espace publique au Chili ?
Comparé à d’autres pays du continent, nous avons au Chili une présence importante de repères historiques qui rendent la mémoire vivante.
Il n’y a pas seulement l’existence du Musée de la mémoire et ses itinérances à travers le pays, mais également la récupération de lieux de mémoire qui ont été d’anciens centres de détention et d’extermination, comme Villa Grimaldi, Londres 38, José Domingo Cañas, Pisagua, Chacabuco, entre autres. Il y a près de 300 mémoriaux distribués au large du Chili, la majorité d’entre eux étant gérés par les communautés locales, comme le Musée de Neltume ou le mémorial de Paine.
D’un autre côté, il y a des projets régionaux de création de musées de la mémoire, comme d’anciennes maisons de torture à Punta Arenas ou à Concepción. Il y a des sites déclarés monuments nationaux pour leur offrir une protection nécessaire, comme les camps de l’Île Dawson ou de Tejas verdes. On peut donc parler d’un grand potentiel de lieux qui permettent de développer une pédagogie publique de la mémoire.
Cependant, il y a encore beaucoup à faire. Il y a des mémoriaux, comme celui des femmes à Santiago, qui sont mal conservés car personne ne les protège. Il y a des sujets en suspens comme celui de Colonia Dignidad, à propos duquel vient de sortir une résolution judiciaire inédite qui oblige l’Etat à inaugurer un musée de la mémoire et à mettre en évidence les faits historiques en lien avec les violations des droits humains dans ce pays. Dès lors, on reconnaît le droit des victimes à être dédommagées moralement et on assume la responsabilité de l’Etat sur ce qui est arrivé dans la Colonia Dignidad. Ce qui laisse le plus à désirer est le manque d’importance accordée à ce sujet dans l’éducation formelle, ce qui menace de rendre tous ces efforts inutiles.