Mémoires maltraitées

Mise en ligne: 8 juin 2015

Lieux et espaces de mémoire en Croatie, Liban, Irlande et Espagne réunis à Bruxelles, par Tito Dupret

Derrière des vastes parkings de la rue Neuve à Bruxelles, la salle Schumann d’une auberge de jeunesse nous accueille. Hélène Morvan de RCN Justice et démocratie ouvre le séminaire avec deux mots : modeste et ambitieux. Le premier renvoie à l’objectif de simplement se rencontrer et d’échanger expériences et pratiques. Le second est le thème : la gestion des conflits de mémoires. Sont présents deux douzaines de personnes et première impression, je me sens européen. Sont présents la Belgique bilingue, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, l’Espagne, la Grande-Bretagne, l’Irlande, les Pays-Bas, la Serbie et même le Liban. L’esprit du lieu est concentré, posé et serein malgré la gravité des réalités rencontrées par chacun dans ses travaux. La rue Neuve est loin, très loin.

La première matinée s’ouvre sur quatre interventions, à commencer par celle de Vesna Terselic de Documenta, Center for dealing with the past. Le but est de gérer en Croatie la polarisation des mémoires depuis la seconde guerre mondiale jusqu’à la post-Yougoslavie. Tout a commencé par des enregistrements audio car c’est un média léger et surtout anonyme. Aujourd’hui, le temps modelant la confiance, le centre compte plus de 400 interviews en vidéos que les mots ne peuvent prétendre rendre. Voyez Croatian memories. Mais la directrice et activiste de la paix en Croatie, insiste : les enregistrements sont la partie facile. La vraie question est que faire de cet énorme corpus ? Comment transmettre largement les preuves de résistance et résilience pour les droits humains en temps de guerre ? Le site web n’est pas une réponse. Il est peu visité mais essentiel pour les participants et leurs familles.

Autre souci, le centre encadre le dialogue sur des questions précises au sein de groupes choisis, mais il se trouve vite en porte-à-faux avec les rôles de la justice, des scientifiques et sa propre mission. Tout est extrêmement lent, a besoin de modérateurs, de longues préparations à échelle locale pour ne pas dire individuelle. Il faut rassembler les faits et maintenir une rigoureuse diversité entre participants pour ne pas tomber dans un discours plus qu’un autre. C’est un défi. Comment peu à peu atteindre un récit national et international qui soit réconciliant avec cette somme de témoignages contradictoires, fragiles, si intimes, isolés, opposés, très sensibles et solitaires ?

Healing through remembering en Irlande du Nord choisit l’approche muséale. Les objets du quotidien dont l’usage a été détourné pendant la guerre civile sont traités en artéfacts mémoriels. Une exposition est ainsi montée par les participants ayant apporté des objets. Le logo de l’exposition est parlant : le couvercle d’une poubelle en fer était utilisé pour frapper le sol et ainsi prévenir le quartier de l’arrivée des soldats britanniques. À l’école, le papier collant barrait les fenêtres pour que personne ne se blesse en cas d’explosion de bombe toute proche. Un harmonica est devenu par métonymie le fils disparu d’une mère qui récupéra son corps après vingt-et-un ans d’efforts pour dûment l’enterrer.

Triona White Hamilton raconte aussi qu’en marge de l’exposition, des groupes de discussion sont devenus réguliers. C’est alors qu’un processus de débats s’est enclenché. De sorte que la collecte d’objets s’est lancée sur une base volontaire puis a généré des ateliers. Ici encore, tout prend énormément de temps et les abandons sont nombreux car il s’agit de dépasser son histoire personnelle pour entrer dans le récit collectif, ce qui confronte les opinions et rend les choses difficiles. Pour ne pas douter des difficultés, il faut savoir par exemple que les enseignants n’osent pas encore étudier le sujet avec leurs élèves.

Ivana Franovic, du Centre for non violent action, explique que la tâche de son organisme est de construire un discours de paix entre les différentes régions de l’ancienne Yougoslavie. Il est confronté à deux groupes distincts, les civils et les combattants. Par exemple un même carrefour peut compter deux monuments pour un même événement. Parfois l’un explose. Les discours et esprits sont encore très tranchés et le déni peut être profond. Le centre cherche d’abord des ex-combattants prêts à participer au dialogue et pour déterminer avec eux leurs motivations pendant la guerre. C’est très utile pour déconstruire qui était l’ennemi pour chacun car souvent les histoires se révèlent similaires. En effet, la plupart ont pris part au combat parce que la guerre s’est imposée jusqu’à leur porte d’habitation. Il ne s’agissait alors que de défendre son propre bien.

Des rencontres pour confronter les récits en dévoilent les points communs. Ainsi l’empathie devient possible. Mais il est difficile de faire venir d’anciens soldats. Personne ne veut passer pour traitre dans son camp. D’autant que le centre fonctionne avec les autorités, ce qui ralentit considérablement chaque effort. Il y a même des menaces. Et beaucoup d’abandons aussi. C’est très dur de motiver. Avec le temps, Ivana Franovic encourage le dialogue direct entre les personnes car un sentiment d’urgence ressort de son travail. Le discours nationaliste est un virus qui n’attend personne pour se propager.

Nayla Abi Nasr est née au Liban d’une famille chrétienne maronite et son chemin personnel a d’abord été de s’en extraire avec force. Aujourd’hui elle a rejoint le Sustainable democracy center, parce que son pays est divisé, fragmenté, en conflit depuis les années quarante. Parce qu’elle sait que la haine se transmet de génération en génération. Parce que le Liban négocie tout le temps avec son passé et pas avec le présent. Elle explique que les jeunes jusqu’aux enfants doivent jouer leur rôle pour forcer les barrières mentales. Ainsi son organisation a créé une chaîne de clubs à travers le pays, qui accueille toutes les activités susceptibles de générer tous les dialogues possibles, y compris entre générations. Le patrimoine tangible et intangible est aussi mis à profit car s’il n’est pas partagé, il reste source de conflits et de souffrances.

Le principe est de partir du local en vue d’insuffler un sentiment plus large, voire national et enrichi par tous. Exemple : un ciné-bus traverse le pays avec un programme de films commun. Autre action : une exposition sous forme de labyrinthe expose aux murs des photos, témoignages, extraits de presse avec tous les points de vue côte-à-côte. C’est la multiplication des outils et des propos qui doit donner l’occasion de sortir de la logique cadenassée par le communautarisme. Tout est bon si c’est pour sortir du silence.

Vient l’après-midi qui dispose d’abord les outils pédagogiques de chacun sur les tables et des posters d’infos sur les murs. Puis un World café. C’est un exercice durant lequel trois groupes sont formés et invités à répondre au feutre sur une grande feuille à une question imprimée. L’enjeu est moins d’obtenir des réponses que de tisser des liens plus forts entre les participants. On réfléchit et on travaille ensemble sur des problématiques communes. C’est une période de créativité cognitive qui va au-delà de ce que chacun est venu apporter par la présentation de ses propres activités. Ici les organisateurs reviennent concrètement à l’idée originale d’un séminaire, c’est-à-dire semer.

La seconde matinée accueille Iratxe Momoito Astorkia du Museo de la paz de Guernica. En tentant de rassembler une « représentation microcosmique » de la société basque, le MemoriaLAB choisit une approche expérimentale, non thérapeutique, sans emphase intellectuelle et privilégiant les mots du coeur. Avec cette simple question d’abord : qu’avons-nous appris du passé qui puisse être utile aujourd’hui ? Une fois encore, le défi est de passer du silence après les bombes au souffle des mots. Grâce au nombre croissant des témoignages, c’est une somatisation du corps social qui est visée. Or il apparaît qu’on ne parle pas des violences mais plutôt de soi. Grâce à quoi une culture de paix étend son aura sur le projet.

Lis Murphy de Music action présente Stone flowers après un exercice qui demande de se lever et de l’imiter : bras, mains, genoux, doigts, rythmes, pieds, mains. Puis de chanter : ngunda ngunda azali mutu, taper du pied, chanter encore ngunda azali mutu yelele yelele yelele, yelele yelele yelele... Cette fois, c’est la musique qui précède la pensée et la pensée se fond dans la musique : A refugee is a human being / I left my country to save my life / I cry to the almighty for help / Le réfugié est un être humain / J’ai quitté mon pays pour sauver ma vie / J’implore le Tout puissant pour son aide. La musique soulage jusqu’aux traumatismes car ceux-ci affectent la mémoire émotionnelle. Ainsi la musique s’adresse aux ressentis sans besoin de structure et surtout dans le présent. Après quoi, il est plus facile de parler et de libérer la mémoire.

Lis Murphy est convaincue que la composition et l’écriture de chansons font surgir les mots nécessaires. D’autant plus qu’il s’agit de faire travailler différentes cultures musicales ensemble. Ce travail est propice à débloquer le corps et l’esprit. Il est possible de travailler avec un groupe sans même connaître aucune des langues des participants. La liste des pays dans lesquels elle a pratiqué est impressionnante.

Autre forte impression : le travail de mémoire est indispensable. Il n’est pas un luxe comme la question a été posée lors des derniers échanges. Je pense pour cela à deux grands absents de ce séminaire européen : Allemagne et Russie. La première a fait de la shoah un immense chantier. Qu’a fait la seconde des goulags ? Or l’Allemagne est aujourd’hui un pays revenu dans le concert des nations où elle compte énormément. La Russie par contre s’embourbe dans un nationalisme délétère qui l’isole même de ses alliés historiques.

La façon dont elle a commémoré le septantième anniversaire du 8 mai 1945 est un exemple frappant de ce qu’il advient aux mémoires maltraitées. Elles sont instrumentalisées et s’interdisent la paix et la vérité. Mais laissons Hélène Morvan conclure : les conflits de mémoire sont une thématique urgente qui bloquent la construction européenne. Elle a raison. Pour traverser les frontières locales, régionales, nationales, il faut sortir du silence en partant de la personne pour élargir peu à peu le récit. Il faut fixer les faits et se donner le temps long de la convalescence pour les accepter. La haine du criminel est parfois tout ce qui tient encore une victime debout. Il est urgent de s’y mettre ensemble pour longtemps. C’est ce que Vesna Terselic propose en invitant à la synergie et à Zagreb au printemps prochain.