Son passé lié à l’esclavage et à la traite négrière, plus symbolique qu’historique, en a fait un lieu de mémoire, classé patrimoine mondial de l’Unesco. A présent, les Goréens se mobilisent pour sa sauvegarde, par Seydou Sarr
La traversée en chaloupe de Dakar à Gorée ne dure qu’une vingtaine de minutes et dès le débarquement, la découverte à pied peut commencer. Aucune voiture ne circule dans l’île et les promeneurs peuvent déambuler tranquillement au milieu des ruelles et admirer les belles façades de maisons aux couleurs chatoyantes.
La promenade peut se poursuivre jusqu’au plateau du Castel, la partie la plus élevée de l’île, qui offre une vue panoramique sur la mer et sur la ville de Dakar. Les vieux canons pointés vers la mer rappellent la présence coloniale dans l’île. Cet endroit, jadis très calme, est devenu un vaste complexe culturel à ciel ouvert. Tout au long du parcours, des bâtisses racontent tout un pan de l’histoire de Gorée : l’école William Ponty qui a formé certains des premiers présidents de l’Afrique de l’Ouest, le Musée historique du Sénégal, le Musée de la mer, le Musée de la femme, l’église et la mosquée de Gorée.
Une visite à Gorée est inimaginable sans un passage à la Maison des esclaves, lieu rendu célèbre par feu Boubacar Joseph Ndiaye, décédé en 2009, qui en était le conservateur. Pendant plus de quarante ans, avec son charisme et sa voix grave et poignante, cet homme a conté l’histoire de la traite négrière avec émotion, devant un auditoire composé de touristes anonymes mais aussi de célébrités comme Nelson Mandela, le Pape Jean-Paul II, des chefs d’Etat et d’autres personnalités de la diaspora américaine.
Gorée doit une partie de son statut de patrimoine et d’île mémoire au récit émouvant et bien mis en scène de cet ancien sous-officier de l’armée française lors de la Seconde guerre mondiale. Avec éloquence, il transportait son public plusieurs siècles en arrière, n’hésitant pas à se mettre en situation pour décrire la détresse des esclaves entassés dans les cachots de cette maison. « Il y avait parfois dans cette maison cent à 150 esclaves répartis dans les différentes cellules pouvant contenir chacune 15 à vingt esclaves, qui étaient assis dos contre le mur avec des chaînes les maintenant au cou et au bras. Les enfants étaient séparés de leurs parents, les jeunes filles des femmes » répétait-il devant chaque groupe de visiteurs. Avec Boubacar Joseph Ndiaye, la visite guidée se terminait toujours par le couloir qui mène vers la porte du voyage sans retour, porte devant laquelle James Brown, la légende de la soul music, aurait, semble t-il, essuyé une larme.
L’histoire de Gorée contée par Boubacar Joseph Ndiaye serait éternelle si une polémique n’était venue remettre en cause la thèse de Gorée comme plaque tournante du commerce des esclaves. Dans Le Monde du 27 décembre 1996, le journaliste Emmanuel de Roux lance la polémique et dénonce « le mythe de la Maison des esclaves qui résiste à la réalité ». La Maison des esclaves ne serait qu’une légende créée dans le but d’attirer des touristes, surtout des afro-américains en quête de racines. Sur les 12 à 20 millions de victimes de la traite transatlantique, les tenants de cette thèse en dénombrent à peine quelques milliers qui seraient partis de Gorée. En réponse à cette critique, plusieurs historiens et chercheurs sénégalais et africains ont organisé à Gorée même, en avril 1997, un séminaire dont les actes ont donné lieu à une publication dans Initiations et Etudes africaines. Dans la revue In Situ, l’article La fabrication du patrimoine : l’exemple de Gorée, de Hamady Bocoum et Bernard Toulier, offre une bonne synthèse sur toute cette polémique.
Au-delà des querelles de spécialistes, nombreux sont ceux qui admettent que le statut actuel de la Maison des esclaves a servi à cristalliser la mémoire sur la traite négrière et sur l’esclavagisme. Pour certains, qu’il y ait eu escroquerie ou falsification intentionnelle de l’histoire ou pas, il faut retenir que Gorée est aujourd’hui un support matériel pour rappeler cette période de l’histoire. Mythe ou réalité, l’île est perçue comme le symbole du point de rupture entre l’Afrique et sa diaspora et, inversement, constitue le point d’ancrage pour un retour aux sources. Pour établir un pont entre l’Afrique et ses diasporas, l’art et la culture occupent naturellement une place de choix.
A l’initiative du premier président sénégalais Léopold Sédar Senghor, le Sénégal a organisé en 1966 le premier Festival mondial des arts nègres, regroupant des intellectuels et artistes du monde entier, avec comme objectif selon le président-poète, de « parvenir à une meilleure compréhension internationale et interraciale, d’affirmer la contribution des artistes et écrivains noirs aux grands courants universels de pensée et de permettre aux artistes noirs de tous les horizons de confronter les résultats de leurs recherches ». S’inspirant de ce concept, Gorée organise depuis 2005 un festival annuel, le Gorée diaspora festival. Un événement culturel international dont l’objectif premier est de créer un pont entre l’Afrique et sa diaspora. Les organisateurs du festival entendent positionner Gorée comme espace de rencontre et de dialogue des peuples et « symbole des liens non rompus entre l’Afrique et sa diaspora ».
Selon le site internet de l’organisation, la motivation de l’événement est « orienter les regards sur l’île de Gorée, île vivante, patrimoine mondial de l’humanité et contribuer à la diffusion d’une image positive, plus vivante, plus vibrante et plus assumée de l’Ile de Gorée d’aujourd’hui. Mais aussi, ouvrir et faire adhérer la diaspora aux préoccupations de sauvegarde de l’Ile de Gorée en tant que patrimoine mondial et susciter des réflexions sur les questions de pluralisme et de diversité culturelle, de réconciliation, d’échange et d’enrichissement mutuel entre les peuples ». La question du devoir de mémoire reste présente et le festival s’inscrit « dans une logique de mémoire proactive, en connectant la diaspora francophone, anglophone et lusophone en vue d’une communion des peuples au-delà des clivages spatio-temporels et culturels ; ce, en droite ligne du projet de la Route de l’esclave ». Le festival ouvre le débat sur divers thèmes comme la traite négrière et l’émergence d’une diaspora noire dans le monde, la mémoire partagée ou encore exils et mémoires.
En tant qu’île-mémoire, Gorée mérite une attention particulière de la part des autorités gouvernementales mais aussi des institutions internationales. C’est en tout cas ce que souhaitent de nombreux Goréens qui manifestent leur inquiétude quant à la préservation du patrimoine de l’île. Certains pointent du doigt l’état de délabrement de certains bâtiments et édifices importants, comme la mosquée, construite en 1890, qui nécessitent d’importants travaux de rénovation.
Conséquence du manque d’entretien, certains maisons risquent de s’effondrer et des bâtiments sont l’objet d’occupation illégale. Gorée offre aujourd’hui un tout autre visage, avec la muséification d’une bonne partie de l’île, jusque dans la rue, surtout sur le plateau du Castel. Sans nier l’importance du tourisme pour l’île, les griefs ne manquent pas en ce qui concerne le nombre élevé de visiteurs par jour, près d’un millier par jour : absence de toilettes publiques, déchets abandonnés par les visiteurs, dégradation de l’environnement...
Des Goréens de souche, d’adoption ou de cœur, regroupés au sein du mouvement citoyen Sauvons Gorée, ont lancé en 2013 un appel pour la sauvegarde de l’île. Ces citoyens refusent de voir Gorée se transformer en un champ de ruines ou « une île fantôme visitée par des touristes qui n’y reviendront jamais ».
L’absence de décisions claires sur ces questions nourrit des inquiétudes : une volonté de l’Etat, propriétaire de la plupart des bâtiments, de laisser pourrir la situation. Ce qui offrirait un prétexte pour faire déguerpir certaines populations de l’île, ouvrant ainsi la voie à l’arrivée de particuliers ou d’exploitants de l’industrie hôtelière et l’installation d’hôtels, de restaurants et autres infrastructures touristiques. Faire de Gorée une zone où la majorité des résidents seraient des touristes de passage, ferait perdre à l’île toute son âme et toute sa symbolique en tant que lieu de commémoration. « Nous, Goréens, parce que nous aimons notre île et avons conscience qu’elle appartient à l’humanité entière, sommes concernés par son devenir », précisent ceux qui ont lancé l’appel.
En écho à ces appels citoyens, les autorités municipales reconnaissent que Gorée est aujourd’hui mal en point. Le maire de la commune l’évoquait récemment dans son discours d’investiture pour son deuxième mandat comme édile de la ville. Dans son programme, le maire déclinait quelques priorités : la lutte contre l’érosion et la rénovation des édifices et installations hérités de la colonisation, le problème de l’approvisionnement en électricité, la mobilité des Goréens et le problème lié à une desserte Dakar-Gorée dont les retombées financières ne profitent pas suffisamment à Gorée et à sa commune. Le volet économique et social n’est pas de moindre préoccupation pour le maire, qui promet plus d’investissements dans les domaines de l’environnement, de la culture, de la santé et de l’éducation.