De Tervuren à Moussul, quel est le sens de collecter, de préserver et d’exposer le passé ?, par Olivier de Halleux
Les traces du passé représentent notre histoire et notre patrimoine. En les conservant et en les étudiant, nous ouvrons une porte sur notre passé et donc sur nos réussites et nos erreurs. Parmi d’autres, les musées sont ces lieux où la mémoire est explicite et palpable. Il est important de les préserver, ce qui ne doit pas les ancrer dans l’immobilisme. La rénovation du musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren est le témoin d’une nécessaire réflexion sur la finalité d’un tel lieu et donc d’une sortie de l’ancrage de son propre passé. La pensée qui a mené à la création du musée de Tervuren est elle-même une trace du passé qu’il faut pouvoir critiquer avec recul.
Paradoxalement ou non, les musées sont les temples de l’Histoire et d’histoire. Ils sont en perpétuel mouvement, comme l’est notre société. Ils n’en sont pas moins des vecteurs de prise de conscience et de lutte culturelle, voire politique. La récente actualité du saccage du musée de Mossoul en est la preuve. Les extrémismes s’attaquent à ces lieux car ils sont les gardiens de la mémoire et de la réflexion critique. Comme le disait Heinrich Heine, là où on brûle des livres, on finit par brûler des hommes.
Mais au-delà de leur intérêt patrimonial, pourquoi préserve-t-on des objets ou des traces du passé dans un lieu ? Pour leur valeur historique ? Pour leur valeur artistique ? Mais que veut-on signifier en parlant de valeur ? Et pourquoi attribue-t-on plus de valeur à une chose qu’à une autre ? Le fait de conserver est-il à la fois créateur de culture et conséquence de la culture ? Entendons qu’il existe une manière de préserver différente et donc d’attribuer différemment de la valeur à une trace du passé en fonction de l’endroit où nous vivons sur Terre ? Le rapport au passé est-il alors universel ? Au travers des exemples des musées de Tervuren et de Mossoul, tentons de répondre à ces interrogations et donc au sens de collecter, de préserver et d’exposer notre passé.
Défini comme par le dictionnaire comme un lieu dans lequel sont rassemblées et classées des collections d’objets présentant un intérêt historique, technique, scientifique et artistique en vue de leur conservation et de leur présentation au public, le musée est aussi une institution au service de la société et de son développement, ouverte au public qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement à des fins d’études, d’éducation et de délectation. Le musée endosse donc trois fonctions que sont la conservation, le rassemblement et la préservation.
Daniel Buren insiste sur l’importance de l’esthétique, du mystique et de l’économie des musées. En conservant dans le but de montrer (une galerie a pour but de vendre), un cadre est posé autour d’un objet lui donnant une valeur esthétique. L’œuvre s’y construit et s’y compose sous le regard des hommes qui lui offrent d’une certaine manière son génie. Le musée est le centre où se déroule une action ou un point de vue unique sur un objet. Cette fonction de conserver perpétue l’une des causes qui font que tout l’art est idéaliste.
Le rassemblement des œuvres accentue ce rôle esthétique du musée car il devient le lieu unique permettant de les contempler. Outre l’esthétique, le rassemblement permet de comparer les œuvres et par conséquent de leur donner une valeur économique. Puisqu’il est impossible de tout exposer, il faut sélectionner et privilégier des objets. De cet action naît une différenciation entre les œuvres soit disant réussies et ratées qui se manifeste automatiquement dans l’apposition d’une valeur commerciale.
De cette notion de rassemblement, on découle indéniablement à celle de préservation. En gardant des objets sur le long terme, le musée devient un refuge, un abri pour ceux-ci. Il se transforme et obtient un statut de défenseur du patrimoine. Ce statut crée le cadre déjà mentionné pour les œuvres si bien que dès qu’un objet est exposé, il lui est attribué l’étiquette « d’art ». Daniel Buren parle du rôle mystique du musée ou de l’habitude d’y contempler des œuvres qui sont unanimement de l’art puisque présentées dans un musée. Le musée est le corps mystique de l’art. Tout cela pour dire que le public peut parfois oublier de questionner les objets qu’il a devant lui car le musée est l’antichambre de l’art qu’il est difficile de critiquer.
Les fonctions du musée n’ont pas toujours été les mêmes et ont fortement évolué au cours des siècles. Le mot « musée » vient du grec « mouseion » qui signifie une petite colline où séjournent les muses ou plus précisément un sanctuaire dédié aux divinités des arts, les muses. Le plus célèbre était le mouseion d’Alexandrie datant de 280 AC. Dans l’antiquité grecque, ces lieux étaient des centres pédagogiques et de recherche ainsi que de conservation et d’exposition. Les mouseions disposaient de salles de lecture, d’amphithéâtres et de jardins botaniques principalement à destination des savants et scientifiques. Plus proche de notre vision contemporaine, les collections de textes étaient mis également en exposition pour les amateurs. Retenons que leur fonction était particulièrement liée à l’éducation et la recherche.
Avec l’apparition de la religion chrétienne, les mouseions ont été définitivement fermés et détruits en 391 par les Romains qui les considéraient comme des lieux de culte païen. Les objets de l’art grec seront néanmoins exposés dans le but de montrer la suprématie de Rome. Signe de cette exhibition du pouvoir, les imperators avaient pour coutume de montrer les pièces les plus précieuses qu’ils avaient rapportées des campagnes armées. Le peuple pouvait les contempler et voir par la même occasion la richesse et la puissance politique de Rome. C’est un rôle du musée qui sera très présent dans l’imaginaire collectif du 19ème siècle où la montée du nationalisme est forte.
Au moyen-âge, les musées sont des collections privées de bourgeois ayant pour vocation principale de confirmer le pouvoir de ces derniers. Ces collections sont marginales et sont essentiellement composées de travaux d’artisans mettant en scène le quotidien comme le travail au champ. L’artisanat sort par conséquent de l’anonymat pour être petit à petit qualifié d’art. Les cathédrales seront également des lieux de conservation pour des reliquaires, par exemple. Le but principal étant de confirmer et de légitimer le pouvoir de l’Église tout comme la royauté qui mettait sous scellé son trésor royal. C’est à cette époque que naissent également les cabinets de curiosités où sont exposés des bizarreries, des raretés et des étrangetés. Le musée est ici le lieu du divertissement et du voyeurisme plutôt que celui de l’esthétique et de la mise en valeur du patrimoine. A partir du 16ème siècle et ce jusqu’au 18ème siècle, ce genre de collection aura un succès fulgurant, surtout destiné aux classes dominantes.
Le siècle des Lumières et la Révolution française vont changer la donne. On considère que le musée doit être ouvert au public et destiné à l’éduquer. La société entière doit pouvoir profiter du « beau » et l’État prend alors en charge la construction de musées afin de permettre à chacun d’accéder à l’art. C’est d’ailleurs à cette époque que le mot musée sera attitré aux collections publiques presque deux mille ans après les Grecs.
L’esprit de la Révolution française qui veut que le musée soit le lieu de l’éducation pour tous sera rapidement détourné au profit de l’identité nationale et de la suprématie de la nation qui a vu naître la liberté. Comme Jacques Dariulat le cite, même si le projet du museum qui détermine la création du Louvre entreprend d’être un musée universel, et non un musée simplement français, il s’agit cependant d’affirmer la vocation universelle de la France : le pays de la révolution, qui a montré le chemin de la liberté et de la raison aux autres nations asservies sous le joug du despotisme, est seul digne de rassembler en son sein les œuvres que le génie de l’homme a dispersées sur la surface de la terre. La récupération politique est forte et se veut dominatrice par rapport au reste de l’Europe.
Le nationalisme du 19ème siècle marquera l’entièreté de l’Europe et s’exprimera dans la construction de nombreux musées nationaux qui seront des palais du faste et de la réussite de la nation. Les collections coloniales sont les preuves de cette valorisation politique. Le vingtième siècle, marqué par les deux guerres mondiales qui signent le paroxysme et la fin du nationalisme féroce, mettra en avant l’importance de la mémoire dans les musées. A côté de l’aspect mémoriel accentué par l’horreur de l’holocauste, le commerce de l’art entre les musées n’a jamais été aussi important. Les échanges et les ventes entre musées sont nombreux à croire que c’est-à-celui qui attirera le plus de public. C’est d’ailleurs ce que reproche Jean Clair, ancien directeur du musée Picasso, en mettant en garde à la mise en spectacle de l’art pour des raisons économiques. On trouve actuellement des musées sur tout et n’importe quoi mettant en avant un intellectualisme douteux. Certes le musée est un service public voué à la consommation mais qui doit avant tout mener à la réflexion sur le passé.
L’histoire et l’évolution de la pratique muséale que nous avons présentée est occidentale. L’accumulation et la conservation d’objets ayant un attrait esthétique, mystique et ou économique sont une conception profondément liée à la culture occidentale et capitaliste. Tout comme pour des richesses, l’homo oeconomicus conserve et préserve des œuvres d’art et peut dans certains cas perdre le sens de cette accumulation. Cette démarche n’est certainement pas universelle et la « pulsion économique » comme la nomme Castoriadis, n’est pas la motivation prédominante de tous. Loin de nous l’idée d’émettre un postulat mettant en cause la conservation d’objet pour des raisons historiques justifiées. C’est le rapport au passé au travers de cette pratique de la préservation que nous voulons questionner. Peut-on imposer ce rapport au passé alors que toutes les sociétés du monde n’ont pas ce besoin prédominant de l’accumulation ?
Les musées coloniaux du 19ème siècle ne sont-ils pas l’image culturelle la plus représentative de cette imposition de l’homo oeconomicus ? Les conservateurs du Musée royal de l’Afrique centrale l’ont bien compris et rénovent le lieu depuis 2013. Le musée est un centre de savoir et de ressources sur l’Afrique et en particulier l’Afrique centrale, dans un contexte historique contemporain et mondial. Le musée expose des collections uniques. C’est un lieu de mémoire sur le passé colonial et s’inscrit comme plateforme dynamique d’échange et de dialogue entre les cultures et entre les générations. Ses expositions n’étaient en effet plus le reflet de la réalité et du regard actuel que nous portons sur l’Afrique. Le défi étant de garder cette histoire du musée tout en y ajoutant une nouvelle finalité plus proche des réalités des rapports entre le Nord et le Sud. De ces rapports est né le musée. C’est en 1897 que Léopold II désire faire connaître le « travail de développement et de civilisation » de la Belgique au Congo en créant un musée « vitrine ». Il voulait montrer aux citoyens belges les possibilités économiques qu’offraient le Congo. Il s’agissait donc bien d’accumuler des objets des missions coloniales pour démontrer d’autres possibilités d’accumulation de richesses. La motivation économique est par conséquent un des fondements de Tervuren. De cette première exposition est née l’idée de construire un bâtiment permanent dédié à la recherche et à l’exposition didactique de l’Afrique. Il sera terminé en 1910 et prendra le nom du Musée du Congo belge jusqu’à l’indépendance du Congo en 1960.
Le musée de Tervuren évolue donc en réponse aux événements extérieurs tout en développant sa propre finalité par les recherches internes. C’est une remise en question constante qui est primordiale qui plus est dans le rapport avec l’Afrique. Il n’est plus nécessaire de poser et d’exhiber une série d’objets « insolites et tropicaux » sans les mettre à l’épreuve de l’histoire. L’importance est de comprendre cette volonté passé et de changer les présupposés sur l’Afrique. C’est également comprendre que cette mise en valeur d’un patrimoine qui, est fortement éloigné du notre, est une démarche propre à nos considérations et normes occidentales. Comme une certain mise en avant de la vision qu’il faudrait avoir du passé.
Lorsque les djihadistes ont, à l’hiver 2015, saccagé et détruit le musée de Mossoul, c’est peut-être pour se détacher de cette vision occidentale du passé. Toutefois, il est clair que la motivation principale était d’éliminer toutes traces pouvant établir un lien entre les civilisations antiques et la religion musulmane. C’est une stratégie culturelle au service de l’idéologie politique néfaste et autoritaire qui a toujours existé. Mais pourquoi ces images nous ont tant choqués ? Car elles nous ont rappelé les pires événements de notre histoire occidentale et parce qu’elles ont touché des objets qui sont les traces conservées d’un geste et d’une idée qui disparaissent sous la folie des hommes.
Malgré le fait que la plupart des œuvres du musée de Mossoul étaient des copies, l’image n’a pas perdu de sa force destructrice. Le saccage de Mossoul touche des valeurs et des normes fortes de notre société qui sont ancrées dans les objets. Parce que nous attribuons ces normes depuis des siècles dans des œuvres d’art, nous sommes scandalisés face à la brutalité envers celles-ci.
Les djihadistes ont donc réussi deux choses. Ils ont montré leur détermination à installer leur vision et surtout à blesser nos consciences. Ils ont rappelé que rien n’est immortel alors que les objets détruits incarnaient cette immortalité. Il est maintenant important de prêter attention à ce que cette stratégie destructrice ne se répète pas tout en prenant en compte les réalités socio-anthropologiques de cette partie du monde.
En remettant notamment en question les interventions politiques et militaires dans les pays du Sud, il est clair que la destruction systématique du passé ne peut se faire sans réponse. Mais comment intervenir dans un pays avec des codes culturels différents ? Comment ne pas tomber dans le piège du dominateur moralisateur face au dominé ? Si la discussion autour de la fonction du musée peut nous mener à rediscuter certains fondements de la coopération internationale, il convient de les entretenir et de comprendre leur histoire.
Le musée est un acte de mémoire, une « récollection du souvenir » écrit Hegel. Acte qui est profondément ancré dans une culture occidentale de l’accumulation pour l’éternel. L’œuvre d’art présentée dans le musée permet qu’on n’oublie pas le moment et le geste auxquels elle se réfère. Le musée permet que les hommes se fient aux réussites à répéter et aux erreurs à bannir. C’est aussi simplement pour ne pas oublier l’existence des individus qui ont créé un objet. La création de ce dernier est un principe profondément personnel où le « je » s’exprime par rapport à la peur de l’oubli. Cette peur s’exprime dans la valorisation du patrimoine et de l’histoire. Le musée est donc réflexion sur son passé par l’esprit qui s’assimile ainsi son histoire et y découvre sa véritable identité.
Le musée n’est pas seulement le lieu de l’histoire. Il est aussi le lieu de beauté. Cette esthétique lui permet justement de vivre et de traverser les siècles. La beauté attribuée il y a des siècles ne meurt pas et les hommes la contemplent aujourd’hui avec la même magie. Le musée est le lieu de l’émotion et de la raison où chacune d’entre-elles magnifie l’autre.
Les enjeux dans les rapports Nord-Sud sont également énormes dans la compréhension de la démarche muséale. Le fait de conserver, accumuler et préserver n’est pas universel et chaque société peut avoir un rapport différent au passé. L’accumulation d’objets peut paraître pour de la syllogomanie dans certains parties du monde. Il est par conséquent important de se regarder soi-même avant de se rendre chez l’autre et le musée peut permettre à chacun d’activer ce processus.
Sources
Daniel Buren, Les Écrits, tome I : 1965-1976, p. 169-173.
François Xavier, Jean Clair remet l’art contemporain à sa juste place : objet d’idolâtrie, Le Huffington Post, 27 janvier 2013.
Jacques Darriulat, L’invention du musée, 29 octobre 2007.
Jacques Hainard, Le musée. Cette obsession..., Revue Terrain, 1985, pp. 106-10.
Musée de l’Oise, dossier pédagogique Qu’est-ce qu’un musée ?, 2015.
Canopé, réseau de création et d’accompagnement pédagogiques, 2015.
Musée royal de l’Afrique centrale, 2015.