Peut-on concilier respect de la mémoire et activités ludiques ?, par Daniel Riera
Ce 19 mai 2015, la présidente argentine Cristina Fernández de Kirchner a officiellement inauguré un lieu de mémoire dans la cantine des officiers de l’École de mécanique de la marine, Esma, le centre clandestin d’arrestations le plus emblématique de la dernière dictature. Il est estimé qu’environ cinq mille personnes y sont passées, et dont la grande majorité a disparu. Hebe de Bonafini, présidente de l’association de mères de la Place de mai, et Estela de Carlotto, présidente de l’association des grand-mères de la Place de mai, y étaient présentes. Avant la présidente ont parlé l’architecte Ana María Testa, une ancienne détenue et disparue qui fut séquestrée en ce même endroit, et le député national Juan Cabandié, qui est né là et a été « approprié » par une famille durant la dictature alors que ses parents avaient disparu, avant d’être récupéré par ses grands-parents en 2003. A un moment de son discours, qui a été émis par une chaîne nationale, la présidente a dit « Nous avons tous l’obligation de garantir le respect des droits de l’homme, le peuple doit être acteur de sa propre histoire, des tragédies et des victoires ».
L’Espace pour la mémoire et les droits de l’homme a commencé à se former en 2003 à l’ initiative du gouvernement du président Nestor Kirchner. Jusqu’à ce moment, depuis le retour de la démocratie en décembre 1983, rien n’avait été fait avec cet espace qui comprend rien de moins que 32 bâtiments. Dans l’un d’entre eux, la cantine des officiers, se trouvait le centre clandestin d’arrestations le plus sinistre de la dictature. Durant son gouvernement (1989-1999), Carlos Menem est arrivé à suggérer sa démolition. Le Gouvernement de Kirchner y a destiné des espaces pour différents organismes des droits de l’homme qui organisent des séances de cinéma, des expositions artistiques, des présentations de livres, des spectacles pour enfants, des cours des musique, de théâtre, de journalisme sportif, de danses populaires, de peinture, de sculpture.
Avec cette inauguration, le projet d’Espace pour la mémoire de l’Esma a fini de se concrétiser. Il a été un axe central de la politique des lieux de mémoire du Gouvernement argentin et l’objet de polémiques enflammées entre les militants des droits de l’homme pendant ces années. Ce thème est extraordinairement complexe. Les lieux de mémoire nous interpellent et nous modifient : j’étais présent lors du 19 mai et ce que j’y ai vécu a été si bouleversant que j’ai été obligé de changer l’attitude que j’avais jusque là en m’impliquant personnellement, notamment par le biais de l’écriture.
La polémique sur l’usage de l’espace de l’Esma a pour axe central deux attitudes que je signalerai grosso modo :
a) Il faut donner la bienvenue à la culture, à l’art, la joie et la vie où il y a eu auparavant la mort.
b) Le lieu doit inviter au silence et au recueillement, expliciter ce qui est arrivé et préserver la mémoire historique. Cette dernière attitude est celle qui prime dans les organismes de droits de l’homme les plus éloignés du Gouvernement, comme l’Association d’ex-détenus disparus, et dans les partis de gauche.
Les deux attitudes sont envisageables et les deux ont été défendues par des combattants de trajectoire irréprochable. La polémique a atteint son paroxysme à la fin 2013, quand le ministère de la justice et des droits de l’homme y a réalisé un barbecue argentin de fin d’année pour tous ses employés. Le journal d’opposition Clarín a suscité la polémique sur le sujet et quelques détenus ont soutenu qu’il s’agissait d’un manque de respect envers les victimes.
L’inauguration du lieu de mémoire dans la cantine des officiers - qui maintenant peut être quotidiennement visité par ceux qui le désirent – ouvre le débat à un nouveau sujet. Il n’y a pas de lieu en Argentine qui représente autant que celui-là l’horreur de la dictature.
La dichotomie « lieu de vie versus mémorial de l’horreur » est restée un peu désactualisée. Maintenant plus que jamais, cela rend compte des deux aspects à la fois. « Derrière les ténèbres émergent les actes culturels et artistiques : la vie », m’a écrit un ami journaliste, quand j’ai proposé un débat sur ce sujet sur mon mur Facebook. Je n’ai pas été capable de lui répondre. En théorie, je suis d’accord avec lui. La tâche des organismes est, entre d’autres, didactique. Sans les activités sociales, culturelles, éducatives, beaucoup moins de gens s’intéresseraient au sujet. Cependant, après être passé par la cantine des officiers, je me suis demandé si n’importe quel autre élément n’était pas de trop, si ce lieu de mémoire n’était pas lui-même suffisant. J’avais déjà été à l’Esma : à un programme de radio, lors de la présentation d’un livre pour une exposition artistique. J’avais même pris un café au lait dans le bar et j’avais acheté un livre dans la libraire de Harold Conti. Cela n’a jamais été facile pour moi d’être à l’Esma, mais j’ai toujours senti que j’étais, d’une certaine façon, en train d’alléger mon cœur de la douleur. Jusqu’à ce que j’ai connu la cantine des officiers.
« Par cet escalier, les bourreaux portaient les séquestrés au sous-sol pour être soumis aux tortures et pour obtenir des informations. Par ici aussi, ils lançaient les détenus disparus qu’ils avaient décidé de déplacer », je lis sur un panneau et je descends au sous-sol. « Le sous-sol était le lieu où ils emmenaient les détenus disparus après être arrivés à l’Esma et le dernier par lequel ils passaient. Ici, les séquestrés étaient entassés et soumis aux interrogatoires sous la torture. Le sous-sol était un espace sombre qui restait constamment illuminé par des tubes fluorescents.
Arrivé au sous sol, je lis « le système d’aération était insuffisant », et je commence à sentir cette atmosphère de réclusion et de mort. Je continue à lire : « La poutre est l’un des premiers souvenirs de certains des survivants du centre clandestin. Placée à une faible hauteur, les détenus se cognaient la tête, désorientés par les bandeaux qui leur couvraient les yeux ou par les coups des gardes ». Malgré que l’on m’ait averti, que je n’aie pas eu de bandeaux sur les yeux et que personne ne m’ait poussé, j’ai failli me cogner contre cette même poutre. A deux pas de cette poutre, il y a une chambre minuscule sans lumière naturelle et avec un plafond très bas.
Je monte au deuxième étage. Je lis : « ils m’emmènent au deuxième étage, à une espèce de cellule, à un cachot de deux mètres sur deux. Là, Rolón m’attrape et me dit que la situation est très grave, qu’Acosta a décidé de me tuer parce qu’il dit que je suis non recupérable, perdu ». C’est une déclaration d’Andrés Castillo, séquestré le 19 mai 1977, le 22 février 1979. Je parcours des cachots : un des deux est celui qu’a occupé Castillo. Tout au long du parcours sont projetées des images du Jugement aux Assemblées : dans chacune, les déclarants illustrent exactement ce qui est arrivé ici et semblent dire qu’au-delà des condamnations, le jugement est éternel. Je monte au troisième étage : je passe par la cave, où les biens volés ou obtenus sous une extorsion des détenus disparus étaient stockés. Une projection sur le mur me permet de voir un entassement d’appareils électroménagers et des meubles des années septante.
J’entre dans la chambre des femmes enceintes. Je lis : « Il y a des registres d’au moins trente femmes enceintes qui sont passées par l’Esma, mais on soupçonne que le nombre est encore plus élevé. Quelques enfants nés dans ce lieu ont pu être restitués à partir de 1983 grâce à la lutte de leurs familles et des Grand-mères de la Place de mai ». Quelques secondes plus tard, je rencontre Juan Cabandié : sur son visage dépité, j’observe qu’il n’est pas opportun de lui parler en ce moment. Il est né ici, là même jour où on a fait disparaître sa mère, Alicia Alfonsín.
Je lis : « Capuchita. L’étage supérieur de cet édifice a été adopté par l’armée de mer comme lieu de réclusion. Ici, les détenus étaient entassés, manquaient d’air, étaient strictement contrôlés et subissaient des tortures. Je marche dans la « Capuchita ». Je lis : Capucha. « C’était l’espace principal de réclusion des prisonniers. Les détenus étaient placés sur des matelas à l’étage et isolés dans de toutes petites chambres. Ils étaient menottés des mains aux pieds et on leur plaçait un capuchon ou un masque en tissu sur le visage. Dans ce lieu, les prisonniers n’étaient pas reconnus par leur prénom mais désignés par un numéro ».
Sur l’un des murs, les enquêteurs ont justement trouvé un numéro écrit par l’un des détenus. Un papier spécial recouvre les inscriptions trouvées pour les préserver de l’humidité. Le travail réalisé dans le casino des officiers par l’équipe, à la tête duquel se trouve la muséologue Alejandra Naftal - elle-même une ex-détenue mise en captivité au centre clandestin connu comme l’Olympe - est extraordinaire. Il met dans son contexte l’endroit et ce qu’il représente ent tant qu’épouvantable machinerie de mort. Il génère une tension indubitable avec les activités qui se développent dans le reste du bâtiment. Pour certains, cette tension représente précisément le triomphe de la vie sur la mort. Pour d’autres, il doit seulement y avoir un silence dans l’Esma, un recueillement, une réflexion. Je n’ai toujours pas d’opinion formée, définitive : je me pose seulement des questions sur ce lieu, duquel il est impossible de sortir sans en être changé pour toujours.