Religion et colonialisme en Afrique et au RDC Congo, en particulier, par Olivier de Halleux
« Au nom de Dieu Tout-Puissant », c’est par ces mots que débute l’acte général de la Conférence de Berlin de 1884, qui scellait le découpage de l’Afrique et son investissement par les grandes nations européennes [1]. Durant presque cent ans, jusqu’à la dernière déclaration d’indépendance de la Rhodésie en 1980, une hégémonie politique, économique et sociale mais également culturelle a été imposée sur la quasi-totalité du continent africain. Inscrite comme levier du développement, la religion a été un outil important de la colonisation partant du constat que les croyances locales traditionnelles étaient obsolètes. Le développement passait donc par le discours civilisationnel intégré au champ spirituel.
Pour parfaire ce devoir de civilisation des « peuples indigènes », des missionnaires ont été dépêchés sur les territoires africains. De huit millions de chrétiens en 1900 à plus de 520 millions en 2010 [2], rien qu’en Afrique subsaharienne, la Bible a définitivement modifié l’imaginaire collectif et la culture africaines. Comment une telle transformation s’est opérée en si peu de temps ? Qu’est-ce qui explique l’importance de la religion chrétienne en Afrique ? Quel est finalement le rapport entre l’évangélisation et le colonialisme ?
L’Afrique accueille une multitude de religions et croyances. A celles-ci sont liés des rites, des coutumes, des structures sociales voire des tendances politiques qui ont façonné l’histoire des sociétés africaines. Avant que ne commencent les missions évangéliques du XIXe siècle, d’autres tentatives d’évangélisation, portées par les évêques Cyprien et Augustin, ont été menées en Afrique du Nord, et ce dès le début de l’ère chrétienne [3]. Elles se sont avérées effectives jusqu’à l’islamisation de la région durant le moyen âge.
Ce n’est qu’au XVe siècle que les Portugais ont réussi une première évangélisation assimilée à un processus colonial, au Royaume du Congo [4]. Mais ce n’est véritablement qu’à partir du XIXe siècle que la diffusion de l’évangile fut intensifiée par les voyages des missionnaires comme, pour le plus connu et le plus important, David Livingstone. Cette intensification s’explique en grande partie par le mouvement anti-esclavagiste né à la suite des révolutions américaine et française du XVIIIe siècle repris par l’église catholique. C’est ainsi qu’on comptait, en 1800, trois sociétés missionnaires en Afrique occidentale qui furent plus de quinze en 1840 [5]. Ces sociétés étaient moins nombreuses en Afrique centrale. Après la mort de Livingstone en 1873, les expéditions missionnaires augmentèrent considérablement et la grande majorité de l’Afrique subsaharienne fut christianisée à ce moment-là.
Suite à la Conférence de Berlin, le processus évangélique fut définitivement géré et organisé selon les décisions prises par les dirigeants européens de l’époque. Bénéficiant d’une connaissance du continent compilée par les activités missionnaires du début du XIXe siècle, les pays européens investirent alors les territoires délimités. L’administration coloniale se mit en place et avec elle un modèle économique européen diffusé via une forte propagande. Des écoles furent construites et les autorités subventionnèrent des missionnaires pour inculquer aux jeunes africains les valeurs occidentales et chrétiennes. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les Africains ne furent pas apathiques face à cette domination culturelle. De hauts dignitaires africains tentèrent de protéger leur croyance et leur culture par la voie diplomatique ou les armes. Par ailleurs, et principalement dans les pays où l’Islam et ses religions dérivées étaient très présentes, de nombreux accords furent signés entre les colons et les responsables locaux. Ces reconnaissances mutuelles expliquent en partie la présence de ces deux grandes religions au Cameroun ou en Centrafrique, non sans heurts pour ce dernier pays.
Les religions africaines dites traditionnelles étaient plus ouvertes à la présence d’autres dogmes, au contraire des religions islamique et chrétienne. Historiquement, ces dernières ont pour quête de partager la bonne parole et la vérité. Durant la période coloniale, l’enseignement des missionnaires allait dans ce sens et prônait l’universalisme et le darwinisme. Le message véhiculé avait pour but d’inspirer les autochtones à se tourner vers la voie de la civilisation salvatrice de leurs maux. Une classe de bourgeois africains naquit, principalement constituée de journalistes, d’enseignants et autres professions venant de l’Europe [6]. Celle-ci continua le travail de christianisation et de développement entrepris par les missionnaires.
C’est bien sûr sans compter avec le fait que l’histoire et la culture d’un peuple ne s’effacent pas sous l’imposition d’un autre. Cette élite africaine de l’époque se fourvoya d’ailleurs en ne comprenant pas la relation perfide entre la domination coloniale et la christianisation ou, autrement dit, entre le politique et le spirituel. Dans ce contexte et face à cette domination, des croyances locales subsistèrent et se croisèrent aux versets de la Bible. La société et la culture ont donc été déconstruites violemment avec, pour conséquence, la création d’un paysage de repères moraux multiples. Aujourd’hui, ces repères normatifs définissent des manières de vivre, des identités et des cultures. Parce que les cultures et croyances précoloniales sont les fruits d’une longue histoire, elles n’ont pas été complètement éludées par une nouvelle religion, et ce malgré tous les moyens mis en place par les puissances coloniales.
L’appareil colonial se basait sur trois éléments clefs, à savoir, le commerce, la force militaire et la religion [7]. Au travers des missions d’évangélisation, le pouvoir politique espérait asseoir encore un peu plus sa domination. Mais les relations ne furent pas si simples. Les divergences de points de vue entre l’État et le clergé quant à la meilleure manière d’éduquer ne furent pas linéaires. En effet, dès le début du XXe siècle, l’église catholique s’écarta de la visée civilisationnelle portée par le pouvoir colonisateur, et ce notamment après les révélations de traitements inhumains faits aux habitants de l’État indépendant du Congo. Sans réelle règle ou norme directrice, et donc sans contrôle cohérent, le pragmatisme l’emportait souvent lorsqu’il s’agissait « d’éduquer les autochtones ». La situation était d’autant plus complexe du fait des réalités socioculturelles très divergentes sur un même territoire. Au-delà de la difficulté pour les puissances européennes de gérer au mieux leurs colonies, ce conflit de valeurs fut un véritable traumatisme pour les populations locales.
Sans agiter la culture de l’excuse, on peut comprendre d’autant plus les relations actuelles entre religion et politique dans certains pays africains. Le cas de la République démocratique du Congo est assez emblématique. Dans un pays où l’État est peu présent, les perspectives d’avenir pour la population se trouvent dans d’autres institutions et, plus particulièrement, au sein de l’église catholique. L’État est d’autant plus déficitaire dans des secteurs fondamentaux comme la santé, là où le mélange entre les religions traditionnelles et catholiques est une source de réponses via notamment les pratiques des pasteurs et des féticheurs-sorciers. Les politiques ont compris l’influence qu’ont ces leaders religieux sur la population et les corrompent à des fins électorales. Au-delà de la stratégie politique, les hommes d’église sont les garants de la sécurité et de l’équilibre social que les dirigeants congolais peinent à mettre en place .
En République Démocratique du Congo, où le taux de chômage est de 44%, la population est touchée de plein fouet par l’extrême pauvreté et le capitalisme à outrance. Et s’il est un lieu où le capitalisme a pu se développer allègrement en Afrique, c’est au sein des églises. Qu’elles soient du Réveil, pentecôtistes ou protestantes, beaucoup ont pour but de vendre des bénédictions à prix d’or. Bien souvent, elles sont gérées par des hommes qui s’improvisent pasteurs ou révérends. Un nouveau marché du travail [8] s’est ouvert et des églises de toutes sortes ont vu le jour dans les rues des grandes villes du pays. Au nom de Dieu, certains n’hésitent pas à monter leur propre affaire quitte à abuser de la crédulité et de l’espérance des plus faibles. La population se tourne vers la religion pour écouter les promesses qui lui sont chantées par des pasteurs véreux qui ne cherchent que leur propre intérêt.
Dans son roman, Congo Inc. Le Testament de Bismarck [9], In Koli Jean Bofane dépeint avec finesse et humanité ce marketing de la religion. L’assurance d’une réussite financière, de la musique endiablée, des bijoux et des voitures de luxe rythment les messes de l’Église de la multiplication divine créée par un révérend anciennement catcheur. Comment la religion peut-elle être à ce point détournée de ses valeurs ? Elle est un vecteur important des relations sociales du fait du rapport qu’entretiennent les africains avec le spirituel. Par ailleurs, le pouvoir religieux est fortement impliqué dans les affaires politiques en RDC mais aussi dans d’autres pays africains. Ce double schéma exprime la dualité de l’aspect religieux entre espérance et malheur des peuples. Alors qu’elle pourrait être lue selon le deuxième attrait, il conviendrait certainement de reprendre les valeurs véhiculées par celle-ci pour entrevoir un changement et un autre développement des sociétés africaines.
[2] Pew Research Center, Religious composition by country, 2010-2050.
[3] Jean-François Zorn, Christianismes d’Afrique, Sciences humaines hors-série n°6, 2017.
[4] William Graham Lister Randless, L’ancien royaume du Congo, des orgines à la fin du XIXe siècle, Ehess, 2002.
[5] Unesco, Histoire générale de l’Afrique. L’Afrique sous domination coloniale, 1880-1935, 1996.
[6] Idem.
[7] Pierre Guidi, Colonialisme et propagation de la foi, 2010.
[8] Trésor Kibangula, RDC : pasteur, un job en or, Jeune Afrique, 2014.
[9] Babel, 2016.