Décoloniser les savoirs

Mise en ligne: 1er mars 2018

Voltaire, Kant, Hegel, colonialistes ? « They Kant be serious », par Rachida Kabbouri

« Il existe des effets de domination qui perdurent malgré la fin des colonies (..) un héritage colonial multiforme que certains appellent la colonialité du pouvoir et du savoir. Parce que la colonialité demeure encore dans les formes dominantes du savoir et dans les imaginaires, la décolonisation reste inachevée. La mise en évidence de ces effets de domination constitue déjà une forme d’émancipation par la critique ». [1]

Dans les quatre coins du monde, nous assistons à plusieurs mouvements qui revendiquent la décolonisation du système universitaire. La mobilisation en Afrique du Sud inspire énormément les mouvements étudiants, le système scolaire public oppressif garde une marque forte de l’apartheid où seulement 15 % d’étudiants noirs accomplissent leurs études à l’université, l’exclusion et le racisme institutionnel sont encore présents. Face à ce fléau, la société civile se mobilise et remet en question l’ensemble de l’institution.

Nous pouvons constater que les revendications des étudiants ont pour objectif de lutter contre les inégalités liées à l’origine, au sexe et à la classe sociale. Intéressons-nous à un aspect spécifique de ce mouvement, la décolonisation du système universitaire. Depuis 2015, une campagne intitulée « Decolonising education and institution » mise en place par un groupe d’étudiants de la School of oriental and africain studies (Soas) fait parler d’elle dans les médias britanniques et internationaux. Soas fait partie de l’université de Londres et a été fondée en 1916 pour former les administrateurs locaux à être de « bons » gestionnaires de l’empire colonial britannique. A l’occasion du centenaire de l’université, la fédération des étudiants s’est penchée sur la manière dont l’héritage colonial se manifeste au sein de l’institution et sur le type d’actions à mettre en place pour réparer ce passé encore bien présent aujourd’hui.

Les priorités éducatives

La fédération des étudiants de Soas publie chaque année ses priorités éducatives votées par l’ensemble des étudiants. Les différents points représentent les changements désirés dans la politique d’enseignement de Soas qui seront négociés avec l’institution. Le point « Decolonise education and institution » comporte trois parties, nous nous intéresserons à deux d’entre elles : la première concerne la décolonisation des programmes universitaires et la seconde, la décolonisation de l’institution universitaire.

Décoloniser les programmes universitaires : lutter contre l’hégémonie de la pensée occidentale : « L’Europe est apparue comme le lieu privilégié d’énonciation et de production de connaissances, et a acquis une hégémonie épistémique sur toutes les autres cultures de la planète. Les pensées émises depuis les colonies puis les ex-colonies ne sont pas seulement considérées comme étant essentiellement différentes. Elles sont également classées comme étant arriérées, mythiques ou préscientifiques, voire antiscientifiques, à moins qu’elles ne soient balayées d’un revers de main comme étant provinciales, essentialistes ou pis, fondamentalistes. Or cette violence symbolique ne disparaît pas lorsque cessent les dispositifs légaux et politiques du colonialisme. Elle disparaît d’autant moins facilement que les relations de dépendance économique n’ont pas pris fin et qu’une colonialité globale s’est substituée au colonialisme moderne » [2].

La fédération a centré son action sur la révision du cursus philosophique qui, selon l’université est pensé pour « développer et promouvoir le dialogue entre l’Orient et l’Occident ». Or, la fédération a réalisé un état des lieux et le résultat est sans appel, les programmes actuels sont eurocentrés et la diversité de philosophes étudiés n’est pas représentative du panel des penseurs orientaux et africains. A cela s’ajoute la problématique du positionnement des enseignants qui a pour conséquence d’influencer le type d’enseignement donné et le contenu. De ce fait les philosophes non conventionnels sont rarement enseignés, les publications à leur sujet sont peu nombreuses, la bibliothèque ne se procure pas leurs ouvrages, et la question de l’apport des philosophes orientaux et africains à la philosophie occidentale n’est pas abordée comme elle le devrait.

Pour toutes ces raisons la fédération a opté pour la stratégie d’examiner d’un point de vue critique la production du savoir à l’université et d’encourager la diversité afin qu’elle se reflète dans l’ensemble des structures de l’université. Dans le cadre de cette action, la fédération va plus loin et précise un objectif pédagogique qui consistera à n’étudier les philosophes blancs que si c’est nécessaire et de les étudier de manière critique. A titre d’exemple, étudier les philosophes des lumières consistera à étudier leur contribution au regard du contexte colonial, de leur implication dans le colonialisme et de leur positionnement à ce sujet en tant que philosophes.

Décoloniser la philosophie

On pouvait lire dans l’article d’Ernst Wolff intitulé « Décoloniser la philosophie » : « C’est en vain que l’on prétendrait qu’il s’agissait de dérapages isolés de représentants moins doués de ces traditions, étant donné que le racisme de Hume, Voltaire, Kant, Hegel, et d’autres grandes figures des lumières est avéré. Ce n’est pas non plus comme si l’establishment philosophique en Europe avait condamné en bloc la colonisation. …Il est donc compréhensible que certains aillent jusqu’à se demander si la philosophie occidentale contient des points aveugles qui en font —fût-ce de ses partisans— un instrument de violence ». [3]

Avec ce point précis, la campagne de Soas s’est attiré les foudres d’un grand nombre de médias britanniques et internationaux où s’exprimaient certains professeurs d’université conservateurs qui ont résumé la campagne à une exclusion des philosophes blancs et, de ce fait, l’ont qualifiée de « ridicule », de « barbarie intellectuelle », de « preuve d’ignorance », de « pas nuancée », d’« actes de radicaux », d’« absurde »... .Le Daily mail avait même intitulé son article « They Kant be serious », l’expression d’une sensibilité à la remise en question de philosophes connus et reconnus.

Il est intéressant de voir comment la philosophie est un champ de bataille stratégique où le savoir est peut être légitimé en fonction des effets qu’il produit et de ce fait il peut également être une lame à double tranchant. « L’héritage colonial peut être retourné contre lui-même, il est en ce sens ambigu. La question est de savoir à quel point la philosophie occidentale est porteuse d’une ambiguité qui peut nous permettre de critiquer son passé et par là même de continuer à la pratiquer. Pour mesurer l’ampleur de cette question, il faut évoquer le fait que des traditions philosophiques issues de l’Occident ont bel et bien été mobilisées de longue date et jusqu’à aujourd’hui au service d’institutions discriminatoires et de préjugés. » [4]

L’hégémonie de la pensée met la philosophie occidentale au sommet, les autres n’existeront qu’en fonction de ce qu’elle impose comme cadre. Cette posture peut être considérée comme arrogante, l’arrogance du « Je », de l’individualisme occidental qui se reflète dans une certaine forme de pensée. Selon Le Grange repenser le programme universitaire revient à « se libérer de la dualité cartésienne ». Le Grange argumente à partir de la philosophie sudafricaine Ubuntu qui permet de se définir comme force active dans le monde, la posture est inclusive, « je suis parce que nous sommes », qui est une condamnation radicale de l’égocentrisme. Il estime que pour décoloniser les programmes, il faut sortir de l’individualisme, du « je » arrogant pour aller vers un « je » humble et un « nous » constructif.

Décoloniser l’institution universitaire

Du point de vue de la fédération, le colonialisme est inhérent à l’exploitation économique, dés lors le combat pour décoloniser l’enseignement est imbriqué dans la lutte pour un enseignement gratuit et accessible à tous. Selon Le Grange, le modèle de programme dans les universités à travers le monde est basé sur le modèle entrepreneurial développé par Frank Taylor (1911). Effectivement, ce que Taylor désigne comme étant le système industriel qui permet d’atteindre des productions spécifiques a été adapté aux modèles de programmes universitaires pensés par les pédagogues de l’efficacité tels que Bobitt Franklin. Selon lui, le programme doit répondre aux besoins de l’individu et aux besoins de la société industrielle : « on ne doit pas apprendre aux gens ce qu’ils ne vont pas utiliser ». Le programme est considéré comme un outil de production pensé dans l’alignement du système économique.

Décoloniser l’institution universitaire revient à repenser le système dans son ensemble. Selon Achille Mbembe, décoloniser c’est inverser la marchandisation et sortir du cercle qui considère l’étudiant comme un client consommateur. Il est donc important de réfléchir la décolonisation au regard des effets pervers du capitalisme.

« Dans la plupart des pays d’Europe, on est dans le déni. On ne veut pas avoir affaire à ces traces d’un passé qui n’est pas entièrement passé. Pourtant le futur de la démocratie en Europe dépendra de la capacité des sociétés européennes à s’auto-décolonialiser ». [5]

[1Revue Mouvements, Décoloniser les savoirs, La découverte, 2012.

[2Capucine Boidin et Fatima Hurtado Lopez, Philosophie de la libération et courant décolonial, 2009, p 17-22.

[3L. Le Grange « Decolonising the university curriculum », Faculty of education, university of Stellenbosch, South african journal of higher education, volume30, number 2, 2016, 1-12.

[4Ernst Wolff, « décoloniser la philosophie. Autour des contestations universitaires en Afrique du Sud », La vie des idées, 28 octobre 2016.

[5Achille Joseph Mbembe, Decolonising the university : new directions », Arts et Humanities is higher Education, 2016, Vol 15(1) p. 29-45.