Histoires belges au Soudan 

Mise en ligne: 1er mars 2018

Des expulsions de Soudanais aux expéditions du XIXème siècle vers le Nil, par Jean Claude Mullens

« Écoutez le monde blanc, horriblement las de son effort immense, ses articulations rebelles craquer sous les étoiles dures, ses raideurs d’acier bleu transperçant la chair mystique, écoute ses victoires proditoires trompeter ses défaites, écoute aux alibis grandioses son piètre trébuchement. Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs ! » Aimé Césaire, « Cahier d’un retour au pays natal », 1939

Notre secrétaire d’État à l’asile et la migration, Théo Francken, a tout à fait raison de déclarer que si les Soudanais récemment expulsés « sont en effet torturés, c’est un gros problème ». C’est d’autant plus un gros problème que notre pays a pour le moins quelques responsabilités dans la généalogie des catastrophes que connaissent les Soudanais depuis au moins deux siècles.

Nos relations avec les populations habitant les territoires recouvrant les deux Soudan actuels pourraient en effet indirectement remonter au début du XIXie siècle. La Belgique n’existait pas encore. Personne ne s’inquiétait de savoir si nous avions ou non à accueillir toute la misère du monde, mais nous savions déjà nous enrichir grâce à la misère du monde.

C’est ainsi qu’à l’issue des guerres napoléoniennes, en 1815, très judicieusement, nous avons commencé à transformer les fusils inutiles en « armes de traite », ce qui fut notamment l’activité spécialisée de la ville de Liège [1]. Dans ce domaine, les contemporains ne tarissaient pas d’éloges à l’égard de La fabrique d’armes de Liège : « De toutes les manufactures d’armes, aucune n’a encore surpassé celle de Liège : on y fait depuis l’argolet qui sert à la traite des Nègres, jusqu’au fusil le plus achevé. Cette fabrique jouit, depuis longtemps, de la plus grande réputation » [2].

Ces armes déclassées et recyclées par nos bons soins arrivèrent depuis la Méditerranée au Soudan où le produit recherché au Sud était l’ivoire. Dans ces régions occupées depuis 1822 par les Egyptiens (au nom de l’Empire ottoman), les puissances européennes obtinrent progressivement la suppression du monopole d’état sur le commerce de l’ivoire. Cette mesure d’ajustement structurel avant l’heure permit aux entreprises européennes établies à Khartoum d’obtenir grâce à l’appui de leur gouvernement, mais aussi de la mission catholique romaine d’Afrique centrale, le contrôle de la traite sur la voie du Nil [3].

Parmi les Européens qui édifièrent des fortunes sur l’ivoire du Sud-Soudan, on trouve le très cosmopolite Brun Rollet, « un Savoyard venu de Khartoum en 1831 au service d’un commerçant français et qui s’installa à son propre compte grâce aux crédits avancés par une firme anglaise établie à Alexandrie » [4].

Alexandre Vaudey, un autre Savoyard, estimait quant à lui « qu’une douzaine de bateaux remontant le Nil ramenait annuellement environ 400 quintaux (soit 40 tonnes) d’ivoire d’une valeur de quelque 100 mille francs, échangés contre des perles dont la valeur n’excédait pas mille francs ». Entre 1851 et 1856, les importations annuelles d’ivoire passèrent de 400 tonnes à 1400 quintaux [5].

L’historienne Didar Fawzy-Rossano explique par ailleurs qu’avec le développement du commerce d’ivoire, certains Soudanais « commencèrent à exiger du bétail, des fusils et du grain contre l’ivoire et le droit de débarquer. Parallèlement, au fur et à mesure que les réserves s’épuisaient, la progression vers l’intérieur exigeait un nombre important de porteurs pour le transfert du produit jusqu’au fleuve, tâche pénible refusée par les tribus. Bétail et porteurs s’obtinrent par des razzias, organisées par des forces armées privées, installées dans des camps permanents fortifiés, les zara’ib, utilisant à leur profit les guerres inter-tribales. Désormais, les relations furent basées sur la force, et, une fois leur tâche terminée, les porteurs étaient vendus comme esclaves » [6].

Or, l’esclavage était officiellement interdit depuis 1833 dans les colonies anglaises. Cependant, les pratiques des acteurs restaient pour le moins ambiguës. Ainsi, Charles George Gordon, Gordon pacha, immortalisé par Charlton Heston dans le film britannique Khartoum (1966), bien que théoriquement chargé de mettre un terme au commerce des esclaves, pouvait dans les faits se montrer « souple ou violent envers ce trafic, selon ses intérêts du moment » [7].

C’est également pour lutter contre la « traite des Noirs » que notre bon roi Léopold II organisa en 1876 à Bruxelles une conférence internationale de Géographie. Ce grand élan d’altruisme fut récompensé moins de dix ans plus tard, en 1885, lorsque la providence (représentée par les grandes puissances de l’époque), avec le consentement du parlement belge, offrit à notre roi la souveraineté à titre personnel sur l’État indépendant du Congo.

Cependant, la lutte contre la « traite des Noirs » et contre les « incursions » mahdistes, mais surtout la volonté d’obtenir un débouché vers le Nil et ainsi se brancher sur l’axe Le Caire-Le Cap, conduisirent Léopold II à organiser des campagnes d’extension des frontières de l’Etat indépendant du Congo en rognant sur le Soudan [8].

Ces expéditions vers le Nil font l’objet d’une complète amnésie dans la mémoire collective belge, à l’exception peut-être de quelques noms de rue ou de places dont les habitants ignorent sans doute pour la plupart à qui ou à quoi ces noms se réfèrent. Il existe toutefois une exception notable à cette amnésie collective, l’encyclopédie Wikipedia qui perpétue aujourd’hui et renouvelle à sa manière la mémoire du discours et de la propagande coloniale belge concernant ces glorieuses expéditions.

On trouve ainsi dans Wikipedia plusieurs pages consacrées aux expéditions de l’État indépendant du Congo vers le Nil. Parmi les récits les plus édifiants celui de l’expédition Van Kerkhoven » : « Léopold II de Belgique choisit le capitaine Guillaume Van Kerkhoven pour mener une expédition dans les confins nord-est de l’EIC et investir Bahr-el-Ghazal (en arabe, la « rivière aux gazelles », région historique du nord-ouest du Soudan du Sud). Pierre Ponthier, commandant l’avant-garde, occupa Djabbir (localité de la République démocratique du Congo située dans la vallée du l’Uele, au nord-est du pays) puis attaqua et démantela le 27 octobre 1891 un camp madhiste établi entre le Bomokandi (affluent de l’Uele) et l’Uele (affluent de l’Oubangui, qui alimente le fleuve Congo). D’autres agents de l’Etat indépendant du Congo occupèrent les sultanats du nord du territoire : Mîlz chez le sultan Semio, de la Kethule chez Rafaiï, et Foulon chez Sessa, Guillaume Van Kerkhoven, à la tête du gros de l’expédition, traversa l’Uele et fonda Amadi, Surongo, Niangara. Il atteignit le Nil à Wadelaï. Il fut tué accidentellement en 1893 par un tir d’un de ses soldats ».

Dans ce récit, six des neuf noms cités sont ceux d’Européens. Les trois autres sont ceux de sultans, dont on ne sait absolument rien, si c’est n’est qu’ils sont sultans et que leur territoire est occupé (un bel euphémisme) par des agents de l’Etat indépendant du Congo.

La matrice de ces représentations de l’histoire coloniale est presque toujours la même : les Européens agissent et les Africains subissent. Léopold II choisit le héros (Guillaume Van Kerkhoven) pour mener l’expédition et investir une ville au Soudan ; Guillaume Van Kerkhoven traverse une rivière, fonde trois villes, atteint le Nil. Quant à Pierre Ponthier, il occupe une localité, attaque et démantèle un camp ennemi. Nos héros coloniaux sont des hommes d’action. Ils vont à la conquête de territoires et de populations. Ils franchissent des fleuves. Ils créent des villes. Ils luttent héroïquement contre l’« Arabe esclavagiste », le « cannibale-sauvage-indigène », et le « mutin ».

Le point de vue des Africains n’a aucune importance dans ce genre de récit. Invisibles, passifs, systématiquement amalgamés à la multitude (le « gros de la troupe »), leur point de vue est secondaire, aucun dialogue n’est possible entre inégaux, aucune individualité, aucune autonomie n’émerge, à part celle des chefs ou des sultans. Les autres sont des porteurs, soldats auxiliaires, boys.

Reste que parmi toutes ces histoires d’expéditions héroïques belges vers le Nil, on doit sans doute la mort la plus surréaliste, la plus tragi-comique, la plus belge à un boy porte-fusil de Guillaume Van Kerkhoven. On trouve quelques détails sur les circonstances qui conduisirent à la mort du capitaine Van Kerkhoven dans la notice que lui consacre la Biographie coloniale belge de 1948 :

« Le 10 (août 1892), au point du jour, la colonne était attaquée par les indigènes. Van Kerckhoven et Miltz courent à leur rencontre. En les suivant précipitamment, le boy porte-fusil de Van Kerckhoven veut recharger son arme. Il presse par mégarde sur la détente ou bien celle-ci heurta-t-elle une branche voisine, toujours est-il que le coup part et atteint Van Kherckhoven dans le dos à la hauteur du cœur. Le malheureux tombe et expire presque immédiatement, sans que Milts, accouru, puisse lui porter secours. Ainsi périt, par un stupide accident, à l’âge de 39 ans et au moment même où il venait de réaliser un grand dessein, un des plus brillants officiers et des meilleurs administrateurs que la Belgique ait envoyés en Afrique » [9].

Une mort stupide, une stupide mort, bien peu glorieuse pour un héros. Quant au « boy porte-fusil », on ne saura sans doute jamais son nom. Il n’existe dans notre mémoire collective que parce qu’il a tué accidentellement Van Kerckhoven. Qui étaient ses parents ? D’où venait-il ? Comment a-t-il commencé à travailler pour les Belges ? Etait-il payé ? Combien gagnait-il ? Quelles furent les réactions à son égard après l’accident ? Que pensait-il de Van Kerckhoven ? Aurait-il pu déguiser un acte volontaire en accident ? A quoi rêvait-il ? On n’en saura sans doute jamais rien.

Après moult péripéties, glorieuses aventures, et traités internationaux, l’enclave de Lado ou enclave de Redjaf, située dans les actuels Soudan du Sud et Ouganda, fut occupée de 1894 à 1910, donc durant 16 ans par l’État indépendant du Congo. Ce territoire comprenait notamment le site de l’actuelle capitale du Soudan du Sud, Djouba.

[1Catherine Coquery-Vidrovitch, Petite histoire de l’Afrique : L’Afrique au sud du Sahara, de la préhistoire, Paris, La Découverte, 2011.

[2Peuchet, Dictionnaire universel de la géographie commerçante, Paris, an VIII, t. IV, p. 781.

[3Didar Fawzy-Rossano, Le Soudan en question, Editions de La table ronde, Paris, 2002, p. 80.

[4Ibidem, p. 80-81.

[5Ibidem, p.81.

[6Ibidem, p.81.

[7Ibidem, p.79.

[8Congo : colonisation/décolonisation. L’Histoire par les documents, Musée royal de l’Afrique centrale, sous la direction de Patricia Van Schuylenbergh, 2012, p. 38.

[9Biographie coloniale belge (T. I. 1948, col. 566-573), Institut royal colonial belge)