Kalulu et les afronautes

Mise en ligne: 1er mars 2018

Les hommes noirs sont plus capables que les blancs d’aller sur d’autres planètes, par Juan Forn

En novembre 1964, la Nasa et le Programme spatial soviétique ont reçu des lettres provenant de Zambie. Elles ont été envoyées par Edward Mukuka Nkoloso, ministre des affaires étrangères et directeur du programme spatial de ce pays. Dans ces lettres, il soutenait que les hommes noirs étaient plus capables que les blancs d’aller sur d’autres planètes et offrait ses connaissances en échange d’une contribution de carburant pour son programme ou, à défaut, d’ajouter un astronaute africain aux membres des équipages américain ou russe à l’espace extra-atmosphérique, à condition que le drapeau de la Zambie fût le premier à être hissé sur le territoire cible, la lune ou Mars (l’expéditeur était plus incliné par cette dernière option : il disait que sur la lune il n’y avait rien d’utile pour la race humaine).

La Zambie était un tout nouveau pays : juste un mois avant de déclarer son indépendance vis-à-vis de l’Angleterre et d’abandonner son nom colonial, la Rhodésie du Nord. Son président Kenneth Kaunda était un instituteur qui prêchait la « neutralité positive » dans la guerre froide et une société multiraciale pour son pays. Mais ce qui a le plus attiré l’attention de la presse étrangère, c’est le programme spatial sans précédent qu’ils avaient l’intention de réaliser. Devant l’absence de réponse de la Nasa et des russes, l’excentrique directeur Nkoloso avait demandé à l’Onu et à l’Unesco de soutenir son pays, ce qui éviterait le gaspillage d’argent engendré par la course effrénée entre l’Union soviétique et les Etats-Unis (Martin Luther King lui-même avait déclaré qu’avec les dépenses de la Nasa, il pouvait nourrir tous ceux qui avaient faim en Afrique).

Nkoloso a accepté d’ouvrir les portes de son siège pour l’Associated press et a montré comment il a formé et préparé ses douze astronautes : il les mettait à rouler en descente dans un tonneau vide de carburant pour qu’ils se familiarisent avec l’absence de gravité dans l’espace, il les a fait se balancer d’une corde à l’autre dans les hauteurs pour qu’ils comprennent le concept de la chute libre, il les obligeait à regarder pendant des heures à travers le télescope pour qu’ils se familiarisent avec le paysage stellaire. Celle qui a été choisie pour le premier voyage vers Mars était une jeune fille de seize ans appelé Matha Mwamba, qui irait avec un chat pour lui tenir compagnie et pour qu’il soit le premier à expérimenter les conditions atmosphériques en touchant le sol martien. Pour propulser ses fusées, Nkoloso faisait des expériences avec de l’oxygène liquide et du kérosène, mais le plus important n’étaient pas les détails techniques, mais l’arrière-plan théorique. « Regardez l’arbre là-bas », a-t-il dit au correspondant de l’AP. « Comme je peux le voir, je peux y aller. Il en va de même pour Mars ».

Le rapport a été utilisé par les conservateurs britanniques les plus récalcitrants pour se moquer de la politique autorisant l’indépendance des pays africains :« L’évidence de cette mascarade, de cette idée absurde qu’un Africain peut prendre en charge les affaires d’un Etat moderne, se manifeste de manière flagrante en Zambie. Dans quel pays civilisé peut-il y avoir un ministère des affaires stellaires ? »

Le programme spatial a été interrompu sans peine ni gloire en 1969 : manque de fonds. Presque cinquante ans plus tard, l’écrivain féministe Namwali Serpell est retournée dans son pays natal à la recherche des traces de cette chimère spatiale délirante et a découvert qu’en Zambie, Edward Mukuka Nkoloso est connu même des enfants dans les écoles. Né en 1919 dans la tribu des guerriers Bemba, il a reçu dans son enfance les scarifications au visage prouvant sa condition, mais lors de la deuxième guerre mondiale il a été recruté par les Britanniques et envoyé au front de Birmanie. Pendant la formation, ils lui ont découvert un don pour l’électronique et ils ont fait de lui un opérateur radio. Il a accumulé de telles connaissances pendant la guerre qu’à son retour du front il a demandé aux autorités coloniales la permission d’ouvrir une école. Elles n’ont pas accepté, mais il l’a ouverte tout de même. Elles l’ont alors fermée. C’est ainsi qu’il est devenu enseignant itinérant. En traversant les villages, il a rencontré le futur président Kaunda. Tous les deux se sont battus pour la création d’une école technique pour la population noire, comme un premier pas vers l’objectif souhaité de « même travail, même salaire ».

Le militantisme est devenu une résistance active : ils piochaient les exhumations de tombes faites par des archéologues blancs, ils exigeaient que les maternités acceptent l’entrée de sages-femmes noires. Kaunda a été banni. Nkoloso s’est caché dans la jungle, d’où il menait des actes de désobéissance civile, jusqu’à ce que les autorités l’attrapent, l’exhibent nu, l’emprisonnent et le battent. Ils ont également arrêté ses parents et sa seule tante, morte en prison une semaine après avoir été emprisonnée. La nouvelle est arrivée jusque Londres, où Kaunda a fait une dénonciation incendiaire dans la presse contre les autorités coloniales. Son pamphlet « Statut de souveraineté pour l’Afrique centrale », qui fait aujourd’hui l’objet d’études dans toutes les écoles secondaires de Zambie, utilise l’histoire de Nkoloso comme référence. Ce pamphlet est devenu la pierre angulaire du parti politique qui allait mener la lutte pour l’indépendance et emmener Kaunda à la présidence en 1964.

On a dit que Nkoloso est devenu fou après les passages à tabac en prison. Les rumeurs ont grandi quand il a été nommé ministre des Affaires de l’Étoile et encore plus quand il a annoncé au monde le programme spatial, mais tout lycéen en Zambie sait aujourd’hui que Mukuka Nkoloso n’était pas le con du village dans cette histoire, mais l’incarnation de Kalulu. Laissez-moi vous expliquer : la légende la plus populaire du pays est celle de Kalulu, un voyou qui manipule toujours l’esprit du lion et celui de l’éléphant, dans le duel éternel des deux pour le trône du roi de la jungle. Chaque mot que Kalulu leur murmure peut signifier une chose ou son contraire ou les deux à la fois, parce que c’est la langue Bemba : il n’y a pas de mot pour dire oui et un autre pour dire non ; ils ont un oui qui signifie oui et un autre oui qui signifie non.

Nkoloso a accepté de jouer le rôle proposé par Kaunda parce que tous deux savaient ce que la presse étrangère dirait après l’avoir interviewé : « Cet homme n’a pas tous ses esprits à cause des passages à tabac reçus en prison. Il est le fou du village ». Et c’était l’alibi parfait. Parce que dans les installations du Programme spatial, on ne préparait aucun astronaute à aller sur Mars ; en réalité, ils formaient des camps de militants des mouvements de libération dans les pays voisins encore sous domination coloniale : l’Angola, le Mozambique et la Rhodésie du Sud, le futur Zimbabwe. Il fallait inventer un camouflage à l’opération : c’était la centrale anticolonialiste la plus importante d’Afrique centrale. La mascarade de l’espace inventée par Nkoloso a parfaitement fonctionné.

Associated press a divulgué cette mascarade au monde et à partir de ce moment-là personne n’a pris au sérieux ce qui se passait dans cette caserne d’entraînement, plus aucune attention ne lui a été accordée, l’œil vigilant du monde l’a éliminé de son radar. C’est comme ça que Kalulu a trompé le lion et l’éléphant. C’est ainsi que l’Angola, le Mozambique et le Zimbabwe ont été libérés. C’est ainsi qu’on se souvient d’Edward Mukuka Nkoloso aujourd’hui en Zambie.

par Juan Forn

« Kalulu et les afronautes » est paru dans « Yo recordaré por ustedes », recueil de chroniques de Juan Forn publié par Libros del Laurel. Traduit par Daniel de la Fuente et publié sous l’aimable autorisation de Libros del Laurel.