Dans ses écrits sur la question coloniale, Tocqueville montre que pour lui la société idéale, c’est la campagne normande dont il est issu, propos de Paul Magnette recueillis par Tito Dupret
Au Palais des beaux-arts de Charleroi, sous la fresque de Magritte, La Fée ignorante qu’un bougeoir noir éclaire de ses ténèbres, Paul Magnette « qu’on ne présentera pas sur ses terres » inaugure la saison du Collège Belgique devant un parterre de l’intelligentsia carolorégienne et l’ambassadrice de France.
« Tocqueville était historien, philosophe, sociologue de la démocratie et, dans la sphère méconnue de sa pensée qu’il me paraît intéressant d’évaluer, il y a ses écrits sur la question coloniale [et] des positions très marquées. Cela a toujours été pour moi une énigme ».
Il s’ensuit une heure de démonstration vers une irrémédiable descente aux noirceurs intellectuelles d’un homme qui ne mérite probablement pas l’attention qu’il a eue de son vivant et depuis, sinon pour légitimer les barbaries coloniales de son époque, le XIXe siècle. Sans agressivité, sur un ton docte et clair, Paul Magnette prend par la main.
« Tocqueville, cette figure tutélaire du libéralisme contemporain, défenseur des droits et libertés, défenseur acharné des libertés publiques, partisan de la démocratie, en détaillant toutes les vertus, comment ce même Tocqueville peut-il tenir des propos si sombres, si pessimistes, sur la situation des Noirs et des Indiens aux États-Unis d’Amérique ? Et comment peut-il non seulement excuser, mais défendre et légitimer les formes les plus violentes de colonisation, telles que les mène la France en Algérie en 1840 ? ».
Trois attitudes tentent de répondre à ces questions. (1) La vaste majorité des commentateurs choisissent d’ignorer le problème. (2) Les théoriciens, notamment marxistes des années 1960, expliquent que tout est normal : Tocqueville est libéral en politique et en économie. Il défend donc logiquement l’expansion du libéralisme à travers le monde et à travers l’institution coloniale qui en était la forme principale à son époque. (3) Les biographes exposent deux Tocqueville : le jeune libéral, démocrate enthousiaste qui fonde la théorie de la démocratie, puis celui qui vit comme tout homme politique dans les contraintes de la nation, obligé de mettre entre parenthèses ses principes.
« Je crois qu’aucune de ces attitudes n’est satisfaisante car ses propos sont extrêmement durs. Aussi bien à l’égard des Noirs, des Indiens et des populations arabes d’Algérie. On ne peut pas faire comme si ça n’existait pas. (…) On ne peut véritablement comprendre la vision tocquevillienne de la démocratie qu’à la lumière de ses écrits sur le colonialisme ».
« Ce qui fait la démocratie, ce qui fait sa stabilité, dit-il, c’est la représentation. La représentation politique permet de filtrer les quotités populaires et d’éviter d’avoir de grands mouvements de foule. Ce qui fait la stabilité démocratique, c’est la séparation des pouvoirs. Il faut que le pouvoir arrête le pouvoir, selon la fameuse expression de Montesquieu ».
« Ayant dit cela, Tocqueville n’en reste pas moins très sceptique sur la possibilité pour la démocratie de s’établir en Europe et même sur les risques que fait courir le régime démocratique dans l’exemple américain, où il est pourtant bien implanté. » En effet, « Les américains aiment la vie associative, ils ont le sens pratique, mais à force de débattre entre eux, se produit ce que Tocqueville appelle une forme d’immobilisation des opinions. Ceux qui ont des opinions radicalement différentes, ceux qui ont des opinions tranchées, osent à peine les exprimer ».
« Dans tout ceci se combinent le matérialisme, le repli sur soi, l’égoïsme, l’uniformisation des opinions. Le risque se présente, dit Tocqueville, que le despotisme sorte de la démocratie. Si les citoyens ne voient plus que leurs biens matériels, ils vont de plus en plus demander à la puissance publique, ils vont de plus en plus demander à l’État de pourvoir alors au bien-être matériel. Ils vont devenir, dirait-on aujourd’hui, des assistés ».
« Avouez que pour un défenseur de la démocratie, c’est tout de même un jugement d’un pessimisme assez radical. Ce pessimisme, on va le retrouver de manière encore plus radicale quelques années plus tard, quand (…) Tocqueville va en Angleterre avec John Stuart Mill, visite quelques grands centres industriels, s’intéresse à la question sociale. Mais loin d’en sortir avec une critique civique de l’action de l’Etat, Tocqueville va en fait renforcer sa méfiance à l’égard de l’État tutélaire et devenir le plus féroce adversaire d’une autre pensée politique qui se développe à la même époque, le socialisme ».
Selon lui, « le socialisme, c’est le mal, c’est l’agitation de grandes idées abstraites, comme la révolution française, alors qu’il faut de la pensée concrète. Le socialisme, c’est l’action de l’État qui va rendre le citoyen encore plus indolent, encore plus dépendant et l’empêcher de se construire à travers le lien du travail ».
Ceci permet d’apporter un premier éclairage sur la question coloniale. « Que dit Tocqueville des peuples colonisés ? Il y est pour la première fois confronté lors de son voyage en Amérique. Il rencontre au Nord des peuples indigènes, les Indiens. Il rencontre au Sud principalement des esclaves qui sont tous issus de peuples africains, exportés et vendus vers les États-Unis. Il étudie cela avec la froideur de l’ethnologue et porte sur leur situation un jugement qui est un mélange d’une très grande sévérité et d’une assez profonde compassion ».
« Parlant des esclaves, voilà ce qu’il dit, il dit les nègres mais c’était le terme qui était utilisé à l’époque, on ne peut pas lui en tenir rigueur ».
Le nègre sent à peine son infortune ; la violence l’avait placé dans l’esclavage, l’usage de la servitude lui a donné des pensées et une ambition d’esclave ; il admire ses tyrans plus encore qu’il ne les hait, et trouve sa joie et son orgueil dans la servile imitation de ceux qui l’oppriment. Son intelligence s’est abaissée au niveau de son âme. Le nègre entre en même temps dans la servitude et dans la vie. Que dis-je ? souvent on l’achète dès le ventre de sa mère, et il commence pour ainsi dire à être esclave avant que de naître.
« Le ton est très particulier. C’est à la fois très dur et en même temps, ce n’est pas un jugement contre l’esclave, c’est un jugement contre l’esclavage. D’ailleurs, Tocqueville deviendra membre de la ligue pour l’abolition de l’esclavage. » À propos des Indiens d’Amérique, il écrit :
En affaiblissant parmi les Indiens de l’Amérique du Nord le sentiment de la patrie, en dispersant leurs familles, en obscurcissant leurs traditions, en interrompant la chaîne des souvenirs, en changeant toutes leurs habitudes, et en accroissant outre mesure leurs besoins, la tyrannie européenne les a rendus plus désordonnés et moins civilisés qu’ils n’étaient déjà. La condition morale et l’état physique de ces peuples n’ont cessé d’empirer en même temps, et ils sont devenus plus barbares à mesure qu’ils étaient plus malheureux.
« Là aussi, dans cet extrait très célèbre, on retrouve l’état moral des Indiens, qu’il n’impute pas aux Indiens, mais au contraire aux colonisateurs qui les ont réduits à cet état de servitude ».
« Ce qui est plus terrible, c’est que jusque-là, il est dans le jugement ethnographique, il explique quel est l’état de la société américaine. Ensuite il en vient aux conséquences politiques et celles qu’il tire de cet état sont les plus conservatrices qu’il soit possible d’imaginer à son époque. (…) Il dit qu’étant donné l’état moral des nègres d’Amérique et des Indiens, il n’y a pas d’autre solution que la ségrégation, il n’y a pas d’autre solution que d’avoir deux régimes légaux ; donc un pour les Blancs et un pour ceux qui ne sont pas Blancs ».
« On pourrait dire que c’est l’époque, c’est le XIXe siècle. Beaucoup partageaient cette vision. C’est oublier de larges pans de l’histoire. C’est oublier que dans les courants de pensée qui ont formé le tocquevillisme, il y a tous les arguments du monde pour s’opposer à cette forme de colonisation. (…) Quels que soient le registre philosophique du droit naturel, le registre philosophico-politique et épistémologique de l’universalité de la raison ou le registre économique du libéralisme, tous les arguments qui permettaient de dénoncer le colonialisme étaient disponibles au XVIIIe siècle et au XIXe siècle ».
Néanmoins, « quand en 1841, il se rend en Algérie pour étudier sur le terrain, puisque, comme il l’a fait en Amérique, il veut étudier les choses de près, pas seulement par des rapports, pas seulement par des écrits, il veut voir, il veut rencontrer les gens. De retour de sa mission algérienne, il rédige un rapport à ses collègues parlementaires qui est une apologie pure et simple du fait colonial et qui est une défense argumentée du recours aux méthodes les plus violentes pour établir le fait colonial ».
J’ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre.
Plus loin, « Tocqueville, le libéral, le défenseur des libertés publiques, de l’autonomie du pouvoir judiciaire, défend des juridictions d’exception et des expropriations forcées sans indemnité pour les propriétaires du sol ».
La vérité est qu’il n’existe pas encore en Afrique ce que les Européens entendent par une société. Les hommes y sont, mais non le corps social.
« Cette phrase est pour moi extrêmement importante parce que je crois qu’elle révèle le cœur de la pensée de Tocqueville et quel est le noyau qui permet d’expliquer ce qui est une contradiction apparente. Pour Tocqueville, une société ne peut exister que si elle est fondée sur des traditions qui ont été longuement établies et transmises de génération en génération. Elle ne peut exister que si dans cette société se sont construites des relations sociales entre des groupes sociaux différents, mais qui se respectent et qui établissent entre eux une certaine forme de cohésion. Elle ne peut exister donc que si le droit de propriété est reconnu et crée un attachement partagé à la propriété et partout sur le territoire. Partout où ces conditions ne sont pas réunies, alors la démocratie n’est pas possible, alors la démocratie est une utopie ».
« Que retenir de tout cela ? Que Tocqueville, dans le jugement qu’il porte sur les Noirs, les Indiens, porte un jugement très sévère sur leur état moral mais en rend responsable le colon américain. Que dans le cas français en revanche, il fait clairement la différence, il voit les populations indigènes, les Arabes ou les Kabyles, comme une population qui est arriérée, sauvage, qui a une religion archaïque et où il ne rend cette fois presque plus du tout le colon responsable de l’état moral et culturel dans lequel se trouvent les Arabes ».
« Comment expliquer cette différence de traitement entre l’Amérique et la France ? Je crois que c’est relativement simple. Quand Tocqueville parle de l’Amérique, il parle d’un pays étranger. Il est un observateur français qui regarde l’Amérique, qui porte un jugement à la fois plein d’admiration sur cette grande démocratie et qui peut aussi se permettre de critiquer la politique américaine et de rendre le colon américain responsable du mal qui est fait aux Noirs et aux Indiens. Quand il parle de l’Algérie, il parle de la France. Il est un parlementaire, il appartient à la représentation nationale, il parle donc de son pays et il parle non seulement de son pays mais il parle d’un projet colonial dont il est l’un des principaux promoteurs ».
« Mais comment ensuite revenir à la question principale, à la question primordiale ? Comment comprendre que le même homme défend les libertés publiques, la liberté de l’enseignement, la liberté de la presse, loue la démocratie comme une école d’apprentissage de l’usage des droits, et dans le même temps qu’il défend ce projet colonial et le recours à la violence et à la relégation la plus parfaite de tous les principes du libéralisme politique ? ».
« Je pense que la réponse est fondamentalement dans une combinaison entre la philosophie de l’histoire de Tocqueville et son anthropologie ».
« Pour Tocqueville, l’histoire se déroule comme un fil ininterrompu. S’il pense qu’on ne peut pas revenir en arrière, c’est justement parce qu’il pense que l’histoire se déroule en continu et va vers un but qui est un but certain ; que l’on ne peut pas empêcher d’advenir. Et s’il devient démocrate, c’est moins parce qu’il adhère fondamentalement, par conviction aux principes de la démocratie, que parce qu’il est convaincu que de toute façon c’est trop tard. De toute façon, la démocratie est déjà là et plutôt que de la combattre ou de la remplacer, il faut essayer de l’apprivoiser ».
« Vient ensuite l’anthropologie de Tocqueville. Qu’est-ce qu’il y a de commun entre le Noir, l’Indien, l’Arabe et j’ajouterai l’ouvrier parisien ? Parce qu’il est très dur aussi sur l’ouvrier parisien. Il faut voir les pages qu’il écrit sur ces ouvriers féroces, déchaînés, le couteau pratiquement entre les dents, qui, pendant la révolution de 1848, se livrent à tous les excès et toutes les exactions. Qu’est-ce qu’il y a de commun entre ces trois catégories de parias sur lesquels Tocqueville porte un jugement extrêmement sévère ? Ils ne sont pas inscrits dans ce que Tocqueville appelle une société. Il ne sont pas inscrits dans une société qui est fondée sur des rapports d’interdépendance entre des gens inégaux ».
Une interdépendance qu’il exprime ainsi :
Une certaine agitation démagogique régnait, il est vrai, parmi les ouvriers des villes, mais dans les campagnes tous les propriétaires, quels que fussent leur origine, leurs antécédents, leur éducation, leurs biens, s’étaient rapprochés les uns des autres, et ne semblaient former qu’une seule classe ; les anciennes haines d’opinion, les anciennes rivalités de caste et de fortune n’étaient plus visibles. Il n’y a plus de jalousies ou d’orgueil entre le paysan et le riche, entre le gentilhomme et le bourgeois, mais une confiance mutuelle, des égards et une bienveillance réciproques. La propriété, chez tous ceux qui en jouissaient, était devenue une sorte de fraternité.
« Ça, c’est aussi, je pense, une des phrases qui révèlent au mieux la conception de la société de Tocqueville. Pas tellement le droit de propriété. (…) La société idéale, c’est la campagne normande [dont il est issu], ce ne sont plus de jalousie, plus d’orgueil entre le paysan et le riche, mais une confiance mutuelle, des égards et de la bienveillance ».
« Pour Tocqueville, la démocratie ne sera jamais qu’un régime auquel on est contraint par le cours de l’histoire. Un régime que l’on doit donc tenter de dompter, d’apprivoiser. Un régime qui ne suscitera ni engouement ni enthousiasme, mais au mieux une résignation raisonnable ».
« Alors que faire de Tocqueville ? ».
Soit « se dire je prends Tocqueville, tout Tocqueville, et j’assume que c’est un conservateur qui s’est rallié à quelques principes libéraux. Non pas une figure tutélaire du libéralisme. J’assume sa vision de l’économie, sa vision de la société, son pessimisme, son cynisme parfois. C’est l’attitude d’un certain nombre de conservateurs, de conservateurs américains notamment, les ultra-conservateurs américains qui voient en Tocqueville l’incarnation même du conservatisme ».
Soit « on veut sauver le Tocqueville de la démocratie en Amérique, de la défense de la civilité, de la démocratie locale, de la vie associative, de l’expansion des Lumières dans la société. Alors il faut reconnaître qu’on peut peut-être garder ce morceau-là de la pensée de Tocqueville. Bien qu’ils soit indissociable de son fondement conservateur, si on veut qu’il ait encore un sens au XXIe siècle, on doit alors le retravailler, le doter d’une anthropologie, d’une conception sociale, retravailler ses bases ».
« En un mot comme en mille, si l’on veut être fidèle à Tocqueville, il faudra le trahir. »
Finalement, quel dommage que le roman le plus vendu du XIXe siècle, La case de l’oncle Tom, soit sorti quelques années après les tomes de Tocqueville… Si seulement il l’avait lu ?