... ou la tentation de la non-innocence, par Chafik Allal
En finir avec l’innocence : comme titre c’est déjà tout un programme. Ce qui ne veut surtout pas dire ou impliquer de « commencer avec la culpabilité ». Que celui qui se considère non coupable sache qu’on n’acceptera pas son innocence, bienvenue en « Non-innocence ». La non-innocence permettrait de déplier la pensée relative aux modes de domination historique qui durent encore. Elle a le mérite de nous faire sortir de nos zones de confort, ces zones qui nous innocentent ou bien qui rendent les situations innocentes.
Pour penser cela, il faudrait me référer à quelques exemples : durant une formation, et à un moment de débat sur la situation dans les pays du Sud, un monsieur congolais, venu spécialement de Kinshasa pour suivre la formation, m’apostrophe en disant : « arrêtez de faire les innocents, si la RDC en est là aujourd’hui, c’est à cause de vous, les Belges » ; il prit le temps d’expliciter sa pensée et illustra par des exemples provenant de l’époque de la colonisation. J’avoue avoir été très surpris, mais ayant la réponse tout près des lèvres et prête depuis ma naissance, je répondis en partant de ma zone de confort que, étant Belge d’adoption depuis les années 2000, je ne voyais pas très bien en quoi je pouvais être assimilé à cette histoire, et pour être précis je lui rajoutai que, moi-même, Algérien, j’étais descendant de colonisés comme lui. Mon sourire voulait bien montrer que, moi le malin, j’étais du côté des victimes, comme lui. Trop simple ! Mon interlocuteur me porta le coup de grâce en me disant : « je m’en fous de votre origine, vous avez choisi d’être Belge, de vivre ici, assumez la non-innocence de votre pays par rapport à la situation en RDC ».
J’avoue avoir été estomaqué, et en même temps cet épisode a ouvert une nouvelle façon pour moi de réfléchir ces questions en formation et je ne me suis jamais autant senti comme faisant partie d’un récit qui a commencé bien avant mon arrivée. Mais ce récit, malgré tout et malgré moi, me constitue, j’en suis partie prenante comme on dirait aujourd’hui, y compris quand je le rejette. Je ne peux pas juste évacuer la question et dire que ça ne regarde que les colons. Eux seraient coupables, moi innocent, et on arrête de penser. Non, je refuse cela, entre autres parce que la « non-innocence » peut permettre de penser à partir des conséquences et de situation nouvelles. En quelque sorte, ce serait une manière de penser certes le présent, mais un présent qui n’est pas l’instant immédiat, qui fait partie d’un devenir. D’être responsables de ce qui nous constitue et non seulement de ce que nous avons choisi. Et donc de fouiner, de faire un travail d’archéologie pour aller fouiller dans ses généalogies, celles qui nous constituent ; certes elles sont nombreuses et le travail n’est pas simple, mais il vaut le coup.
Pour réinventer des généalogies, pour dissoudre le colonialisme, pour bâtir des liens avec ceux qui ont subi le colonialisme et subissent le néocolonialisme dans le Sud ou dans le Nord, il faut commencer par comprendre l’existence réelle de cette généalogie. Prendre en compte la responsabilité de quelque chose que nous n’avons pas choisi. Le post-colonialisme est probablement une clé pour pouvoir actualiser et fouiller ces généalogies : il désigne un courant intellectuel critique apparu à la fin du XXè siècle dans plusieurs disciplines (en littérature comparée, histoire, anthropologie, études du développement) qui s’attache à décrire les effets persistants de la colonisation que connaissent les anciens pays colonisés, principalement autour des questions d’identité, de production de la connaissance, des effets matériels, symboliques et discursifs de la colonisation, au sein des disciplines citées précédemment. Parmi les auteurs les plus connus ayant contribué à développer les études post-coloniales, se trouvent Edward Said, Frantz Fanon, Gayatri Chakravorty Spivak. Les études post-coloniales permettent d’enrichir et de peupler nos généalogies, de repeupler les situations.
Nous avons choisi de faire ce numéro sur les questions post-coloniales, probablement par désir de complexifier ces questions déjà entre nous au sein d’ITECO, et aussi parce que nous sommes aux aguets et nous constatons que ces sujets sont très présents et très sensibles dans la société en ce moment. Ce numéro est traversé de bout en bout par des questions liées à la non-innocence chère à Donna Haraway, Vinciane Despret, ou Isabelle Stengers [1].
« Vouloir trouver dans chaque histoire, une fin qui dépasse les conflits, impose de ne pas prendre en compte, ou pas au sérieux, quantité d’êtres, de choses, d’intérêts, de passions, de motifs qui compromettraient l’innocence de la situation. Nous avons des raisons, elles ne seront jamais suffisantes, aucune dès lors ne peut nous innocenter. Le fait de devoir parfois accepter de passer par une position qui nous met en contradiction, et parfois même de faire alliance avec l’ennemi, avec la posture qui nous est le plus antipathique, qui nous compromet dans les trahisons, ce sont là, souligne Haraway, les connections partielles. Ce qui veut dire que la position la plus confortable est la position critique totalisante. Il s’agit d’accepter l’épreuve d’un basculement, qui « situe » la critique en rapport à des conséquences intéressantes, par lesquelles nous nous déclarons « intéressées ». Apprendre à « reconnaître », à assumer et à penser cet inconfort, cette souffrance ou ce trouble, sans la solution qui sauve, m’importe, comme m’importe le fait de croire que cet inconfort des contradictions, des petites trahisons peut conduire à faire plus attention, à avoir le courage d’hésiter, et à discriminer les conséquences. Ne pas le faire a des conséquences sur ce que nous faisons, et sur ceux à propos de qui nous le faisons. L’innocence impose de s’arrêter de penser » [2].
[1] C’est d’ailleurs au cours des ateliers philo organisés par Guillermo Kozlowski et Isabelle Stengers, à l’université populaire de Saint-Gilles, que je me suis un peu familiarisé avec ce concept extrêmement intéressant, et que certaines idées sont apparues collectivement et reprises ; qu’ils en soient remerciés.
[2] En finir avec l’innocence. Dialogue de Vinciane Despret avec Isabelle Stengers et Donna Haraway », 2010.