Deux cinéastes, l’un originaire de la rive nord de la Méditerranée et l’autre originaire de la rive sud, filment la dérive d’un bateau sur le canal à Bruxelles. Propos recueillis par Arezki Mokrane pour le journal « Liberté »
Vous avez réalisé un film sur le post-colonialisme au titre évocateur, « Le Bateau ivre »...
Chafik Allal : Ce titre s’est imposé à nous très naturellement et sans beaucoup de réflexion. Rimbaud a écrit « Le Bateau ivre » comme fable maritime et expérience poétique. Il y a dedans une quête de liberté contrariée qui se traduit par une amertume et par la conscience des échecs des vertus miraculeuses du langage. Pour moi, ça évoque l’échec actuel du modèle européen, soumis à des crises sans fin. Et notre film, s’inscrit complètement dans cette prise de conscience et la formulation de ces échecs. On peut également voir dans ce film la désillusion du rêve européen chez ceux qui sont probablement les derniers à le porter : les immigrés venant d’Afrique. Cette désillusion qu’on retrouve dans certaines interprétations du poème —comme le voyage des communards vers le bagne suite à la révolte de la commune de Paris en 1871— se traduit dans le film par une métaphore remontée dans le temps pour découvrir les origines du modèle européen. Mais la question essentielle de ce film est liée aux relations Nord-Sud aujourd’hui, telle que vécues en Europe entre migrants et indigènes d’Europe avec, en arrière-plan, le contentieux historique de la colonisation.
Claudio Capanna : Le poème de Rimbaud évoque l’incroyable voyage d’un bateau qui se perd dans les eaux impétueuses d’un océan furieux. L’équipage a disparu pendant la tempête et le bateau rencontre des paysages incroyables, presque oniriques, caractérisés par des spectacles fantasmagoriques transcendant toute notion de temps et d’espace. Figurativement, le bateau réalise ce passage au-delà de la réalité : le premier pas vers un abandon à une disposition visionnaire. Ce dérèglement des sens ne prépare pas simplement à une évasion de son propre moi, mais il comporte la recherche profonde du côté obscur, caché en chacun de nous. Je crois que dans ce film le parcours du professeur, l’homme blanc, peut être résumé de cette manière. Au lieu des paysages fantasmagoriques, se succèdent des aperçus d’un monde occidental à la dérive. La société s’agenouille lentement et progressivement face à son destin et sa décadence se reflète dans l’esprit de l’homme blanc.
Vous avez travaillé sur la thématique du colonialisme, axe essentiel de votre réalisation. Comment avez-vous travaillé sur ce thème qui, en principe, devrait être perçu différemment par toi Chafik, venu de la rive sud de la Méditerranée et toi Claudio originaire de sa rive nord ?
Chafik : Oui effectivement, cela aurait pu nous poser quelques problèmes, et, bien au contraire, nous étions et sommes en résonance sur cette question. Cette expérience intéressante et originale (nous connaissons peu d’expériences analogues), est riche et est un pied de nez à tous ceux qui prédisent le choc des civilisations. Il faudrait peut-être faire plus de créations artistiques croisées sur des thèmes sensibles. Cela permet de se comprendre, de se respecter et d’avancer grâce à la force et à la puissance des lieux et des projets qui nous guident eux-mêmes. J’aimerais dire que la force et l’âme de Bruxelles comme lieu de création, d’échanges et d’invention nous a aidés. Ceci dit, et pour revenir à la question de la colonisation : il est parfois naturel et compréhensible, quand on est descendant d’ex-colonisés, de vivre l’angoisse de l’Histoire dans sa chair. Mais on imagine assez mal qu’un descendant d’ex-colonisateurs puisse également vivre cette angoisse dans sa chair, à travers la culpabilité ou le déni qui l’ « habitent ». Dans notre cas, nos angoisses et nos blessures étaient bien en résonance : notre moteur était et reste le refus des dominations d’où qu’elles viennent. Et quand elles sont en résonance, ces blessures peuvent se guérir mutuellement.
Pour en revenir au film, nous avons également pu profiter du vécu de l’acteur principal du film, Jean-Michel Vovk (né à Alger en 1961) ; nos points de vue se complétaient et s’enrichissaient en permanence. Nous avons essayé de raconter une histoire actuelle du rapport à la colonisation sans nous embourber dans des discours idéologiques fermés ; en cela, ça rejoint d’une certaine façon tout le mouvement intellectuel et artistique des études post-coloniales. Mais nous restons humbles, ceci n’est qu’une contribution à travers une histoire et un film.
La trame du film s’inspire de l’œuvre « Au Cœur des ténèbres », de Joseph Conrad. Le professeur et animateur de cette balade sur le canal de Charleroi ne manque toutefois pas de lâcher que le « Cœur des ténèbres » c’est ici et maintenant comme ce monde qui nous entoure ?
Claudio : Dans le film, les élèves n’arrivent pas à appréhender la dégradation du monde qui les entoure : un monde qui les a accueillis en tant qu’immigrés venus de pays lointains. Ce n’est pas qu’ils sont obtus ou naïfs, mais ils veulent juste découvrir une réalité et une vie nouvelles. Le professeur, au contraire, vit littéralement dans sa chair l’angoisse évoquée par le roman dont Chafik parlait. Conrad avait décidé d’écrire « Au Cœur des ténèbres » pour proposer la métaphore d’une nature obscure et ambiguë, vue comme le reflet des ténèbres de l’esprit humain. Il se focalisait en particulier sur l’homme européen, le colonialiste. Le personnage principal du film est un descendant des blancs colonialistes, mais il vit dans un contexte tout à fait différent. Un amer sens de culpabilité a remplacé la soif de pouvoir ; la faim de connaissance a été assouvie par l’acquisition d’une culture stratifiée, mais qui est trop souvent rassurante. L’homme décrit dans le film représente le stéréotype de l’intellectuel contemporain : impuissant et bourgeois, mais qui croit encore d’être dans le vrai, d’avoir encore le temps et les moyens de changer la réalité qui l’entoure. C’est pour cette raison que, en perspective, la forêt congolaise du livre se transforme dans le film en une forêt urbaine belge.
Chafik : J’ai trouvé amusant de lire tout récemment dans un entretien avec Rabah Ameur Zaïmeche que lui aussi veut faire un film à partir du livre « Au cœur des ténèbres » de Joseph Conrad. Je trouve ça intéressant parce que ce que ce livre raconte doit être connu et partagé : selon moi, on ne peut pas comprendre la colonisation si on n’a pas lu ce livre. Alors oui, ce nouvel engouement pour le livre signifie probablement que les ténèbres reviennent et mon hypothèse est que ça revient plutôt par les dérives de moins en moins contrôlées du modèle dominant en Europe et en Occident.
Mais ce monde précisément que la caméra nous décrit en travelling constant c’est un univers industriel en décrépitude loin, bien loin d’une Europe florissante et nantie. N’y a-t-il pas là un paradoxe ? Même si l’on voit le Plan incliné de Ronquières, l’un des fleurons des ingénieurs civils belges...
Chafik : Ce Plan incliné est un des monuments-symboles d’une forme de modernité belge. D’ailleurs, dans le film, le moment où le bateau passe à travers ce Plan incliné est crucial : au-delà, il n’y a plus de retour possible, on s’enfonce dans les ténèbres. Dans toute construction d’une société, il y a des moments-pivots. Dans notre recherche et notre préparation du film, nous nous sommes rendu compte que, ici en Belgique, un tel moment correspondait plus ou moins au moment de la construction de cet impressionnant ouvrage d’art. Toutes les propositions sur la possibilité de choisir, de sélectionner ce qui convient ou pas de la modernité sont vaines. La modernité se veut totale et produit des moments de rupture et d’impossibilité de retours. Au-delà, le devenir est incertain, avec son lot de bonnes et de mauvaises évolutions.
Claudio : Je me permets juste une considération sur le Plan incliné. On a voulu utiliser ce monument du génie civil parce qu’il possède un pouvoir symbolique et visionnaire très fort. Il existe des endroits dans le monde qui peuvent devenir des images aliénantes et perturbantes ; des images comme celle du Plan incliné représentent des paysages intérieurs potentiels, des paysages de l’esprit. Le bateau franchit ses portes sans connaître exactement son destin. Le passage à travers les voies de ce Plan incliné représente l’ascension (ou la descente) vers un monde contaminé, industriel. Visuellement, le Plan incliné est un des moments fondamentaux du voyage existentiel qui s’écoule tout au long du film.
L’animateur épingle une carte de l’Afrique du XVIIIe siècle montrant de vastes territoires encore inexplorés. Mais aujourd’hui ces étendues inconnues ne sont-elles pas précisément ce monde occidental en perte de vitesse face à une Afrique naissante ?
Chafik : Oui, peut-être que ce sont les vastes territoires sous forme de chancres industriels ou autres. Mais, en tous cas, l’effet miroir c’est également l’Europe non encore explorée par des Africains. Et cette exploration par les immigrés peut aider l’Europe à avoir une forme de regard sur elle-même plus ajusté et plus décentré. Nous avons tous besoin d’un regard posé sur soi par d’autres : le regard de l’altérité ne doit pas être absent —ni omniprésent d’ailleurs.
Le groupe qui assiste à cette balade en bateau est en très nette opposition avec l’animateur et le mot de « malaise » est même lâché par l’un des participants... Un malaise qui pousse à l’ivresse ?
Claudio : L’ivresse du titre, à mon avis, existe plutôt dans le comportement incohérent du professeur. Sa classe garde presque le même comportement du début à la fin du film. Les immigrés, dans leur simplicité, arrivent à exprimer des concepts plus authentiques et plus profonds. Le professeur, au contraire, semble suivre le cours du paysage et se perd, entre sa culpabilité et sa folie, son idéalisme et sa position dominante. Il feint d’oublier que ces immigrés, en cours d’alphabétisation, n’ont pas le même pouvoir que lui dans la société. Il est important de voir ce film comme l’histoire d’une dérive : la dérive d’un modèle, d’un paysage, d’une quête qui devient aussi la dérive d’un être humain, blanc et intellectuel.
La voix-off cite des extraits d’illustres écrivains et penseurs en nette brisure avec les apprenants mais l’animateur évoque l’existence du Petit château, un lieu bien inconnu pour la plupart des spectateurs qui ne connaissent pas Bruxelles.
Chafik : La voix-off se veut un contre-point de l’histoire qui se déroule à l’intérieur du bateau. Elle dit ce qu’une jeune fille européenne de 20 ans voudrait dire à un homme européen de 50 ans qui serait son père (c’est l’âge du formateur). Sa fille aimerait lui rappeler deux ou trois choses sur l’impasse vers laquelle cette ancienne génération masculine a mené l’Europe. Et pour lui parler, elle puise ses phrases aussi bien dans l’extrême banalité de sa vie rythmée de voyages, que dans des références critiques : elle va chercher chez Annie Le Brun et chez Michel Foucault ce qui lui parle. Mais elle se permet également de vagabonder en citant de vieux sénégalais qu’elle a rencontrés pendant un séjour là-bas. Elle vit une tension parce que mettant les uns et les autres tantôt sur le même pied d’égalité tantôt pas ; elle finit par prendre des deux côtés les vérités qui lui permettent de justifier son désespoir en ne sachant pas d’où ça vient. Quant au Petit château c’est bien dommage qu’il ne soit pas plus connu : d’abord vaste demeure et propriété de riches bourgeois jusqu’au XVIIIe siècle, il est ensuite devenu caserne, puis centre de détention pour individus suspectés de collaboration après la Deuxième guerre mondiale, puis centre de sélection et de visite médicale pour les appelés du service militaire et enfin, depuis 1986, centre d’accueil de demandeurs d’asiles et réfugiés. A lui seul, il marque toute une évolution du modèle belge et peut-être européen.
L’animateur se propose de mettre en évidence plusieurs expériences kinesthésiques pluriethniques.
Chafik : Oui, et pour cela il part d’une hypothèse pédagogique, qui est parfois intéressante et parfois très discutable : « on comprend mieux les choses si on les vit ». Transposés dans la situation d’un cours ou d’une formation, ça peut vite dévier vers une forme de manipulation. En tous cas, cette hypothèse n’est ni neutre ni naturelle, elle s’inscrit dans des visions comportementalistes précises. Dans le cas du film, chacun pourra se faire son idée.
L’eau est peut-être l’un des protagonistes essentiel de votre film. Pourquoi ? Parce qu’on ne se baigne jamais deux fois dans un même fleuve comme le clamait Héraclite ?
Claudio : Répondre à cette question me tient vraiment à cœur. L’eau est un élément essentiel dans ma vie ; je suis fils de marin et j’ai grandi au milieu des ports. J’ai toujours eu une passion particulière pour les fleuves ; ce sont pour moi l’archétype visuel d’un voyage duquel on ne peut jamais revenir et qui ne pourra jamais se reproduire une deuxième fois, comme le disait Héraclite. En outre, le fleuve a inspiré une bonne partie de la littérature et du cinéma que j’aime : en plus de Conrad, et donc de Coppola, il y a le fleuve de « Aguirre » de Werner Herzog.
Chafik : Les cours d’eau et les mers sont déterminants ; ils marquent le temps et l’espace, ils lavent et effacent, ils permettent la mobilité. Mais l’eau peut également servir à se regarder comme dans le mythe de Narcisse. Comment peut-on envisager un territoire sans l’eau qui y est ? C’est difficile d’envisager l’Egypte, par exemple, sans penser au Nil. Et pourtant, Bruxelles renie presque son canal : il est un peu abandonné par endroits, et délaissé également. Pourtant, c’est un élément essentiel de la ville et une sorte de frontière très importante. Et ce qui m’a toujours frappé depuis que je vis à Bruxelles, c’est les couches urbanistiques qui s’y superposent : on peut reconstruire l’histoire de la ville juste à partir d’une visite le long du canal. Le désir de faire « Le Bateau ivre » est venu précisément de ce canal. Il aiguisait trop notre curiosité.