Un espace entre l’intime et le politique

Mise en ligne: 1er mars 2018

Pour le cinéaste algérien Said Mehdaoui, auteur notamment de « Les cinéastes de la liberté », le cinéma post-colonial doit revendiquer l’espace entre l’intime et le politique. Propos recueillis par Chafik Allal

Said Mehdaoui, sur base des expériences des cinéastes de la liberté, que vous documentez et présentez dans le documentaire « Les cinéastes de la liberté », en quoi le cinéma vous semble être un outil important pour continuer à « baigner intelligemment dans la mémoire » ?

Dans mon film, j’ai fait plus un travail de mémoire que d’analyse ; je me suis un peu interdit de faire un travail d’analyse, parce que l’intention initiale de mon propos était de se remémorer et de tirer une révérence à ceux qui ont fait « nos » premières images et ceux qui ont fait une bataille de l’image contre celles de l’Etat colonial français. Quand je parle de nos images, je veux surtout parler des images constitutives d’un cinéma national, ou plutôt d’un récit national. Je ne parle pas d’un cinéma algérien mais d’un cinéma national – qui parle de la nation – il y avait d’autres cinéastes algériens avant mais pas impliqués dans l’idée du cinéma national. Ces mots peuvent sembler désuets, ou exagérés aujourd’hui parce que le concept d’Etat-nation semble vieillir mal chez certains ou être mal perçu par d’autres. Mais dans le cas précis de peuples colonisés, l’idée de nation est souvent l’idée première et fondatrice, au nom de laquelle les peuples se sont révoltés. Donc, ces cinéastes venant de partout, ont rejoint la révolution algérienne dans les années cinquante la caméra au poing et ont commencé à faire des images qui ont aidé à construire un nouveau récit. En quelque sorte, leurs reportages, courts-métrages ont fait de l’anti-thèse, et ont porté l’ « autre » discours. Les dominants n’étaient plus seuls à utiliser la caméra. Cela s’est fait de façon souvent spontanée ou « naïve » artistiquement parlant, sans aucune uniformité artistique. Les démarches artistiques sont totalement différentes les unes des autres. Tous les cinéastes de la liberté étaient des artistes engagés ; ils étaient de différentes origines nationales, une cause politique les a rassemblés. On voit bien dans ce qu’ils ont laissé le désir politique, révolutionnaire et anti-colonial. Un paradoxe intéressant d’ailleurs est de noter plus d’individualisme dans la démarche artistique, plus de marques personnelles chez les résistants que chez les propagandistes de l’Etat colonial. Pour ce qui est de l’analyse, on voit bien des signatures comme par exemple celle de René Vautier avec une scène surréaliste d’un chien porté par un révolutionnaire algérien pour aller au maquis, alors même que cette mise en scène semblait totalement surréaliste dans le contexte culturel algérien de l’époque, et que l’intention était de tenter de toucher et émouvoir un public français ou occidental. Pendant la révolution, c’était des outils de soutien à la diplomatie de la révolution algérienne ; c’est devenu des outils de mémoire cinquante ans après. Ce film était une grande expérience pour moi : ça a permis un vrai débat cinéphile : une vulgarisation d’outils de mémoire à travers ce documentaire. C’était une manière de raconter l’histoire de ce pays durant une tranche de vie coloniale et d’être aujourd’hui un outil d’ouverture de débats post-coloniaux. Ces débats et ces questions m’habitent, cela me reconnecte avec mon grand-père, ou plutôt cela joue un rôle de révélateur de mémoire et de positionnement par rapport à des questions post-coloniales.

Que serait un cinéma de résistance aujourd’hui selon vous ? qu’est-ce que des cinéastes d’une néo-liberté pourraient soutenir comme démarches ?

De ce que j’en sais, ce film a beaucoup tourné dans différents pays du Sud et a été à la limite trop vu, et il continue à étonner ; récemment j’ai été au Maroc, neuf ans après sa sortie, j’ai senti beaucoup d’étonnement de la part du public présent ; et c’est souvent le cas. Imaginer les différentes facettes de luttes révolutionnaires est souvent un exercice difficile. Voir que cela ait pu exister avec différentes facettes articulées dans une vraie révolution qui a existé et qui a touché et mobilisé tout un peuple, ça semble inimaginable. Cela touche beaucoup de personnes indépendamment de leurs origines et de l’histoire de leurs pays. Cela a été montré dans beaucoup de pays du Sud et il y avait beaucoup d’identification. Probablement, que l’identification est facilitée quand on est issu d’un peuple ou d’un groupe social qui lutte contre un certain type de rapports de domination.

Comment un cinéma post-colonial pourrait-il être renforcé ? Et comment pourrait-il nous aider à aller vers la non innocence telle qu’en parle Vinciane Despret ?

Le cinéma est un art populaire par essence ; par exemple, le cinéma indien permet de faire un lien entre les peuples indiens. Le cinéma c’est un art qui se consomme à l’horizontale par toutes les couches de la société. Depuis longtemps, et depuis mes tendres années de jeunesse, j’ai aimé le cinéma dans ce sens, c’était en plus notre fenêtre sur le monde. Mais alors, quel cinéma ? Et c’est la qu’on se retrouve face à un paradoxe : il n’a jamais été aussi facile et aussi peu coûteux de faire du cinéma, beaucoup de personnes peuvent trouver le moyen de filmer avec un téléphone portable ou une petite caméra et, en même temps, on n’a jamais été aussi dépendant des lignes de financement. Telle officine ou telle autre finance tel type de film ou tel autre ; le cinéma a de plus en plus tendance à dépendre des lignes de financement, on ne peut pas s’inscrire dans les officines de France ou d’Europe ; ni dans ceux des pays du Golfe, grands pourvoyeurs de financements, ni dans ceux des états arabes. Faire du cinéma un peu indépendant dans des systèmes contrôlés, c’est impossible.

Evidemment que si j’étais jeune, je ferai des films sur Youtube, avec des téléphones, avec des gopro, pour permettre qu’ils soient vus par tous ; pour quoi faire un film si ce n’est pas pour qu’il soit vu ? Ce qui me plaît dans le cinéma, c’est l’angoisse, le fait que d’autres le voient et me parlent de ça, me parlent de moi. Ce moment et ce temps de l’incertitude est un bon moment d’angoisse. Si on enlève ce temps de l’angoisse, on m’enlève ce dont j’ai le plus besoin : le cinéma comme moyen de se rencontrer, comme d’autres, vous à ITECO, par exemple, vous faites des formations. Cette fragilité, cette humanisation, cette angoisse, ces questionnements, sont nos craintes, et sont l’espace de l’intime. Qui est dominant ? Qui est dominé ? Ce n’est pas toujours évident de le savoir aujourd’hui. Je ne conçois pas un cinéma de riches chez nous, je ne peux imaginer qu’un cinéma du peuple, par le peuple, qui parle des préoccupations du peuple. Un cinéma national du point de vue du dominé ! Je préfère faire avec les gens de mon quartier un film qui reflète ou parle de leurs préoccupations et qui permet de faire des projections débats, y compris avec et dans d’autres quartiers. C’était ça ma formation à moi, je ne faisais pas de film pour la renommée. Et là, nous sommes dans l’espace du politique. Le cinéma que j’aime faire doit se situer dans cet espace entre intime et politique. Il me semble que c’est cet espace que le cinéma post-colonial doit revendiquer. A mon sens, un cinéaste post-colonial intéressant et peu connu est Tariq Teguia, il s’inscrit parfaitement dans cette démarche, par son propos et son engagement et par la qualité des films qu’il fait.