Décroissance, à la recherche du versant Sud

Mise en ligne: 4 septembre 2007

Le transfert mimétique du modèle occidental à l’échelle de la planète s’est révélé inopérant, par Michel Luntumbue

Dans la littérature de plus en plus abondante consacrée au thème de la décroissance, théoriciens et penseurs du Sud sont plutôt une exception. Pourtant, nombre d’approches sur la décroissance se nourrissent aux sources de l’anthropologie. Elles puisent leurs références dans l’analyse des sociétés du Sud ou dans les thèses critiques sur la notion de développement. Cependant, même les plus fervents partisans de la décroissance interrogent la pertinence de ce concept pour le Sud. La décroissance serait-elle une coquetterie intellectuelle réservée aux seuls universitaires du Nord ? Les effets dévastateurs - écologiques et sociaux - du capitalisme contemporain ne concerneraient-ils qu’une minorité aisée de la planète ? C’est que le Sud est encore pensé et se pense encore principalement en termes de carences et de retard au regard du modèle économique occidental, fondé sur le mythe de la croissance illimitée. Existe-t-il pour le Sud d’autres voies d’émancipation collective que le mimétisme avec les pays du Nord ? Quel éclairage novateur les expériences du Sud pourraient apporter au pari de la décroissance ?

Sous l’empire de la croissance

La notion de décroissance interroge et bouscule quelques unes des croyances dominantes ou implicites de la société occidentale. Elle invite à rompre avec une manière singulière de voir le monde, principalement sous l’angle économique, utilitaire [1]. Au commencement de l’histoire humaine, nous disent les utilitaristes, se trouve un fait anthropologique fondamental et qui détermine notre existence : la rareté matérielle. C’est elle qui impose la nécessité de travailler durement. C’est elle aussi qui suscite la rivalité entre les hommes, en fait des calculateurs égoïstes, les répartit en classes sociales antagonistes.

Ainsi, les sociétés humaines seraient avant toute chose des organismes productifs, voués à réduire la rareté, grâce à la soumission de la nature et aux avantages de la division du travail [2]. La finalité première de toute organisation sociale serait d’abord l’accroissement du bien-être matériel. Au nom de cette « croyance », même les confins les plus reculés de la planète seront par la suite appelés à faire table rase de leurs propres croyances et institutions jugées « irrationnelles », pour accéder, grâce au concours de la technique, de la science et du marché, à « la plénitude du bien-être partagé ».

Si la vocation de l’économie était, à la base, de répondre aux besoins humains fondamentaux par la production et l’accumulation de biens d’usages plus ou moins durables, il s’agit à présent de satisfaire un éventail de besoins toujours croissants et illimités.

Nous vivons aujourd’hui dans un monde qui produit des richesses en abondance, et s’imagine toujours sous l’emprise de la rareté, qu’il organise au détriment d’un nombre croissant d’exclus.

Le transfert mimétique du modèle occidental à l’échelle de la planète s’est révélé inopérant. Le développement marchand apporte, certes, une aisance matérielle indéniable à certains segments de l’humanité, mais ses résultats sont dans l’ensemble désastreux : déstructuration de nombreuses sociétés, déracinement de paysans, urbanisation sauvage, saccage de l’environnement et nouvelles formes d’inégalités. Le mythe d’une croissance vertueuse persiste cependant, et avec lui, le rêve d’une prospérité généralisée.

La décroissance est-elle soluble dans le Sud ?

Le triomphe à l’échelle mondiale des valeurs associées au marché témoigne-t-il d’une adhésion universelle au modèle de l’économie de marché et à ses valeurs ? Est-il pour le Sud d’autres voies d’émancipation collective, d’autres projets de société que le mimétisme de la croissance ?

Là où la parenthèse coloniale a détruit ou fragilisé les repères symboliques à travers lesquels les sociétés pensaient leur existence, la seule issue symbolique semble parfois l’imitation des vainqueurs, de l’Occident [3]. Mais, il subsiste aussi quelques lieux de dissidence, quelques voies étroites d’une rupture avec l’imaginaire « économiciste ». Notamment, celle du Bhoutan, optant pour la recherche du BNB (Bonheur national brut), en lieu et place du classique Produit national brut. Parce qu’il est temps que l’on se souvienne qu’il est des richesses autres que monétaires.

Au gré des pérégrinations dans les petits marchés et quartiers populaires du Sud, on peut aussi observer -pour qui sait les décrypter- des initiatives interpellantes de recomposition sociale et d’économie affective où priment d’autres logiques que celle du marché [4]. D’ailleurs, on ne peut en réalité parler de véritables marchés car il n’existe pas toujours de marché au sens économique du terme, c’est-à-dire de demande solvable. La faiblesse des revenus et les conditions de survie y réduisent considérablement la sphère marchande en favorisant des formes d’échange dans lesquels la solidarité joue un rôle essentiel.

Pour exemple, l’attachement à la pratique du marchandage, qui privilégie la recherche d’un prix social sur la seule logique du gain, constitue un mécanisme de prévenance contre la marchandisation à outrance. L’éclosion de réseaux d’agriculture urbaine, comme ceux de la périphérie de Kinshasa, procède d’une véritable logique de réenchâssement
 [5] de l’économie. L’agriculture urbaine est d’abord née de la nécessité. Suite à la perte de leur emploi, de nombreux salariés ont investi les espaces en friche de la ville pour s’adonner au maraîchage. Cette agriculture de subsistance réserve une place importante à la convivialité, elle restaure peu à peu l’autonomie alimentaire de familles entières, leur donnant un revenu complémentaire, un statut et une nouvelle identité sociale.

Il n’existe bien évidemment pas de société idyllique... Sans constituer une perspective globale clé-sur-porte, ces expériences collectives ou individuelles renouent avec de formes de régulation que le capitalisme et l’économie de marché tendent à démanteler. Elles esquissent les chemins d’une économie et une société conviviales, dans lesquelles la logique accumulative est tempérée au profit d’une conception plus sociale et redistributive des échanges.

Bien sûr, on ne peut imaginer que spontanément ces communautés refusent collectivement l’ensemble des biens et services « désirables » que le système technicien et marchand propose partout et qu’elles s’accommodent seulement des productions locales. Mais, entre la démesure mercantile et les privations, existent des voies médianes pour esquisser des parades à la marchandisation du monde.

Le thème de la décroissance, au Nord ou au Sud, reste porteur d’une charge subversive qui interroge pertinemment les mythes fondateurs de la société industrielle et la place du Sud au cœur même de nos systèmes mythologiques et de l’économie-monde.

Le Sud aussi à droit à « sa » décroissance qui implique une rupture avec le mythe du développement et la fable d’un rattrapage illusoire d’un mode de consommation et de production incompatible avec l’équilibre de nos écosystèmes. Il s’agit de sortir de l’impasse d’un modèle prédateur fondé sur l’insatisfaction de besoins prétendument illimités. La rupture pourrait s’appeler, l’après développement, la frugalité conviviale, la valorisation des pratiques sociales innovantes locales... Dans frugalité, il y a davantage de pondération, de sobriété, de mesure, que d’austérité ou d’abstinence. Comme nous le renvoyait récemment un maraîcher relativement prospère de la périphérie de Kinshasa, interrogé sur la taille modeste de son logement : « Que voulez-vous que je mette dans une maison plus grande ? ».

[1Voir Alain Caillé, Critique de la raison utilitaire, La Découverte, 2003, et les publications du Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales

[2Idem, p. 66.

[3Ibidem, pp. 76-81.

[4Dans son ouvrage L’autre Afrique (Albin Michel, 1988), Serge Latouche désigne sous le thème de « modèle vernaculaire » ces dynamiques d’auto-organisation nées en marge des économies officielles en faillite

[5Karl Polanyi (La grande transformation) a pointé la tendance du capitalisme à séparer et émanciper l’économique par rapport au social, au politique et au culturel. Ainsi libérée, désenchâssée, l’économie capitaliste échappe au contrôle social ou éthique