Faut-il envisager la "sortie du développement" -entendu comme une sortie de l’économie- afin de préserver la planète pour les générations futures ? Comment concilier les alternatives à la croissance avec une juste répartition des richesses, un accès aux droits fondamentaux pour tous ? Réponses d’ATTAC, coordonnées par Jean-Marie Harribey et synthétisées par Paola Peebles Vlahovic
La notion de durabilité du développement [1] comporte le risque de se placer soit devant un pléonasme (plus de mots qu’il n’est nécessaire pour renforcer une idée), soit devant une contradiction dans les termes. Le développement durable est un pléonasme si le développement se définit par des changements qualitatifs synonymes d’amélioration du bien-être. D’ailleurs, certains théoriciens aboutissent à considérer qu’un véritable développement ne peut être que durable.
En sens inverse, le développement durable est une contradiction dans les termes s’il est synonyme d’infinitude dans un monde fini. Dans ce dernier cas, on met en lumière la fragilité de la distinction entre croissance et développement, dès l’instant où certains économistes du développement prétendent qu’à partir d’un certain seuil de croissance, celle-ci engendre, par un effet de ruissellement des retombées bénéfiques pour tous.
C’est là que la distinction entre croissance et développement n’as plus de raison d’être ou que les dégâts de la croissance et du développement, sans autre guide que la rentabilité du capital, sont indissociables, et l’examen critique des deux concepts doit être mené conjointement.
Deux éléments rendent difficile le choix entre ces deux visions. Si, lorsqu’il y a des dégâts sociaux et économiques importants, on ne peut parler de développement, on ne devrait plus considérer les pays dits développés comme développés. Derrière ce premier argument figure un second argument, plus politique : ce qui est en jeu est le regard porté sur le capitalisme dont la logique implique la croissance et aussi un développement nécessairement inégal entre les peuples.
Les stratégies de développement mises en œuvre dans l’histoire récente sont extrêmement variées. Les catégorisations peuvent apparaître réductrices, tant les expériences ont été diverses bien que largement influencées par les évolutions structurelles du capitalisme mondial qui déterminent largement les formes et les rythmes de l’accumulation du capital. Les stratégies que pouvaient échafauder les pouvoirs politiques nationaux étaient contrebalancées par celles menées tambour battant par les firmes transnationales dont la puissance financière est souvent supérieure.
Cependant, les grandes questions des stratégies de développement tournent autour d’enjeux récurrents. Parmi les principaux acteurs du développement, qui doit jouer un rôle moteur pour impulser le développement ? Ensuite, quels investissements faire prioritairement entre secteurs de l’économie voire secteurs géographiques ? Enfin, faut-il s’intégrer au marché mondial ?
On peut distinguer au moins six types de postures théoriques et politiques que la généralisation du concept de développement durable n’aide pas à départager.
Chacune des familles de pensée revendique une autonomie totale par rapport à la voisine. Néanmoins, il n’est pas certain que les délimitations soient si tranchées, il y a plutôt un continuum, qui rend la discussion complexe.
1. Sur la droite du schéma se trouve la position libérale, dominante, qui n’envisage qu’un seul itinéraire possible, universel et intemporel. La variante contemporaine de cette position est ordonnée par la croyance en la vertu de la prééminence du marché sur toute autre forme de régulation et qui se solde par la négation de toute autonomie des peuples pour promouvoir leur développement, voire par un véritable sabotage du développement par le biais des plans d’ajustement structurel (programmes dictés par la Banque mondiale et la Fonds monétaire international aux pays pauvres endettés, véritables immixtion dans les politiques intérieures des Etats en principe souverains).
2. Dans le bas du schéma, les anti-post-développementalistes [2], dont le raisonnement est résumé par le syllogisme "L’économie et le développement sont des traits culturels purement occidentaux, l’Occident a imposé sa domination, il faut donc refuser le développement." Le raisonnement s’effondrerait si la première prémisse chancelait. Il ferait apparaître une coupure moins radicale que prétendue avec le libéralisme, la rupture avec le capitalisme étant mise au second plan ou n’étant pas abordée comme telle.
3. Dans le haut du schéma en partant de la droite, se trouve le point de vue du PNUD, Programme des Nations Unies pour le Développement, vision humaniste qui travaille à la popularisation du mot d’ordre de développement humain durable ou soutenable et qui s’inspire d’un humanisme commun avec la position suivante.
4. Viennent ensuite les développementalistes, héritiers de Perroux (croissance n’est pas égale à développement), qui sont certainement les plus proches des thèmes développés aujourd’hui pas Amartya Sen, qui ont influencé le PNUD.
5. Très près d’eux, les développementalistes héritiers du tiers-mondisme des années 1960-1970, fortement influencés par le marxisme et/ou le structuralisme. Le point commun entre les positions 4 et 5 est d’adhérer plus ou moins au mythe du développement illimité des forces productives.
6. Enfin, à la gauche du schéma, il y a une position qui refuse la condamnation du développement économique tant que les besoins essentiels ne sont pas satisfaits pour tous les humains, qui admet donc le développement quantitatif et qualitatif de l’économie pour satisfaire ceux-ci, et qui propose la décélération de la croissance pour les populations et les pays les plus riches comme première étape vers le recul des productions prédatrices, assortie d’une juste répartition des richesses et des gains de productivité. Elle a une proximité avec la position 5 quant à la rupture nécessaire avec le capitalisme mais s’en sépare si la croissance économique est conçue comme illimitée.
La critique de la première position et surtout de sa variante néolibérale comporte deux aspects. L’un est l’aspect social, l’autre est d’ordre écologique. Il s’agit de montrer l’impasse de la conception libérale de la soutenabilité. L’ensemble des autres positions peut être analysé à travers l’ambiguïté dont il faudra sortir pour reconstruire un projet humain du développement sur des bases hors des orthodoxies dominantes.
Lorsque le concept de développement durable fut lancé, les économistes avaient déjà commencé de réfléchir à la prise en compte des "contraintes environnementales". La conception qui prévaut parmi eux et qui a donné naissance à une nouvelle discipline appelée l’économie de l’environnement, fondée sur la notion de "soutenabilité faible" se base sur le postulat suivant : il serait possible de substituer du capital technique aux ressources naturelles épuisées. Ce postulat s’oppose à celui de soutenabilité forte, qui envisage au contraire la complémentarité des facteurs et qui vise à transmettre aux générations futures un stock de ressources non dégradées et non épuisées. La conception de soutenabilité faible s’intègre parfaitement au modèle libéral.
La doctrine libérale prône l’introduction des mécanismes du marché dans la gestion écologique de la planète. Cela passe par la privatisation des éléments indispensables à la vie, constitutifs des "biens publics mondiaux", comme l’eau et l’air. Par exemple, le protocole de Kyoto entérine la mise en place d’un marché de permis de polluer qui institue des droits d’usage de l’environnement différents selon la richesse des individus, groupes, entreprises, Etats, et qui soumet la fixation d’un prix des ressources naturelles au comportement spéculatif des marchés. Bien qu’elle ne manquera pas d’accentuer auparavant les dégâts déjà existants, cette démarche est vouée à l’échec, pour plusieurs raisons. Elle est fondée sur la croyance en la possibilité de substituer perpétuellement du capital technique aux ressources naturelles épuisées, cette croyance s’opposant à toute application du principe de précaution ; elle croit possible de fournir une évaluation monétaire des biens naturels à condition de privatiser ceux-ci : sa profession de foi en la durabilité de la croissance ne fait qu’exprimer le choix de la durabilité du capitalisme ; elle réduit le temps bio-physique au temps du calcul économique, un taux d’intérêt ou d’actualisation exprime toujours la préférence du présent par rapport à l’avenir et enfin, elle nie l’existence d’une logique propre des systèmes vivants.
Contrairement à ce que croient - ou feignent de croire- les libéraux, le marché est fondamentalement incapable d’être le régulateur omniscient de la société. Comme l’a montré Keynes dans l’entre-deux-guerres, il règne selon son expression une "incertitude radicale" dans la vie en société dont découle cette incapacité. A tel point que beaucoup d’économistes, même certains venus de l’orthodoxie, parlent de "l’incomplétude des marchés". Que ce soit parce que la libre circulation des capitaux sur les marchés financiers porte en elle la crise financière ou que ce soit parce que les externalités sont par définition inassimilables par le marché, le rapport marchand ne peut pas gérer de manière satisfaisante les questions écologiques, et même économiques, d’une société, c’est-à-dire, au sens plein de l’expression, l’ensemble des questions sociales.
La posture du refus du développement, (que les auteurs eux-mêmes qualifient d’anti ou de post-développementalistes) a le mérite de lier une critique de la domination occidentale à l’un des vecteurs essentiels de celle-ci : l’imposition d’une vision de l’avenir des sociétés qui ne pourrait passer que par le chemin emprunté par l’Occident. Elle refuse à juste titre la fuite en avant de la production et de la consommation au mépris des contraintes naturelles. Elle montre aussi que l’adhésion à la croyance en un développement -réduit à une augmentation perpétuelle de la richesse matérielle- conduisant au bien-être traduit une violence symbolique subie par les dominés ("La violence s’exerce avec le consentement des dominés et pour être efficace, elle doit être méconnue comme violence et reconnue comme légitime", dit Gilbert Rist, l’un des auteurs de la décroissance, en citant Bourdieu). Si la référence faite à Bourdieu est justifiée, dans l’esprit de ce dernier la domination n’est cependant jamais séparée des rapports sociaux qui structurent les différents champs de la vie sociale.
La non prise en compte des rapports sociaux est la raison pour laquelle plusieurs critiques peuvent être formulées à l’égard du refus radical de tout développement : elles sont à la fois théoriques et politiques. La conception anthropologique sous-jacente aux thèses de l’anti-post-développement surdétermine le poids de la technique dans la domination occidentale, alors que par ailleurs, les auteurs de ce courant fustigent la croyance libérale et marxiste dans les pouvoirs de la technique. Elle surdétermine également la place de la culture par rapport à l’économie et aux autres aspects sociaux. La condamnation légitime de l’assujettissement de toutes les cultures aux valeurs occidentales n’évite pas une forme de relativisme culturel. Le premier risque est de contester l’universalité des droits humains et de fétichiser les cultures traditionnelles, sans voir que celles-ci contiennent aussi des rapports de domination.
Le deuxième risque est de magnifier le système de la débrouille dans l’économie informelle,
Sans voir que celle-ci ne vit qu’aux marges de l’économie officielle. Ce courant attribue l’échec des stratégies du développement au supposé vice fondamental de tout développement et jamais aux rapports de forces sociaux. Le politique et le social ne sont pas pensés comme des enjeux entre les classes sociales. On en revient même à un malthusianisme dans sa forme primitive, selon lequel il serait nécessaire de diminuer la population mondiale. Quant à la question du chômage, elle est éludée puisque « le plein emploi est une utopie » [3]. Il y a là sans doute une faille théorique et politique dans la thèse de l’anti-post-développementalisme, qui a le mérite d’aider à mettre à jour la fausse alternative entre d’un côté le pari sur la croissance éternelle pour supprimer le chômage, et de l’autre le refuge dans un « ailleurs » de l’économie.
Dans cette vision anti-post-développementaliste, la sortie du développement est définie comme une sortie de l’économie. Comme si cette dernière ne pouvait s’envisager autrement que comme celle qui existe actuellement construite par le capitalisme. L’économie est assimilée à l’économisme. La croyance en l’invention de l’économie en un point précis très récent de l’histoire humaine et donc la non-universalité de la chose économique en dehors de l’imaginaire occidental qui la crée est patente. Il faut remarquer qu’actuellement, une rupture des échanges commerciaux et financiers produirait dans les pays du Sud comme dans ceux du Nord des catastrophes humaines sans précédent. Mais face à l’inégalité des capacités productives, l’insertion dans les échanges mondiaux n’implique pas nécessairement une soumission aux "règles" d’une "libre" compétition.
La dénonciation du capitalisme qui est réaffirmée par ce courant à de nombreuses reprises perd de sa force, puisque n’est remis en cause que le développement illimité de la production qu’il propulse sans que celui-ci soit rattaché aux rapports sociaux dominants. Les rapports de force actuels seraient, dans cette perspective, appelés à durer. De plus, la pauvreté matérielle est renvoyée à un registre imaginaire. Ainsi, Serge Latouche écrit : « là où nous décodons pauvreté matérielle à partir de notre grille de lecture économique, le second verra la marque indubitable de la sorcellerie, le troisième le triste spectacle de l’impureté rituelle, le quatrième un dérèglement du ciel et le cinquième un problème avec les ancêtres décédés [4]. » Le mot d’ordre de décroissance immédiate pour sortir du développement a le tort de loger tous les habitants de la planète à la même enseigne, en oubliant les innombrables inégalités qui existent aujourd’hui et les immenses besoins sociaux qui restent à satisfaire. Supprimer l’analphabétisme suppose de bâtir des écoles, amener l’eau potable partout et pour tous implique de construire des réseaux, permettre à toutes les populations de se soigner exige des centres de soins. Et tout cela représente de la production supplémentaire, c’est-à-dire de la croissance économique et du (ou pour du) développement. Dans l’état de dénuement d’une grande partie de la population mondiale, il est faux d’opposer la qualité du bien-être à la quantité de biens disponibles.
Il n’y a donc aucune raison de ne pas continuer à appeler développement la possibilité pour tous les habitants de la terre à accéder à l’eau potable, à une alimentation équilibrée, aux soins et à l’éducation.
Les auteurs se risquent à une proposition : la reconstruction d’un projet de développement radicalement requalifié autour de : 1- la priorité donnée aux besoins essentiels et au respect des droits universels indivisibles, 2- l’évolution vers une décélération progressive et raisonnée de la croissance matérielle, sous conditions sociales précises, comme première étape vers la décroissance de toutes formes de production dévastatrice et prédatrices, 3- une nouvelle conception de la richesse réhabilitant la valeur d’usage en lieu et place de la marchandisation capitaliste.
Les propositions pour la construction d’une alternative se fondent sur une redéfinition de la notion de valeur et une décélération de la croissance pour les pays riches, qui ne serait pas un objectif en soi mais un moyen de déclencher une transition, vers une société économe et solidaire, impliquant la réduction drastique des inégalités sociales pour réduire la tension entre impératifs sociaux et écologiques. La démarche veut relier organisation des rapports sociaux et équilibre écologique. Un programme propose de passer par l’exclusion des biens publics mondiaux de la sphère marchande. Une fiscalité mondiale permettrait de financer la satisfaction des besoins fondamentaux de l’humanité, pour en arriver à la question cruciale du financement interne du développement, la dette absorbant pour le moment entre un tiers et un sixième de l’épargne intérieure des pays africains. La refonte des institutions financières internationales est centrale aussi, envisagées comme véritables banques de développement.
La question de la décélération de la croissance au sein de pays riches est posée, de façon à ralentir le prélèvement qu’ils effectuent sur les ressources naturelles. Un développement différencié, selon les productions, selon les lieux et les populations et selon le moment. Cela signifie que chaque peuple a droit à un temps de croissance pour satisfaire ses besoins fondamentaux.
[1] ATTAC, Jean-Marie Harribey, (coord.) « Le développement a-t-il un avenir ? Pour une société économe et solidaire », Mille et Une Nuits, août 2004, 242 p.
[2] voir plus bas
[3] J. Grinevald, Colloque de la « décroissance soutenable », Lyon, 26-27 sept. 2003, propos rapportés par L. Noualhat et A. Schwartzbord, « Décroissance soutenable, concept en herbe », Libération, 27 sept. 2003, cité par ATTAC, op.cit, p. 178.
[4] Serge Latouche, « Il faut jeter le bébé plutôt que l’eau du bain », in C. Comeliau (sous la direction de), « Brouillons pour l’avenir, Contributions au débat sur les alternatives », Les nouveaux cahiers de l’IUED, n°14, Paris, 2003, p. 131, cité par ATTAC, op. cit, p. 182.